Identité et populisme ; quelques hypothèses [1]

 

Olivier Douville [2]

 

Ce mot de « populisme»

Je tenterai ici de me placer à la hauteur de l’inquiétude que l’on peut ressentir devant le mot « populisme ». Ce mot a une histoire et donc un acte de naissance. Il est né sous la plume de Grégoire Alexinsky, dans sa Russie moderne, paru en 1913. Élu député ouvrier à la Douma en 1907, rentré en Russie au moment de la révolution bolchevique, puis réfugié en France en 1919, Alexinsky fut un des plus vifs critiques de Lénine qui, selon lui, commit l’erreur d’imposer le socialisme dans un état précapitaliste, ce qui mène inéluctablement l’État à s’imposer par la violence. Ce mot de populisme renvoie dans son livre directement aux « Narodniki » (« gens du peuple ») russes, un mouvement fondé par Alexandre Herzen, philosophe humaniste. Narodniki vit le jour aux environs des années 1840, il connut son plein essor vingt ans après. Intellectuels réputés ou plus jeunes issus des classes moyennes s’engagèrent de façon résolue et concrète auprès des moujiks. Des groupes s’organisèrent, prenant parfois la forme tactique de sociétés clandestines. La répression à leur encontre fut impitoyable, et parmi les survivants, certains y répondront par des attentats qualifiés de terroristes. Se désigne donc par « populisme » une alliance révolutionnaire entre les bourgeois humanistes et utopistes et la classe paysanne misérable et affamée. Ce mouvement ainsi que d’autres formes temporaires d’insurrection ou d’organisations révolutionnaires ont pu également être qualifiés de « populisme », comme le fut aux usa cette alliance entre pauvres (blancs et noirs) qui permit la fondation du People’s Party (fondation dans laquelle s’impliqua la franc-maçonnerie). Fusionnant temporairement avec le Parti Démocrate, ce parti présenta un candidat à l’élection présidentielle de 1986, William Jennigs Bryan, qui subira un échec net. À partir de quoi les influences populistes déclinèrent, même si le New Deal de Roosevelt en garde quelques traces. Que ce soit dans la Russie du milieu et de la fin du xixe siècle ou dans l’Amérique de la fin de ce xixe siècle, ce terme de populisme renvoie à une utopie insurrectionnelle où se rencontrent des intellectuels engagés et les plus démunis des citoyens de ce pays et quelques mouvements ouvriers. C’est tout un élan de revendications afin que le peuple retrouve et ses droits et sa dignité, il est alors désigné par le terme de populisme. La misère n’est plus supportable et le peuple, refusant que se prolonge sa condition, se définit dans un soulèvement comme acteur ayant pris rendez-vous avec l’Histoire, secouant le joug des servitudes anciennes.

Depuis, une sévère dérive sémantique a marqué ce terme, devenu si vite synonyme de démagogie. De nos jours, « populisme » désigne trop de choses mais garde son ampleur messianique. L’usage du terme de populisme est confus, obscur, imprécis. Comment, sous un même terme, peut-on désigner les mouvements que je viens d’évoquer mais aussi le fascisme ou le maoïsme ? Tous ces mouvements ne peuvent être mesurés sous la même toise pour ce qu’il en est de leur naissance, de leur développement et de leur importance historique. Alors, si nous voulons garder une chance de penser ce terme, faut-il considérer qu’il désigne un rassemblement et un tissage organisé de traits idéologiques ouvertement revendiqués : la défiance envers tout statu quo, le mépris des élites et des politiciens traditionnels, un appel au peuple et non aux classes telles que le marxisme les définit, la soumission à un leader charismatique qui réorganise les attributs et les apparats identitaires ? Notre époque se verrait ainsi marquée par des concurrences de micro-populismes qui, bien qu’opposés, obéiraient à une même logique. Les émergences populistes sont d’autant plus fortes que les désirs d’émancipation de soi et d’amélioration de la vie quotidienne ne misent plus tant que cela sur un fonctionnement de la vie démocratique et de ses institutions. Mettant en avant l’horizontalité démocratique, on vit des masses qui, se voulant séditieuses, se sédimentaient sur un refus net de tout idéal représentatif, fonctionnant dans la proclamation d’une position d’exclusion. C’était le « peuple qui manque » que célébrait l’éphémère « Nuit Debout ». Une exception exclusive, signalait J. Tibles dans sa thèse Foule et solitudes. Psychopathologie des formes contemporaines du lien social soutenue en 2021. L’appel au peuple vibre alors comme un appel à la conscience malheureuse et injustement meurtrie, et la manipulation des émotions victimaires est souvent la règle du jeu pour les leaders populistes. Les antagonistes entre les classes sont alors des facteurs contingents (à l’inverse de la doxa marxiste) et peu nécessaires. Ceci forme la classe visée par la séduction populiste et la couverture du badigeon légitimant est donnée par l’usage du terme de « peuple », terme que tous les courants dits « extrémistes » s’arrachent et revendiquent. Seront alors valorisées, dans les mouvements politiques mal conciliés avec la démocratie parlementaire, les formes d’expressions immédiates des émotions et des peurs collectives sommées de s’exprimer, sans débat, par la voie référendaire. En ce sens, avec une régularité affligeante, les tendances les plus réactionnaires exigent un référendum sur l’immigration et, dans un mouvement d’automate, la gauche ambivalente agite le spectre d’une participation des étrangers vivant en France aux élections locales sans que cela porte à la moindre conséquence, depuis plus de quarante ans.

