Heurs symboliques et malheurs traumatiques ou l’effondrement de la fonction paternelle chez les peuples algonquiens du Canada

Par Jacques Leroux

En mettant en titre les mots d’heurs symboliques et de malheurs traumatiques, j’ai voulu situer mon exposé dans une perspective chronologique, dans la mesure où la notion d’heurs renvoie à une époque où la fonction symbolique respirait librement et profondément, alors que celle de malheurs renvoie à un temps qui est plus près de nous, à un temps qui dure encore, et dans lequel la dimension traumatique recouvre de larges pans du Symbolique. Je noyauterai ma réflexion autour de la question de la fonction paternelle en m’intéressant aux articulations qui apparaissent entre un mythe et un rite de passage au cours duquel un jeune homme faisait un rêve qui allait avoir une importance capitale sur le cours de sa vie. Ce rite était pratiqué à l’occasion par les Algonquins du Québec et il était obligatoire chez leurs cousins Ojibwas qui vivaient au pourtour du Lac Supérieur, de même qu’au nord et à l’ouest de celui-ci, en Ontario et au Manitoba. Je discuterai ensuite de la déliquescence de la fonction paternelle dans le monde contemporain en tant qu’elle révèle une déstructuration de l’ordre symbolique, elle-même concomitante de pathologies sociales spécifiques.

Une hypothèse centrale étaiera mon propos initial, à savoir que la métaphore paternelle, telle que l’a théorisée Lacan, est en jeu dans le mythe et dans le rite de passage, mais comme elle trouve dans celui-ci une efficacité qui est liée à un dispositif imposé par la tradition, elle doit se lire comme un procès de symbolisation qui engage la parole du sujet. Dans le récit que je vais analyser[1], l’intrigue se noue entre un père et son fils, alors que dans le rite de passage, le père (ou un parent de sexe masculin qui le représente) remet en scène les éléments du motif initial du mythe en abandonnant en forêt (ou sur une île) un garçon parvenu à l’âge de la puberté, lequel devra jeûner dans un arbre jusqu’à ce qu’il fasse un rêve le mettant en présence d’esprits appelés «Grands-Pères» avec lesquels il nouera un pacte qui scellera sa destinée. J’illustrerai mon raisonnement au moyen de la formule canonique afin de rendre compte des transformations qui lient le mythe et le rite. En procédant de la sorte, je veux épouser l’esprit qui a présidé à la préparation de notre colloque, puisqu’il s’agira d’articuler une pièce importante de l’appareil théorique lévi-straussien à la pensée freudienne d’aujourd’hui — en l’occurrence celle de Lacan.

La formule canonique dans La Potière jalouse

On sait que la formule canonique, dont l’énoncé inaugural date de 1955, resta longtemps énigmatique et mystérieuse. De brillants éclaircissements furent cependant apportés par le couple Pierre et Elli Köngäs Maranda dans un ouvrage écrit en 1971, avant que Lévi-Strauss ne l’explicite à son tour dans La Potière jalouse, qui parut en 1985. Des exégèses vinrent ultérieurement, dont celle de Petitot qui en défendit la rigueur logique et la mathésis (Petitot 1988), laquelle fut suivie d’une contribution importante que la revue L’Homme fit paraître en 1998, à la suite d’une rencontre à laquelle Lévi-Strauss avait lui-même participé et qui avait réuni des chercheurs désireux d’en mieux comprendre les articulations logiques, le sens et la portée.

Le livre La Potière jalouse doit son titre au fait que la première partie de l’ouvrage est consacrée à un mythe jivaro qui traite de la mésentente conjugale à travers la figuration de personnages qui sont en proie, directement ou indirectement, aux affects de la jalousie. La plupart des variantes noyautent ce thème autour des dissensions provoquées par une femme appelée Engoulevent, laquelle se transforme en l’oiseau du même nom au moment où elle meurt et qu’elle déverse sur terre l’argile qui servira à l’art de la poterie. Au vu de ces variantes, Lévi-Strauss se demande alors : « Quel rapport peut-il y avoir entre la poterie, la jalousie conjugale et l’Engoulevent ? » (Lévi-Strauss 1985 : 34) et il répond à cette question en montrant d’abord que le lien entre la poterie et la jalousie conjugale s’explique par le fait que la poterie est un art largement réservé aux femmes qui ont reçu cette activité en héritage d’une divinité appelée, ici où là, « Grand-mère de l’argile, Maîtresse de l’argile et des pots de terre [...] patronne de la poterie [...] », laquelle présente ceci de remarquable qu’elle « témoigne aussi d’un caractère jaloux et tracassier » (ibid. : 42). Quant à la relation entre la jalousie et l’Engoulevent, il ressort des mythes amérindiens que la gloutonnerie réelle de cet oiseau connote un tempérament qui se caractérise par l’avidité et l’envie (ibid. : 70). Cette constellation de traits le situe dans les cadres d’un conflit cosmique qui oppose les puissances célestes aux puissances terrestres et dont la poterie est, avec le feu de cuisine, l’un des enjeux. La maîtresse de la poterie étant elle-même prise à partie dans ce conflit, la jalousie qui l’anime affecte les artisans qui pratiquent cet art, et c’est ce que les personnages associés à l’Engoulevent viennent donc exprimer dans le cadre plus étroit des problèmes posés par la mésentente conjugale.

