Images de l'Etre, Lieux de l'Imaginaire

Une Conférence d’Edouard Glissant [1]

Animée par Patrick Belamich et Olivier Douville

Patrick Belamich : Avant de vous donner la parole, Edouard Glissant, je voudrais très brièvement donner les raisons pour lesquelles votre présence est si importante aujourd’hui ici. Votre œuvre et votre écriture sont traversées par un vent, par un souffle qui pousse la pensée et qui pousse à penser. Il y a une interrogation chez vous : d’où vient la pensée et comment se meut-elle ? La présence du vent est en cela essentielle. Mathieu, personnage du roman La lézarde, se prénomme comme le saint qui écrit grâce au souffle de l’ange dans son oreille. C’est une « pensée du tremblement », dites-vous, pensée toujours ouverte, vibrante, en mouvement, subversive et qui écarte le moindre aspect dogmatique ou l’enfermement dans un système. Vous nous aidez à penser ce que vous appelez le « chaos-monde », c’est-à-dire les distorsions ou les secousses de notre monde pris dans sa modernité, dans la mondialité vous proposez un désir de « Tout-Monde » selon vos belles expressions. Et si pour vous les questions de l’identité et de l’origine ont leur importance, c’est pour refuser tout repli. Il reste toujours une incertitude sur l’identité et l’origine qui est peut-être avant tout la promesse d’un advenir. D’ailleurs, sait-on vraiment un jour d’où l’on vient ? Ne pas être esclave de l’esclavage : vous reprenez ainsi à votre compte cette phrase de Franz Fanon qui fut et demeure un de vos compagnons de route. Pour vous, si un universel est possible, il refuse toutes formes d’uniformité et amène, bien au contraire, à de l’hétérogène, à de la différence radicale et absolue. C’est, je crois, ce que vous nommez « rhizome » ou « créolisation ». Cette pensée, votre pensée émerge d’une langue riche et vivante, en constante construction, en constant remodelage et où la poésie, l’essence même du langage, tient une place prépondérante. Il y a dans votre œuvre une mise en tension entre poétique et politique. Cette mise en tension est quelque chose de vraiment précieux car elle montre bien que le politique, c’est-à-dire les affaires de la Cité, ce qui permet dans les communautés de prendre en compte la pluralité des hommes, est avant tout intrinsèque à la langue et à son devenir. Ce qui n’est pas sans conséquences. C’est pour vous tout l’enjeu ; cet enjeu se situe dans un discours, Le discours antillais, qui est le titre de votre ouvrage majeur concernant cette question de la mise en tension du poétique et du politique. Pour les analystes, cette question est très importante car, dans le fond, il en va sans doute de l’avenir de la psychanalyse. Après cette brève intervention, je vous laisse la parole. À la suite de quoi, Olivier Douville lancera le débat.

Edouard Glissant :. Je partirai de ce que j’appelle et qui est la pensée naïve ; la pensée naïve, par opposition à ce qu’on pourrait appeler la pensée scientifique. Je commencerai par une sorte d’éloge timide, mais résolue, de la pensée naïve. Bien sûr, la pensée naïve peut amener à des formes de ce qu’on appelle l’anthropomorphisme, c’est-à-dire qu’elle essaie, elle tente ingénument de rapporter le réel au modèle même, à la structure même de l’homme. Il y a une autre forme de la pensée naïve qui me paraît intéressante, c’est ce que j’appellerai le géomorphisme qui essayerait, par un mouvement contraire, d’amener les constituants de l’homme à une géographie poétique qui outrepasserait ces structures de l’homme tout en les intégrant. Les deux mouvements – anthropomorphisme ou géomorphisme – sont contraires dans leur direction, mais ils correspondent peut-être d’une manière profonde à quelque chose de plus imperceptible, qui est que l’homme a tendance à rendre équivalents et solidaires les mouvements de son être et les mouvements du monde. Ceci a toujours été l’ambition des poètes. On sait qu’à partir du moment où Platon a défini les lois de la Cité et qu’il a en quelque sorte banni les poètes de la Cité, c’était au nom de la pure raison, de ce qu’on appellera plus tard la pensée scientifique, et au moment de la peur qu’il éprouvait devant l’effrayante capacité des poètes à se laisser aller aux obscurités du mythe et des légendes des commencements. Et par conséquent, la pensée naïve, qui n’avait pas bonne presse, est en fait une forme publique de ce mouvement essentiel des poètes qui revendiquaient, depuis le bannissement de Platon, la possibilité d’une connaissance poétique. Platon avait confiné mes poètes à l’expression des sentiments, et c’est ce qu’on appellera plus tard « la poésie limite( ?) », à l’expression des sentiments, la joie, la douleur, l’amour, la haine, etc., pour mieux leur interdire toute possibilité d’entrer dans le domaine de la connaissance par une voie qui ne serait pas celle de la voie initiée par Aristote, c’est-à-dire la connaissance scientifique, mais qui serait celle de la connaissance poétique qui serait en quelque sorte, pour revenir aux craintes de Platon, une connaissance des profondeurs. Qui dit connaissance des profondeurs dit aussi ce qui a paru de plus en plus évident, en particulier dans l’histoire des cultures occidentales, c’est-à-dire qu’il y avait là quelque chose qu’il fallait essayer d’atteindre et que les voies de la logique, et ensuite de la science, ne permettaient pas d’atteindre vraiment.