 

Réification de la notion de rapport social

La sacralisation d’une frange de la population par le populisme démagogique ne va pas sans provoquer une autre réification de la notion de rapport social située en termes de simples rapports de domination. En simplifiant peut-être trop, nous proposons de situer  la pensée politique contemporaine en vif risque de populisme au confluent entre :

– un marxisme résiduel mais encore vivace. Il risque toutefois de s’effacer, tant se profile la ruine des doxas de la gauche radicale qui pensait la domination en termes d’exploitation d’une classe par une autre. Or, si la notion de prolétariat vient classiquement désigner un acteur décisif mais temporaire de l’histoire, la disparition du couple dialectique « prolétariat/bourgeoisie » au profit de celle de « profiteurs/appauvris » crée une vision peu dialectique de l’histoire, et n’ouvre pas à une possibilité de penser de façon critique le rôle et les fonctions de l’État et des institutions, ni la façon dont ses fonctions sont sabotées par une complaisance pour les diktats néolibéraux, sabotage qui crée, en réponse, un retour de l’autoritarisme de l’État. Est-il pour autant soutenable de critiquer à la fois l’hégémonie du néolibéralisme et la supposée dictature d’un État tout puissant ? Ce serait d’une rare inconséquence logique. Plus exactement, pourrait-on avancer l’idée selon quoi L’État est tiraillé entre sa tendance à se dissoudre dans les régimes néolibéraux du marché et sa volonté de durer en tant qu’institution, d’où la mise en avant de l’action de l’État dans ses fonctions régaliennes de police et de surveillance ;

– un indigénisme qui, aidant à la remise en cause des passés coloniaux et de leurs actualisations dans les rapports Nord/Sud, ce qui est plus que bienvenu, va remettre au goût du jour une pensée victimaire des rapports sociaux en termes de race. Il y a un populisme démagogique (pardonnez ici cette tautologie) qui érige l’immigré, surtout maghrébin, en icône soit de l’envahisseur (extrême droite), soit de la victime de toutes les ségrégations les plus virulentes.

 

Diversité du « décolonial »

On pourrait trouver douteuse et hâtive cette dernière notation qui, en effet, est réductrice. Je distingue évidemment l’« indigénisme populiste » des études postcoloniales et des grands textes qu’elles croisent. La pensée dite « décoloniale » a permis et permet de remettre en cause les lieux d’autorité académique qui écrivent la culture et l’histoire. Elle sut démontrer que les facteurs d’oppression étaient pluriels : culturels et économiques, et défend la thèse que les rapports d’oppression n’ont en rien disparus avec les diverses décolonisations. Ce qui, toutefois, est d’observation courante, mais poussée à conséquence. L’émergence de la pensée « décoloniale » est le fait de grands ébranlements de pensée en Amérique du Sud réunis autour des intellectuels Aníbal Quijano puis Maria Lugones, Enrique Dussel ou Walter Mignolo, encore. À ces courants, les lectures des travaux d’Edward Saïd, de Paul Gilroy, de Franz Fanon, d’Édouard Glissant et d’Aimé Césaire ont apporté une inflexion importante et, tout particulièrement en France et aux États-Unis, pour les trois derniers auteurs cités. Ces champs divers de la pensée décoloniale ont su déconstruire la prétention européenne à imposer, sous couvert d’une imposition de l’Universalité, une modernité européenne prétendument civilisatrice.