Nous verrons que le paradigme de ce conflit cosmique apparaît très nettement dans le mythe qui sera commenté ici, mais il resterait à dire un mot sur le Fournier qui fait l’objet d’une longue analyse dans les explications que Lévi-Strauss donne sur les rapports que cet oiseau entretient avec les constituants de la formule canonique. À l’encontre de l’Engoulevent qui ne construit pas de nid (ibid. : 51), le Fournier façonne le sien « comme de gros amas de terre en forme de melons bombés de tous les côtés (ibid. : 78) », pratique qui évoque, sur le plan visuel, les plus belles réalisations des potiers. Mais qui plus est, le mâle et la femelle collaborent à son édification en produisant un merveilleux ramage de réparties musicales dont Ihering, cité par Lévi-Strauss, a dépeint toute la beauté. Mais alors, se demande ce dernier à propos du couple que forme le Fournier, « Comment les Indiens, témoins de tant de zèle, n’y verraient-ils pas ce qu’il est effectivement, la preuve d’un couple bien accordé, aux antipodes de ces autres couples illustrés par les mythes dont un des membres, ou un tiers instigateur de brouille conjugale, est ou devient un Engoulevent ? (ibid. : 73) ». Il est donc clair que le Fournier est un Engoulevent inversé sous les rapports de l’entente conjugale. D’autre part, le Fournier lui est congru sous le rapport de la poterie du fait — mythique — que l’Engoulevent a légué aux femmes un art dans lequel le Fournier excelle (métaphoriquement parlant). Soit :

F jalousie (Engoulevent) : F potière (Femme) : F jalousie(Femme) : F Engoulevent –1(Potière)

Tel que formulé ici, l’énoncé de la formule canonique comprend trois termes : l’Engoulevent, la Femme et la Potière : « Quant au Fournier, il ne peut jouer le rôle de terme puisqu’il ne figure pas comme tel dans les mythes à Engoulevent. Il est présent comme terme seulement dans les mythes qui les inversent » (ibid. : 80), mais c’est à ce titre qu’il peut symboliser les valeurs sémantiques de l’Engoulevent inversé qui, lui, exprime une valeur de fonction (et non pas de terme). Dans un article publié dans le numéro de L’Homme mentionné plus haut, Luc Racine avance que la formule canonique repose sur un « carré analogique » à quatre termes et qu’il faut compter le Fournier parmi ceux-ci. Mais comme ce terme est un élément extérieur au domaine du récit, il sera représenté sous la forme m’4 (notez l’apostrophe) qui dédouble m4, représentant d’une valeur de fonction inversée. Cela peut s’illustrer de la manière suivante :

m1 m2 m3 m4

F jalousie (Engoulevent) : F potière (Femme) : F jalousie(Femme) : F Engoulevent –1(Potière)

m’4

F Fournier (Potière)

Dans le commentaire de Racine sur la formule, la comparaison s’établit entre les termes figurant en M1 et M2 d’une part, en M3 et M’4 d’autre part. On remarquera donc que le terme « Femme », qui apparaît une deuxième fois en m3, fait l’objet d’une comparaison, non pas avec le terme « Engoulevent inversé » (en m4), mais avec le terme « Fournier » (en m’4) qui peut lui être substitué :

La femme [m2] diffère de l’engoulevent selon la distinction poterie/non poterie [la femme a la poterie/l’engoulevent ne l’a pas] et lui ressemble selon jalousie/non jalousie (les deux étant jaloux); inversement, la femme [m3] diffère du fournier selon la seconde distinction [elle est jalouse/le Fournier ne l’est pas] et lui ressemble selon la première (les deux étant potiers). (Racine 1995 : 32)