Il y a donc au début de ce mouvement – je vous rappelle ce que Claudel dit dans l’une de ses grandes œuvres, La muse… la grâce, il dit : « Et le poète répond : “Je ne suis pas un poète.” » « Je ne suis pas un poète », cela veut dire : « Je ne suis pas un poète tel que Platon l’a défini. Je ne suis pas un poète qui est là pour vous faire rire ou pleurer, ou pour vous amuser ; je suis un poète qui prétend aller au fond de cet abîme et développer les principes et les germes d’une autre connaissance. » Tout cela est en principe dans la pensée naïve et si je commence par là, c’est que je pense qu’il y a là deux phénomènes qui m’intéressent beaucoup, à savoir que cette pensée, qui n’est pas encore la pensée poétique, qui n’est pas encore la recherche de la profondeur, mais qui est déjà le refus de certains cadrages de la pensée, eh bien cette pensée ne conçoit pas, premièrement, de vérité absolue et que, deuxièmement, cette pensée ne conçoit pas de système de pensée. Du point de vue de cette pensée naïve, je voudrais commencer par essayer d’approcher ce que les philosophies occidentales ont appelé « l’être et l’étant ». L’être apparaît là comme un absolu, l’être apparaît comme un inatteignable et l’être apparaît comme une transcendance, c’est-à-dire une sublimité. Il faudra interroger ces caractéristiques, si on veut parler d’une possibilité de caractériser l’être. L’absolu ne se caractérise pas et la transcendance ne se caractérise pas. Mais on peut désigner ces prétendus caractères comme des attributs de l’être. L’étant apparaît comme étant le relatif, c’est-à-dire que contrairement à ce qui se passe pour l’être, on peut se promener dans l’étant. L’étant a des territoires ; l’étant a des étendues. Mieux que l’être, l’étant a des qualités. En effet, il est difficile de parler des qualités de l’être, mais il est possible de parler des qualités de l’étant. Et alors je voudrais là – toujours du point de vue de la pensée naïve, s’agissant de ces deux dimensions conquises, en particulier par les pensées occidentales, mais pas seulement – chez les mystiques musulmans et chez les mystiques bouddhistes, il y a cette dimension de l’être. Il y a un mystique musulman islamique qui d’ailleurs considère l’être comme un scandale, et ça c’est très intéressant par rapport aux conceptions heideggeriennes de l’être, qui sont des conceptions un peu figées et un peu bornées. Il y a dans ce rapport de l’être et de l’étant, qui a été développé en particulier dans les cultures occidentales. Je voudrais maintenant introduire – et c’est ça qui m’intéresse – la notion de frontière.