Mais qui lit les auteurs cités, prend acte d’emblée que leur pensée ne réfute pas l’Universel, mais met en crise toute pensée qui, ignorant que l’Universel est une valeur et non une somme de fait, choisirait d’en faire une catégorie d’observation et de positivation d’une réalité locale donnée. Nous avons vu ce tour de passe-passe se jouer autour de ladite universalité du complexe œdipien, ce qui conduisait à valoriser outrancièrement le modèle occidental de la famille conjugale bourgeoise.

Souvent les thèmes de recherche de ces auteurs dits « décoloniaux » mettent en valeur l’individu en transition et en passage, les pensées hybrides rhizomatiques et/ou métisses[3]. L’indigénisme est autre chose, il revient à enclore le sujet sur sa seule supposée appartenance culturelle ou religieuse. Et cette réduction se double d’une valorisation d’un communautarisme selon le mode anglo-saxon qui est peu compatible avec l’idée plus abstraite de la citoyenneté républicaine. En d’autres termes, et je durcis là le propos, est en jeu, lorsque l’on parle de populisme, la vision de la démocratie et de la citoyenneté que charrie telle ou telle forme de populisme. Pour le populisme d’extrême droite, l’affaire est entendue et cela ne bouge pas. Le droit du sang primant sur le droit du sol, la définition du citoyen est concrète, étroite, culturaliste, reposant sur une dite identité française forgée par des siècles de civilisation, elle admet mal l’abstraction qui fait du citoyen un sujet de l’actuel.

 

Guerres des songes identitaires

Comment sommes-nous passés d’une fluidité de l’identité, dont il était loisible d’attendre le plus grand bien, à une guerre des songes identitaires ?

Cela a commencé, nous montre É. Roudinesco, dans ce numéro de Figures de la psychanalyse, en opposition avec le marxisme, le freudo-marxisme et le culturalisme en 1990 aux usa. L’idée maîtresse étant celle d’une liberté du sujet à se considérer lui tout seul comme un groupe ou une communauté. Le règne du sujet-roi[4] dériverait alors vers une atomisation. La tentation populiste crée ici une massification des revendications identitaires, où il s’agit de se reconnaître comme victime et de valoriser l’« entre-soi » victimaire. S’ensuivra, dans le fil des abolitions de l’altérité du colonisé par le pouvoir colonisateur, ses idéologues, ses chantres et ses mains d’œuvres, un regroupement de qui veut à tout jamais se débarrasser des traces que le pouvoir et la jouissance du pouvoir colonial a exercés sur l’histoire dont il est l’héritier. La puissance de questionnement, qu’une telle représentation massive (sinon collective) bouleverse des versions officielles de l’histoire et de la citoyenneté, est un événement considérable. Mais elle se produit aussi au risque d’une version clivante de l’histoire avec cet effet de translation du terme de race. La réception de ce terme pose de nombreuses questions en France, dans la mesure où ce mot de « race » est perçu comme indiquant un retour du racisme (qu’on dit inversé) et de l’anthropologie physique hiérarchisant les races (cf. Broca), alors qu’elle a, aux usa, un sens plus sociohistorique désignant non pas tant que cela le « bios », mais des groupes ségrégués en fonction de la couleur de l’épiderme[5].

 

De l’atomisation des personnes

Se pourrait-il que l’atomisation croissante des sujets dans le lien social, chose dont le feuilleton Covid a permis de prendre la mesure, crée une demande à un Autre qui aurait enfin le pouvoir de me définir en mon entièreté, me figeant dans ma doléance et dans ma jouissance ? Ce sujet New Age, il est vain de le définir comme un « individualiste ».  La rhétorique populiste est le moteur inévitable des logiques impérieuses et triomphalistes de marchandisation de l’identité,. Ces mouvements viennent colmater les failles dues à l’identification mélancolique primitive par tout un jeu d’habillage d’identité et en quoi il faut croire afin de ne pas rester en plan face à sa solitude et d’éprouver la sensation rassurante d’être le contemporain de son époque.