Il apparaît évident que si, par un principe de géomorphisme, on géographise l’étant – disons cela comme cela –, il apparaît tout de suite qu’on peut y introduire assez facilement la notion de frontière. La frontière, c’est ce qui sépare deux états de l’étant, comme dans le réel la frontière sépare deux régions du monde ou deux communautés du monde, etc. Et cette notion de frontière, de manière tout à fait insidieuse et subreptice, a incliné les formes intellectuelles des humanités vers la notion de système. Le système, c’est ce qui a deux frontières, c’est-à-dire le système va dans un sens unique et ne s’occupe pas de la frontière de droite, ni de la frontière de gauche, ne s’occupe pas de ce qui est à côté ; le système va entre deux frontières et définit par conséquent une visée, disons, linéaire. La notion de frontière ainsi conçue est une notion terrible, car elle a défini à la fois ce qui est le même et ce qui est l’autre ; elle a défini, d’une manière radicale et infranchissable, ce qui sépare le choix de l’autre. Et dans ces conditions, les pensées occidentales ont évolué de cette manière linéaire que j’ai dite vers une conception qui définit l’objet à atteindre comme suffisant en lui-même, c’est-à-dire comme placé sur cette ligne entre deux frontières et qui fait mouvoir l’esprit et qui le fait avancer. Ce que je prétends, c’est que cette notion de frontière ainsi conçue est une notion absolument obsolète, et qu’on peut considérer qu’après tous ces mouvements d’avancée de la pensée, en particulier en Occident, il vient le moment où la frontière n’a plus d’étanchéité et n’a même plus de raison d’être, et que l’étant n’est pas un territoire géographique balisé par des frontières, mais que l’étant est une structure inexplicable, en perpétuelle révolution sur elle-même, et qui outrepasse la notion de frontière. Et par conséquent, ce qui était considéré, la frontière, comme étant – dans ce géomorphisme que je pratique – une condition même de l’étant, nous apprenons dans le monde contemporain – et on peut dire pourquoi et comment – que cela n’est plus vrai et que la frontière, dans ce sens, est devenue une série de passages, une série d’entre-deux qui sont aisément, ou malaisément, mais qui sont quand même franchissables.

D’autre part, la notion de frontière ne s’appliquait pas du tout à l’être. L’être n’a pas de frontière ; l’être, dans les conditions traditionnelles, est un absolu ; l’être est une sublimité. Et par conséquent, il n’y a pas d’être frontière de l’être. Et ma prétention, c’est que si on continue à considérer la notion d’être, il y a des frontières dans l’être, c’est-à-dire que l’absolu de l’être n’en est pas un. L’être, tel qu’on l’a conçu, implique des frontières que nous aurons à définir. Tout l’effort des pensées contemporaines, justement à travers toutes sortes de manifestations dont on pourrait établir la liste – les sciences du tarot, les sciences psychanalytiques, etc. – toutes ces activités de l’esprit montrent que dans les profondeurs l’être a des frontières. La difficulté de ces activités c’est qu’il s’agit, premièrement, de savoir trouver ses frontières et, deuxièmement, de savoir les passer ; et que la fonction de la frontière comme instrument de réflexion et de travail est de pouvoir s’effacer par exemple dans la géopoétique de l’étant, et de pouvoir se dessiner, par exemple, dans la géopolitique de l’être. Je me rends bien compte que c’est là une série d’affirmations absolument hérétiques, mais je pense que la situation des humanités dans le monde actuel permet au moins de formuler des hypothèses en la matière. Autrement dit, l’étant, c’est ce qui tend aujourd’hui perpétuellement à s’agrandir – j’ai vu avant-hier que le mouvement de l’agrandissement de l’univers allait s’arrêter et que nous allons arriver à un état de phase de stase où l’univers va cesser de s’agrandir ; ce sont les nouvelles découvertes des physiciens. Et alors on va rester en équilibre comme ça et peut-être qu’on va recommencer à se rétrécir – on ne sait jamais – jusqu’à revenir à la molécule première dont le big bang a donné l’univers. C’est une perspective redoutable, bien sûr, mais je crois qu’on a des milliards d’années devant nous, bien sûr. Mais ce n’est quand même pas reposant pour l’esprit de savoir qu’on va être réduit dans dix milliards d’années à la molécule première. Mais il n’empêche que, dans mon géomorphisme, nous pouvons dire que l’étant tend à s’agrandir, et nous pouvons dire aussi – perspective aussi redoutable et aussi ténébreuse et épouvantable – que l’être tend à se resserrer, parce que peut-être que nous allons découvrir ou éprouver, ou en tout cas avoir conscience, même si ce n’est pas vrai, avoir conscience d’éprouver que l’être a des frontières internes, que les frontières de l’être sont internes, alors que les frontières de l’étant sont externes. Les frontières de l’être sont internes, et que par conséquent l’être tend à se resserrer, de même que l’étant tend à s’agrandir. Et c’est là aussi une perspective redoutable. Est-ce que l’être ne va pas nous ramener à une molécule primordiale, là encore, qui va rendre désespérées nos conditions d’exercice de la pensée ?