J’avance alors que le populisme conçoit le rapport dudit peuple à la démocratie sous la forme apologique d’une démocratie directe reliant des individus isolés à un grand Autre qui se présente comme un miroir sans failles et sans aspérités. L’indirect démocratique qui semble concerner de moins en moins notre jeunesse, étant évidemment, et a contrario d’un tel vœu populiste, la rationalité de la vie institutionnelle. Si le populisme édicte que le législatif devrait être un miroir de l’élan populaire, il préconise une mise à la casse de la représentation. Une des atteintes les plus graves qui pourrait être faite à notre contrat social sous des dehors de facilité d’expression des peuples, c’est de considérer qu’on réduit ce que peuvent dire les citoyens à une expression aphasique (à savoir un oui ou un non), à réglementer les lois à coups de référendum d’initiative populaire dont tout le monde entend, j’espère, que l’acronyme est rip.

 

De la question identitaire

Il s’agit donc de considérer que ce populisme, face à une inquiétude croissante, délivre une grande promesse, sous le sceau de l’urgence. De la sorte, un certain nombre d’isolats identitaires marqués par un trait de préjudice vont se trouver en quelque sorte réparés, rehaussées, fiers à nouveau, vont faire front et rassemblement – National, par exemple – dans l’idée d’un peuple Un. L’espoir étant la ré-inclusion de soi dans un peuple réparé devenu un conglomérat heureux de jouir enfin d’une identité retrouvée. Voilà de quoi se croire de plein droit lié à un sol qui, tout comme la terre, selon E. Berl, protège et « ne ment pas ».

Dans les moments d’anomie et de crise d’intégration sociale, la question identitaire cristallise les angoisses. Le populisme accélère et fait exploser la demande de justification identitaire, lorsque cette demande émarge à une rhétorique du préjudice. Du moment où l’identité est fondée sur une coïncidence d’avec elle-même, et non comme un enjeu en devenir et nécessairement inachevé, l’identité est une machinerie de contrôle et de classement.

Ainsi classé et sommé de tomber narcissiquement épris de son classement, le sujet identifie et, s’identifiant au trait par lequel il a été identifié, est fixé à une place et pris dans un rapport de consommation de soi et de pouvoir, trouvant dans la détresse solitaire des réseaux sociaux de quoi se trouver inclus dans des conglomérats que ce seul trait cimente.

 

De la solitude, retour sur l’identification

L’extension du capitalisme et l’ampleur consécutive du libéralisme crée de grandes solitudes et de grandes inconsistances (Douville, 2021). Le temps théorique de l’identité ne se résume plus, et pour les anthropologues et pour les psychanalystes, au couple toujours différencié de l’identité et de l’identification. Au reste, cette distinction qui semble s’imposer de toute urgence et de toute nécessité est aussi quelque peu simpliste, tant il est vrai que toute identification donne un trait d’identité.

Cet encombrant mot d’identité, qui n’a pas les faveurs d’une entrée per se dans quelque dictionnaire d’anthropologie ou de psychanalyse, est ici à interroger et à positionner non seulement par rapport à la notion d’« identification » mais encore par rapport à ce terme devenu récurrent d’« identitarisme ». Il doit, de plus, être questionné au regard de ce terme, encore assez opaque, d’« identification primaire », proposé par Freud en 1921, laquelle n’est pas une identification à un trait symbolique, mais un processus qui creuse un lieu psychique, permettant l’inscription d’un trait de coupure, prélevé sur l’Autre, et qui donne assise au sujet, lui permettant d’endosser son corps. Le lien d’identification se fixe à la condition qu’une incorporation d’un vide de l’Autre, autrement dit, d’un manque de l’Autre, se soit produit.

Freud a tenu ferme sur cela que cette identification primaire se situe mythologiquement (à savoir par un mythe qui est une fable logique permettant de préciser sur une évocation, soit d’un désordre primordial soit d’un temps social mais anhistorique, comment les différents régimes d’identification et de spécification se sont imposés dans la vie des humains). Elle résulte de l’incorporation du père mort. Totem et tabou ne décrit pas de rituel de deuil. L’affaire est plus rude. La stupéfaction des frères devant le cadavre du mâle primordial se résout par une incorporation qui les arrache à l’atroce solitude de l’effarement après la mise à mort. Aujourd’hui cette thèse du père mort est trop souvent devenue un genre d’outil inévitable pour lire tout phénomène de société ou fait de culture dès que les masses se vouent à un leader charismatique. Et la persistance des tyrannies autocrates pourrait inciter à tenir cet opérateur du « père mort » pour des plus précieux. Lacan, pourtant, à partir de son fameux aphorisme logique « L’inconscient, c’est la politique[6] », nous aide à comprendre que ce mythe d’un « père-la jouissance-toute » est aussi l’alibi obsessionnel du névrosé qui, dans sa structuration d’esclave du devoir, a besoin d’une telle figure, ne serait-ce que parce que redorant la moralisation de l’oblativité, elle n’ouvre pas à  la moindre chance d’interrogation sur le savoir y faire avec l’incomplétude des jouissances.