Tout ça, du point de vue de la pensée naïve. Ne me faites pas dire que je prétends à des formulations – ces formulations sont des formulations hasardeuses, hypothétiques, peu sûres d’elles-mêmes, mais qui me paraissent être formulables du point de vue de perspectives de travail, quel que soit le domaine dans lequel on travaille. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire que, du point de vue de l’être, on a aujourd’hui à opérer le passage de l’être à soi, c’est-à-dire à l’identique, et de l’identique à l’identité. Et on se rend compte aujourd’hui qu’un des principes fondamentaux de l’exercice des humanités repose sur cette question de l’identité, parce que c’est par l’identité que l’on conçoit l’identique, et que l’on peut concevoir le soi, et que l’on peut concevoir l’être, parce que l’être, dans sa formulation, a toujours été, non pas homéomorphique (?) mais anthropomorphique, et que si on réfléchit bien sur la question d’identité, on arrive peut-être à mettre en plan ce fameux rapport de l’être et de l’étant qui a réformé tout un pan de la pensée.

Réfléchissant à la question de l’identité et appartenant à une communauté qui, contrairement peut-être aux communautés par exemple des cultures occidentales, disons en gros de l’Europe, à une communauté dont l’identité a toujours été historiquement niée, c’est-à-dire que le principe même de cette identité, dès le départ, a été nié comme principe, ce qui pose un problème redoutable auto-psy – qui veut essayer d’analyser un Martiniquais ou un Antillais – et réfléchissant à cette question de l’identité, je trouve l’une des calamités des sociétés colonisées a toujours été d’adopter, sans une réflexion critique, les principes d’identité véhiculés par le colonisateur, et surtout dans des pays que j’appelle les pays composites, c’est-à-dire les pays qui sont nés de l’histoire elle-même. Les pays, je les caractérise comme sociétés composites, parce que ce sont des sociétés qui n’ont pas procréé, inventé, suscité, développé une genèse. Ce sont des sociétés dont l’origine ne remonte pas à un temps mythique – on revient là à Platon et à son reproche aux poètes de trop s’intéresser aux mythes et aux profondeurs originelles. Dans les sociétés composites – j’appartiens à une société composite, une société créole de la Caraïbe – l’origine ne remonte pas à un mythe. Je disais que dans nos sociétés composites, que je pense aux sociétés ataviques, et j’appelle sociétés ataviques une société qui a été capable de produire son propre mythe, c’est-à-dire de produire une genèse. Il est bien entendu que les sociétés composites peuvent adopter les genèses des autres, dans la mesure même où elles sont colonisées. Par exemple, si je suis un Antillais et catholique, je vais croire à Adam et Eve, etc. ; je vais adopter cette genèse. Mais les sociétés composites ne produisent pas, ne créent pas des genèses, parce que leur origine est historique. Je répète tout le temps que la genèse de ma culture, c’est le ventre du maton négrier ; ce n’est pas un paradis premier, etc. ; c’est le ventre historique du maton négrier.

Et par conséquent, ce que je reproche à nos sociétés, c’est d’adopter sans vue critique la notion même de l’identité que les colonisateurs nous ont indiquée. Et d’ailleurs, la plupart des luttes anticolonialistes se sont faites au nom de ces idées-là. C’est-à-dire que les luttes anticolonialistes, pourquoi elles sont le plus souvent catastrophiques dans leurs résultats, dans leurs conséquences, dans leurs prolongements ? C’est parce qu’elles sont faites au nom même des idées du colonisateur, et en particulier de l’idée que l’identité, comme l’être, est un absolu, un en-soi qui va sur cette ligne dont j’ai parlé, avec les frontières des deux côtés. Et on comprend ça très facilement dans les sociétés occidentales – peut-être je ne vais pas me lancer dans cette illustration, cette démonstration – ce qui constitue l’identité, c’est une descendance par filiation et avec une légitimité totale d’une genèse donnée à la présence sur un territoire. Je suis absolument autorisé à la possession d’un territoire parce que je suis absolument relié par un procédé de filiation et de légitimité à la création même de ce territoire, c’est-à-dire à la création même du monde. Il y a beaucoup de variantes parce qu’il y a des genèses dans des sociétés ataviques africaines, mais on voit tout de suite la différence : la ligne des ancêtres dans les sociétés africaines est complètement perméable, c’est-à-dire qu’un étranger peut entrer dans la ligne des ancêtres ; s’il rend des services à la communauté, il peut entrer dans la ligne. Donc, ce n’est pas le même principe que dans les sociétés occidentales.

Et par exemple aussi, en Amérique latine, pour les Amérindiens, la genèse n’est pas absolue. Par exemple, les dieux aztèques se sont trompés trois ou quatre fois avant de réussir la création de l’homme, et par conséquent, le principe de relativisme est déjà dans la création du monde chez les dieux aztèques, ce qui n’est pas le cas par exemple dans la Bible ou dans l’Ancien Testament et dans la Genèse. Et cette conception de l’identité qui est une conception que j’appelle de « racine unique » – là j’ai pris, bien sûr, vous le savez, ceux qui ont lu mes textes savent que j’ai adopté l’image de Deleuze et Guattari qui appliquaient cette image, non pas à l’identité mais, disons, en gros, pour entrer dans le langage philosophique, à des catégories de l’entendement, et qui appliquaient cette image à des modes de pensée, et je l’ai appliquée à des modes d’identité. Et l’identité « racine unique », c’est celle qui procède d’une lignée absolument légitime de filiation à partir d’une genèse jusqu’à une situation actuelle. Eh bien, à cette image de l’identité de racine unique, j’ai opposé, comme vous le savez, l’image de l’identité-rhizome ou de l’identité-relation. Et il me semble que cette identité-rhizome ou identité-relation correspond à la situation réelle des cultures que j’appelle composites, par rapport aux cultures ataviques ; et deuxièmement induit une nouvelle conception, à la fois de l’être en tant qu’étant et de l’étant en tant qu’il tend à devenir être. Autrement dit que la grande différence, la séparation, le grand hiatus entre l’être et l’étant, et l’absolu et le relatif dans les pensées des cultures occidentales, il me semble que ça ne marche pas en ce qui concerne la situation des cultures composites.

D’autre part, il me semble que, dans la situation du monde actuel, si on veut analyser, ou pénétrer, ou entrer dans, ou approcher, ou tenter de cerner – ce qui n’est jamais possible, bien sûr – l’être humain, en tant qu’individu mais aussi en tant que participant d’une culture et d’une communauté, il me semble que les anciennes cultures ataviques tendent à devenir composites, c’est-à-dire que, d’une part, la croyance en la force extraordinaire, impérative et absolue de la filiation et du mythe originel diminue, dans la mesure où dans le monde actuel, ce que j’appelle le chaos-monde actuel, les genèses se mélangent. Par exemple, c’est une constatation irréfutable qu’il y a des milliers de sectes religieuses dans le monde et que le principe de ces sectes religieuses, c’est qu’elles mélangent leurs genèses, et on arrive à des situations absolument incroyables. Il y a – je les voyais tous les jours à New York, en allant à mon université – une secte de Noirs qui disent qu’ils sont les seuls Juifs du monde, que les autres sont des imposteurs, que Jésus-Christ c’est un nègre juif. Qu’est-ce que c’est ça ? Ils ont pris une partie de la Genèse chrétienne, une partie de la Genèse juive et puis ils les ont mélangées. Et ça, on ne peut pas l’empêcher, puisque toutes les conditions sont réunies pour que ce mélange se fasse. Et par conséquent, ça pose de redoutables problèmes à l’analyste. Je m’excuse de vous dire ça. Et donc, il y a ce problème fondamental que la question de l’identité, ça n’est pas seulement une question – c’est à la fois une question politique et c’est une question poétique. Et c’est une question poétique dans la mesure où le poétique prétend à une connaissance des profondeurs, et que cette connaissance des profondeurs, on s’aperçoit aujourd’hui qu’on peut de plus en plus, en abandonnant les systèmes d’idées et/ou les idées de systèmes, qu’on peut l’approcher de plus en plus. Ainsi, l’étant et l’être s’approchent d’une nouvelle manière. Et j’ai résumé cette nouvelle manière en disant que l’être s’approche par l’intuition et fonde l’image, et que l’étant s’approche par l’imaginaire et fonde le lieu.