On notera au passage que la reprise par Freud, vingt-six ans plus tard, du mythe de la horde primitive contenue dans la dernière partie des essais parus dans Imago sous le nom de Totem et tabou dans le texte L’homme Moïse et la religion monothéiste change la donne. Cet Urvater du « Totem et tabou » (que nous pourrions traduire non comme le premier Père, mais comme ce qui est à l’origine – « Ur » – du père) est un interdicteur mais non un législateur. La loi et sa guirlande de totems et de tabous qui la font consister dans les effets de corps et les modalités de régulation des jouissances vient après la sidération des frères devant le cadavre du père et l’ingestion qui s’ensuivit. La question psychanalytique n’étant pas ici de situer pourquoi le père a été tué et dévoré mais de comprendre logiquement la façon dont il a été mal digéré. À la différence de l’Urvater, le premier Moïse était bel et législateur. En cela ce texte politique qu’est le Moïse de Freud, affirme bien la persistance d’un meurtre fondateur dans la fondation d’une culture et dont le refoulement se rejouerait dans l’histoire singulière et collective sous forme symbolique, mais il propose une lecture chronologique de l’oubli de la loi et du partage d’origine au profit d’une soumission à l’obligation de jouissance (soit l’épisode logique du veau d’or) et la reprise des traces mnésiques du coup porté sur les corps par la première frappe de la loi monothéiste, portée par le premier Moïse mis à mort. En cela, la politique s’entend comme la continuation d’une religiosité et d’une pensée législatrice qui sauve le père, mais aussi comme le mode d’organisation et de traitement de la jouissance. La pensée du lien entre inconscient et politique part de la question du Père mort et de ses figurations inconscientes après l’oubli du meurtre. Il ne suffisait point pour autant de visiter le musée des institutions et des rites religieux. Freud nous enjoint-il d’explorer ce qu’a de plus énigmatique cette identification au père mort, avant qu’elle ne soit transposée et comme dédramatisée dans les idéaux de la culture.

Que signifie ici ce poids de l’identification primordiale ou primaire ? Si ce n’est de soutenir qu’elle est aussi le nom de cette première rencontre sur un mode mélancolique avec ce qui est toujours manquant, avec un vide et qu’à ce titre elle est un « pousse-à-l’identification » au trait d’un autre, ce par quoi l’identification fait lien et symptôme faisant du vide causé par ce temps mélancolique de l’identification primitive le lieu d’inscription symptomatique de traits et de lien. La matrice œdipienne fonctionne sur ce registre. La machinerie sociale aussi quand elle fonctionne à plein dans un lien entre vocifération populiste et pathologie de l’identité, et la colle sociale pousse alors à une forme de reconnaissance identitariste qui imagine un Autre réel d’univoque condition auquel ego est tenu de s’identifier de façon absolue.

Revenons aux topiques psychanalytiques et affinons des hypothèses énoncées et qui sont, je le reconnais volontiers, alourdies de touches phobiques devant le neuf de notre époque. C’est un joli le mot le terme de communauté, bien référable à celui de minorité, mais serait-il aujourd’hui à récuser ? Je me demande si les regroupements, qui se déroulent sur des revendications identitaristes et militantes, ne fonctionnent plutôt pas sur des prescriptions de jouissance commune, comme si cela était possible de faire de l’identité victimaire un des noms. Qu’en est-il alors de l’identité subjective si elle est prescrite ?

Le discours, comme lien social, inscrit et compte les corps. Les modes d’inscription et de comptage sont en lutte. Et compter les corps, ce n’est en rien compter les sujets, lesquels toujours manquent à leur corps. Le vœu d’universel laïque s’oppose à d’autres modalités identitaires, elles-mêmes porteuses d’utopies universalistes religieuses qui ont comme objet de marquer les corps, de les suridentifer selon le genre.