Ce qui me reste à vous dire, c’est essayer de voir ce que c’est que cette image et ce que c’est que ce lieu. L’image que fonde l’approche de l’être, l’image c’est le signe même de l’intelligibilité de la relation. Et j’appelle relation ce qui relaie, relie, relate tous les éléments du monde sans qu’il en manque un seul. Autrement dit, la relation est la quantité réalisée de tous les différends du monde, et s’oppose ainsi absolument à l’universel qui était la pré… à la qualité réalisée d’un absolu du monde. Et il me semble qu’aujourd’hui, la relation est ce qui nous tient lieu de pont, de passage, de gué entre les différends du monde, alors que l’universel, hier encore, essayait d’abstraire tous les différends du monde en une vérité absolue qui rejoignait la vérité de l’être. Et j’appelle lieu ce qui dans cette relation et dans cette relation de tous les différends du monde est incontournable, c’est-à-dire que par le lieu nous comprenons que la relation n’est jamais une dilution, ce n’est jamais une soupe dans laquelle tout se confond et se dissout, ce n’est jamais une espèce de méli-mélo où seul dieu pourrait reconnaître les siens. La relation conçue par l’imaginaire est fondée sur tous les lieux possibles du monde, sans qu’il en manque un, c’est-à-dire que la relation c’est la quantité réalisée de tous les lieux du monde. Et le lieu est incontournable. Ça veut dire qu’on ne peut pas s’en passer, mais qu’on ne peut pas non plus en faire le tour, parce que si on en fait le tour, on l’enferme et que le lieu dans l’enfermement n’entre pas dans la relation. Ça va vous paraître un système un peu systématique, alors que je prétends qu’il faut se méfier des pensées de systèmes et des systèmes de pensées. Mais ce n’est pas systématique parce que ce qui unit et ce qui diffère, tous ces différends dans la relation que j’appelle – c’est la poétique de la relation qui nous donne connaissance de la relation, et non pas une pensée scientifique –, ce qui relie tout cela, c’est ce que j’appelle l’inextricable. C’est-à-dire qu’il nous faut renoncer peut-être à l’idée que nous pourrons, par l’intuition de l’être ou par l’imaginaire de l’étant, par la fondation de l’image ou par la fondation du lieu, arriver à une vérité absolue et définitive qui nous tiendra lieu de phare, de ligne, de point de vue et de point de mire, etc. Les lieux sont fondés dans l’inextricable du monde ; le monde est inextricable.

Et les qualités – c’est par là que je vais finir – de l’être en tant qu’étant et de l’étant en tant qu’être dans cet inextricable, je vais résumer quelques-unes de ces qualités en trois mots, et c’est par là que je vais finir : l’opacité, le tremblement et la trace. L’opacité, ce n’est pas l’obscur ; l’opacité, c’est ce qu’un lieu appose à un autre lieu comme liberté de sa relation à ce lieu. Et dans ce sens, je réclame pour tous et pour chacun le droit à l’opacité – perspective redoutable pour un psychanalyste. Je réclame pour chacun le droit à l’opacité et je dis que cette prétendue transparence de la vérité à laquelle depuis que Platon nous nous efforçons est précisément ce qui nous a empêché de voir que les liens dans l’inextricable sont féconds et qu’ils ne sont pas paralysants. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’inextricable qu’on est ligoté et qu’on est paralysé. On peut développer cette question de l’opacité plus tard dans la discussion si vous le jugez nécessaire. La pensée du tremblement, c’est ce qui me paraît caractériser la démarche vers cette approche de l’inextricable du monde ; le tremblement, ce n’est pas la peur ; le tremblement, ce n’est pas l’hésitation ; le tremblement, ce n’est pas l’incertitude érigée en fantasme. Le tremblement, c’est la vocation délibérée de renoncer à la vue systématique et à la vue consécutive et au développement équationnel sur une ligne, sur un principe linéaire tel que les physiciens des sciences du chaos diraient cela. Eh bien, le tremblement, c’est l’intuition des profondeurs, c’est-à-dire l’intuition qu’il y a quelque chose, à la fois dans l’anthropomorphisme et dans le géomorphisme, qui n’est pas à rejeter, qui n’est pas à critiquer systématiquement, et qui rend possible toutes sortes d’intuitions, de tacts et de contacts qui nous permettent de nous déplacer dans cet inextricable du monde et dans ce composite du monde. Il s’agit de se déplacer maintenant dans le composite du monde et non plus dans l’atavique du monde. Et enfin la trace, c’est ce par quoi ce tremblement avance. J’ai développé les idées de la pensée de la trace. Pourquoi ? Parce que nos cultures dans les pays composites, je les prends comme exemple, mais je ne les donne pas comme modèles. Personne aujourd’hui dans le monde n’a le droit de proposer des modèles à d’autres. Le modèle n’existe plus en tant que tel. Mais la trace, c’est ce qui nous a permis d’avancer. Par exemple, les cultures créoles des Amériques ont avancé par traces. Pourquoi ? Parce que ce sont des pays où l’essentiel de la population – qu’elle vienne d’Afrique ou des Indes, mais surtout d’Afrique – est arrivée nue, c’est-à-dire ayant perdu à la fois l’usage de ses langues, ses dieux, ses objets usuels, ses coutumes, etc., et qu’il a fallu, par exemple aux Antillais, recomposer par traces dans les savanes désolées de la mémoire ce qui restait de l’ancienne culture, qui était une culture atavique. Les cultures noires subsahariennes de l’Afrique sont des cultures ataviques. Mais je vous ai montré la différence qu’il y avait entre cet atavisme et par exemple les atavismes occidentaux. Il a fallu recomposer ça par traces. Le jazz américain est une trace, c’est-à-dire qu’il a fallu aux Noirs américains du Sud des Etats-Unis recomposer par traces les fondements mêmes de la rythmique africaine. Ils ne sont pas arrivés avec des chansons africaines, comme les Irlandais sont arrivés aux Etats-Unis avec des chansons irlandaises, les Italiens avec des chansons italiennes, les Ecossais avec des chansons écossaises qu’ils chantent à leurs mariages, à leurs enterrements, à leurs baptêmes, etc. Les Africains sont arrivés nus. On les a dépouillés de tout dans le ventre du bateau négrier. Et par conséquent, ils ont dû recomposer par traces les bases de la culture africaine et, association ça par un phénomène de colonisation à des instruments de musique occidentaux – piano, saxophone, trompette, trombone, etc. –, ils ont créé une musique valable pour tous, une musique qui n’était plus seulement valable pour eux mais valable pour tous, parce que c’était une musique créolisée. Les langues créoles de la Martinique, celles de la Guadeloupe et de Haïti et de la Guyane ont procédé par traces. Quand les esclaves s’enfuyaient hors des plantations, dans la forêt ou dans les montagnes, ils avaient des traces, mais des traces qui étaient suffisamment légères, premièrement pour ne pas endommager la forêt, et deuxièmement pour ne pas être retrouvés par leurs poursuivants et qu’eux seuls pouvaient retrouver. Et par conséquent, l’habitude de procéder par traces est une habitude extrêmement féconde, et je dirais que les cultures occidentales commencent aussi à procéder par traces. On peut prouver, par des exemples dans le domaine de la musique et dans d’autres domaines bien sûr, comme les domaines de la construction littéraire, on peut prouver qu’il y a ce phénomène de traces qui s’oppose à la pensée de systèmes et aux idées de systèmes, et qui correspond mieux à la situation actuelle des humanités dans le monde.

Olivier Douville : Je vous remercie énormément pour cette conférence qui a des aspects que je n’hésite pas à qualifier de redoutables pour nos habitudes de penser… Edouard Glissant, j’étais très touché par tout ce que vous avez exprimé ; je voudrais articuler deux ou trois points de vue. D’abord, je considère que vous renouvelez de façon décisive une pensée politique de l’énonciation. J’explique cela comme ça. Je vais très souvent en Afrique, je vais parfois aux Antilles, et effectivement j’ai été ,à chaque foi,s concerné, étonné, peut-être un peu aussi troublé par la mise en avant de la thématique, nécessaire évidemment, de la dignité qui escorte celle de l’identité. Alors que, dans le même temps, je vois des hommes, des femmes, beaucoup de jeunes de ces sociétés, qui tout en se réclamant d’une identité – ce qui, après tout, permet de tenir le coup quand on se sent maltraité –, contribuent, à ce que vous appelez des rhizomes et ce que j’appellerai, moi, des « formes de détours », formes et processus qui permettent souvent l’émergence d’une nouvelle façon de représenter sa filiation, son corps, sa voix, sa présence. De se la représenter et aussi de la présenter à autrui.

Je trouve, pour ma part, extrêmement important que vous ayez eu recours à la fin de votre conférence par la musique. Il me semble que pour l’histoire de ces musiques, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles – pour le jazz par exemple – ont eu un effet décisif sur toute l’esthétique sonore de notre époque, eh bien le rapport à la mémoire est quelque chose de tout à fait étonnant pour quelqu’un qui se contenterait de repérages, je dirais, musicographiques ; quelque chose d’étonnant dans le mesure où toute le mémoire du corps dans cette musique est ombiliqué autour d’un immémorial de la voix, du rythme, comme le jazz est toujours spiralé autour du blues ou du gospel. Et il me semble qu’au-delà de ce que l’on pourrait appeler jazz -ce terme insolent qui est maintenant une étiquette commode pour vendre des disques ou les ranger chez soi- bruisse et s’affirme une participation effective de l’imaginaire et de la création esthétique. S’y produit une production de traces où s’indique un autre rapport à la sensibilité, à la mémoire, au corps et aux structures mêmes de l’échange, que celui que prescrit un trop rigide credo identitaire. Le jazz est une musique de passeurs qui produisent et propulsent des évènements, qui à la fois réalisent des lois internes à l’histoire du peuple qui a fait cette musique et créent de nouvelles possibilités. Par loi interne je ne désigne pas que les contraintes d’un code esthétique mais bien un régime de résistance des corps, un régime de production d’un corps-de-vérité qui ne se laisse pas réduire à ses conditions historiques de servitude ou d’exclusion. Je ferme ici cette parenthèse « jazz » dont je ne suis qu’un petit amoureux de base et je reviens vers vous et vos textes.