Si la très souvent récitée et commentée phrase de Lacan « L’inconscient, c’est la politique » (cf. supra) a ici un sens, c’est qu’elle opère une lecture logique des jouissances et des modes de jouir en leur incomplétude, ainsi que la montée au pinacle de l’exigence de jouissance sans partage et sans dette. En cela, une autre lecture de la ségrégation est possible qui est bien orientée vers la lecture d’une politique des jouissances. L’inadéquation entre l’être du sujet et la jouissance peut être un des noms du Malaise dans notre civilisation, lequel serait moteur, s’il n’est pas retourné par projection contre la supposée malignité du prochain, d’une culture se dressant contre la ségrégation. Une telle force d’émancipation ne peut alors  que provoquer une chute de la dette imaginaire au culte du Père.

Après avoir tenté de mettre en évidence le caractère irrationnel et fétichiste de la coïncidence revendiquée du sujet et de son unique identité – caractère fortement encouragé par les petits populismes portatifs contemporains –, je tenterai d’indiquer que l’identité n’est pas à relier à une ontologie. C’est ainsi que notre compréhension de ce que recouvre aujourd’hui ce terme ne peut que s’enrichir en considérant en quoi un des socles posés comme naturel de l’identité, à savoir l’identité donnée par la différence des sexes, est actuellement mis en question de façon créative. Mais au risque aussi d’une prolifération de guerres des identités concurrentielles, inévitables dès qu’un sujet et un collectif renoncent à leur incomplétude et leur fluidité. Judith Butler, en 1990, dans la première partie son fameux Gender Trouble, a su prendre une position très originale et riche en voyant dans l’identité ni une ontologie ni une finitude mais une instance régulatrice. Loin de l’hypostasier, elle en fait une instance régulatrice ne préexistant pas aux actions, un agencement de capacité d’agir qui fait du sujet bien autre chose qu’un simple reflet et jouet des déterminismes de pouvoir.

 

Retour sur le « populisme » : le marché des identités

Alors sur quoi pouvons-nous avancer ? Sur quoi refusons-nous d’avancer ? Ça me semble tout à fait important.

Un mouvement de fluidité, à savoir une expérimentation sans relâche de se faire l’autre et de ne pas vouloir être assigné ni à une case de départ, ni à une case d’arrivée, voilà ce qui nous intéresse et nous intrigue. Je ne conçois pas que la psychanalyse n’ait pas vocation à aider la personne qui vient en cure à s’émanciper des assignations où elle se trouve encloisonnée et stigmatisée. La case du départ étant généralement considérée comme une incarcération, la case d’arrivée comme une révélation ; le mouvement entre les deux est quant à lui considéré comme une subjectivation. Ce double mouvement est à la fois un mouvement d’atomisation de l’identité (chacun recherche son trait identitaire) et de massification des identités dans l’évolution du monde contemporain.

Mais c’est cela que le libéralisme va favoriser. Premièrement, valoriser l’individu auto-entrepreneur, y compris auto-entrepreneur de sa propre identité. Et sur cet aspect, à moins d’être obtus, on peut dire que le libéralisme se présente comme un mouvement de libération. Á savoir que vous pouvez choisir votre identité d’une certaine façon, vous êtes efficace, vous ne vous mettez pas en dissidence avec les lois du marché. L’identité est un véritable marché. Donc il faut faire très attention, parce qu’il y a une certaine contradiction à tout le temps taper sur le néolibéralisme et à trouver comme forcément émancipatrice la pluralisation des marchandisations de l’identité. Là réside une contraction que je trouve encore mal repérée.

Or, il me semble que ce mouvement auquel nous assistons actuellement dans la multiplicité des identités parfois victimaires doit être pris au sérieux, car tel que je viens d’en parler, l’on pourrait finalement considérer que c’est un mouvement régressif. Je ne le crois pas. Je soutiens l’idée que nous assistons à une mutation de l’identité comme attribut d’une collectivité à une identité comme stratégie, c’est-à-dire une identité recomposée. C’est du moins la proposition de Bertrand Badie[7], une identité recomposée par des entrepreneurs identitaires. Tout le débat, par exemple, sur la laïcité est mal parti. Il y a une identité stratégique dans la laïcité, à savoir qu’on se construit une identité en acceptant un contrat. Évidemment, là, il y a pas mal de débats, parfois de sophismes mais pas uniquement, alors que ce débat s’inscrit dans le débat des Lumières.