Je voudrais alors vous dire que certaines choses de vous – pas tout, je le confesse- mais Le discours antillais, Le quatrième siècle, et votre dernier livre, La Cohée du Lamentin –sont des livres qui m’ont fréquemment, sans que je le veuille délibérément et ce serait de peu d’intérêt, accompagné dans mon travail d’écoute des sujets. Il m’arrive effectivement de recevoir des patients de ces sociétés composites, comme vous dites. Et je vais essayer d’en dire et d’en expliquer quelque chose, parce qu’après tout, c’est là où il y aurait peut-être, selon vous – et je crois que c’est exact – quelque chose de décisif, d’inéluctable. Par exemple munissons nous de la question : « Qu’est-ce que la négation » ? . La négation est quelque chose évidemment fondatrice de l’identité car s’il y a de la frontière, il y a de la division. Je suis A, je ne suis pas Non- A. Or, il appert pour les psychanalystes aidé en cela par des passeurs de mémoire dans un présent ouvert que la négation n’est pas simplement une opération logique ; elle est également une opération historique. C’est-à-dire que les systèmes coloniaux se sont – nous le savons tous – bâtis sur une forme drastique de négation de l’autre, et, précisément au nom de l’universel, ont opéré une négation de l’universel. Par exemple, l’universel du sujet du droit doit concerner chacun au-delà de sa particularité. La situation coloniale, c’est que le droit ce n’est pas pour tout le monde. Voilà le discours juridique fondé sur l’Universel de la raison qui exclut des humains y compris dans la prétention universelle, de l’universalité – idem pour tout « appartheid ». Mais je dirais aussi qu’au plan de la résistance, la négation, cela veut dire quelque chose. Ce n’est plus un démenti de la condition humaine d’autrui, mais une stratégie de refus ou de retournement des signifiants de l’autre colonial, une entame portée dans on monolinguisme. La plupart du temps, il m’a semblé – à la fois pour faire des recherches historiques où je suis loin d’être d’un représentant notoire, mais en même temps pour entendre les analysants – il m’a semblé que dans les sociétés marquées par les violences coloniales sont aussi marquées par des gestes de refus éminent de la violence coloniale. On vous sait, à cet égard, un des premiers sinon le premier à avoir rendu archétypale la figure du « nègre marron », insurgé et fuyant sa condition d’esclave. J’évoque en cette circonstance la revue Mawon du Centre de Recherches d’Entraide et d’Etudes Antilles Guyanne Réunion que nous avons lancé Jean Galap, Lyne Lyrus, Hughes Liborel-Pochot et moi, il y a bien des années de cela.

Aujourd’hui, une autre stratégie de négation pourrait être celle de l’esquive du détour, du jeu sur les codes, est très intense dans les façons de se situer par rapport aux « étrangers ». Une façon déconcertante qui mise peu sur une assignation, mais davantage sur des techniques de subversion des codes, des modes conventionnels de se présenter et de se représenter. Ce sont des sociétés qui ont capitalisé des apports hybrides, marqués par la violence, les traumas, les effrois et aussi les enchantements ; la déclinaison de soi, le motif de l’autre s’enchevêtrent dans des modalités peu déchiffrables, où l’espace et le temps font retour. Cette identité rhyzome si elle n’est pas qu’une stase transitoire, exotique, un métissage décoratif possède en elle-même une formidable puissance de rapport au passé, déplace les ancêtres endormis, dérobés à notre actualité et rendu à une mémoire qui, loin de ressembler à un éternel recommencement, appelle sans relâche ses actualisations.

(Applaudissements et fin de la conférence débat)).

[1] Patrick Belamich a proposé qu’Espace Analytique et le Cercle Freudien organisent une réunion autour du travail d’Edouard Glissant, écrivain antillais enseignant aux Etats-Unis, auteur de nombreux ouvrages dont Le discours Antillais, Introduction à une poétique du divers, Tout-Monde, etc. Patrick Belamich et Olivier Douville animèrent la discussion.