L’identité comme stratégie, telle serait une possible nouvelle définition de l’identité. Cette identité stratégique et performative veut une reconnaissance. Cest tout à fait légitime et inévitable

 

Ne pas conclure…

Les senteurs doucereuses de la chanson de l’identité retrouvée, ces ventilations populistes annonciatrices de vent mauvais, ces entrechats d’experts en contorsion renvoyant dos à dos la droite extrême, campée dans sa morgue et le radeau mal fagoté d’une gauche qui, en matière de populisme, n’en loupe pas une, voilà l’air que l’on respire, voilà l’univers politique que l’on montre, voilà la suprême anesthésie.

Aujourd’hui, la véritable urgence est celle du contrat social. Est-ce que le contrat social actuel permet encore des subjectivités  en partage et des origines en partage ? Le risque est que, sinon, le contrat social, à la manière d’un pacte dénégatif, va se contenter d’être de plus en plus, dans une collection d’identités plus ou moins vexées ou victimaires. Alors dans un deuxième temps, en carburant à l’antagonisme de ces petites collections, se propagera le dogme  qu’un peuple, est tout simplement un ensemble de gens unifié parce que participant à la même mémoire qu’il faudra célébrer dans un culte des vainqueurs -qui est un culte obscène-, au détriment de toute participation active des sujets à un contrat social ?

Je crains que notre époque occidentale farcie d’inconscience, toute replète de certitudes, relègue quand même dans la zone cruelle des « laissés pour compte » beaucoup de gens qui doivent se battre pour ne pas être réduits à une position de mort-vivant. C’est cela, me semble-t-il, le grand scandale et la grande urgence. S’il n’y a que le populisme pour prendre en considération une telle angoisse de non-assignation, alors le désir de démocratie ne sera plus à l’ordre du jour, et les impératifs de jouissance seront une idée préconisée  comme neuve et urgente au détriment de ce qui reste encore une idée neuve en Europe, le «  bonheur ».

 

 

Bibliographie

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Résumé

Après avoir tracé une brève histoire du mot « populisme », l’auteur s’intéresse aux configurations actuelles du populisme en son lien avec les passions identitaires. Sont alors tenus pour un symptôme contemporain du malaise dans la culture ces passions telles qu’elles s’expriment, par exemple, dans la réduction des thèses décoloniales et postcoloniales en postures indigénistes lorsqu’elles réduisent l’identité à la seule supposée appartenance culturelle ou religieuse. Qu’en est-il aujourd’hui de la pertinence des théories freudiennes concernant l’identification ?

 

Mots-clés

Démocratie, identification primaire, identité, lien social, populisme, postcolonial.

 

[1]Olivier Douville, psychanalyste, Laboratoire crpms, Université Paris Cité ; douville.olivier@yahoo.fr

[2] Une version initiale de ce texte a donné lieu à des échanges avec Gisèle Chaboudez et Markos Zafiropoulos. Je les en remercie.

[3] Par exemple Gloria Anzaldúa, Borderlands / La Frontera : The New Mestiza (1987), San Francisco, Aunt Lute Books, 1999.

[4] Élisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Paris, Le Seuil, 2021.

[5] On se rappellera qu’entre la date de l’abolition de l’esclavage et les débuts virulents de la ségrégation aux usa, il s’est déroulé dix années marquées par l’hostilité de nombreux blancs devant le fait que des afro-américaines pouvait être libres. On n’oubliera pas non plus comment le terme de « race » fut employé par des afro-américains eux-mêmes puis par plus d’une « major company » pour inventer des produits culturels destinés à la communauté noire, tels les fameux race records, dont le fleuron, et le modèle, reste la compagnie Black Swan Records créée en 1921 par le très ingénieux Harry Pace, à Harlem. Enfin on se souviendra qu’au très raciste film Birth of a Nation (1915) de Griffith fut tourné, trois ans plus tard, fut répondu le très beau film Birth of a race dirigé par John W. Nobble. (trouvable en large part sur : https://www.youtube.com/watch?v=zW8iRqx_2Mo)

[6] Séminaire Logique du fantasme (1966-1967), Leçon 19, séance du 10 mai 1967. « On dira – je ne dis même pas que “la politique, c’est l’inconscient” – mais, tout simplement : l’inconscient, c’est la politique ! Je veux dire que ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose, est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique. »

[7] https://www.lemonde.fr/international/article/2009/12/23/bertrand-badie-le-discours-identitaire-est-expression-d-incertitude_1284227_3210.html