Enfin, le commentaire suivant illustre un principe, bien établi par Lévi-Strauss, qui guidera ma propre analyse :

[La relation entre jalousie et non jalousie] ne sert pas à distinguer l’un de l’autre les éléments appartenant au domaine du récit, c’est-à-dire l’engoulevent et la femme, mais à marquer le passage entre ce domaine et un autre : celui du fournier, absent des mythes jivaro, mais dont les moeurs sont bien connues de ceux-ci, et qui se trouve à l’origine de la poterie dans des mythes appartenant à une autre aire culturelle. (loc. cit)

J’admettrai volontiers que tous ces faits sont connus des spécialistes, mais je les rappelle parce que je veux mettre en relief un point qui aura une importance capitale dans mon exposé, à savoir que, dans l’énoncé de la formule canonique que je vais avancer, le terme m’4, n’appartient pas, en l’occurrence, à une autre aire culturelle, car il ressortit plutôt à d’autres lieux de discours, qui sont ceux du rituel, du rêve et de l’expérience intersubjective.

Je résumerai d’abord l’histoire du mythe ojibwa à partir d’une version publiée en 1919 par l’ethnologue William Jones[2] :

Ayasa a deux épouses et il soupçonne son fils d’avoir eu une liaison sexuelle avec la seconde, marâtre du fils. Pour se débarrasser de lui, il l’emmène sur une île où il l’abandonne. Le fils rencontre ensuite un Serpent cornu qui lui permet de retraverser le plan d’eau en le ramenant sur son dos, mais il meurt immédiatement après avoir déposé son passager sur la rive, foudroyé par les Oiseaux-Tonnerres. Le héros récupère du naufrage quelques gouttes de sang et les dépose dans un nid qu’il a fabriqué. Il le couve de sa protection pendant dix jours au bout desquels le Serpent ressuscite. Le héros est ensuite reçu dans un wigwam par une vieille femme. Elle lui offre une nourriture inépuisable et elle le met en garde contre les dangers qui l’attendent au cours de son voyage de retour. Après l’avoir quittée, il rencontre en effet successivement deux couples de vieilles ogresses qui, faisant mine de lui donner l’hospitalité, tentent de le tuer. Le héros parvient à déjouer leurs manoeuvres et à les faire mourir grâce au secours d’animaux auxiliaires qui se sont joints à lui. Il arrive ensuite devant une clairière où des omoplates suspendues en l’air lui bloquent le chemin. Sachant qu’il ne peut les contourner, il demande à un Pic de creuser un tunnel avec son bec. Celui-ci s’exécute, mais des vigiles, qui s’attendent à voir sortir le fils d’Ayasa, sont bernés en voyant le pic à sa place. En approchant ensuite de sa demeure natale, le jeune homme retrouve sa mère dans un état lamentable, complètement nue et éborgnée. Elle apprend à son fils qu’Ayasa lui a arraché les yeux parce qu’elle avait pleuré sa disparition, puis le héros la soigne et lui redonne magiquement l’usage de la vue. Furieux contre son père et tous ceux qui ont pris son parti, il annonce qu’il va mettre le feu aux forêts et aux nappes d’eau. Ayasa entend alors son fils proférer ses imprécations et il tente de l’amadouer. Celui-ci persiste à vouloir enflammer les forêts et les eaux et il décoche des flèches qui répandent un gigantesque incendie. Dans un périmètre protégé des flammes, il met à l’abri sa mère et les animaux qui ont pleuré pour lui, puis il consent finalement à épargner la vie de son père qui les rejoint alors en ce lieu où le récit se termine.

Normalement, l’analyse d’un mythe se fait à partir de plusieurs variantes, mais il faut savoir que, sans nécessairement l’exprimer dans le texte, je me suis constamment reporté à d’autres versions. Voici maintenant l’énoncé de la formule canonique que je propose et que je fais suivre d’un « décalque » élaboré d’après la formulation de Luc Racine citée plus haut:

m1 m2 m3 m4

Fx (a) : Fy (b): Fx (b) : Fa-1 (y)

F père (Ayasa) : F protecteurs (Grands-Pères) : F père(Grands-Pères) : F Ayasa –1 (protecteurs)

m’4

F père réel (protecteurs)

Les Grands-Pères[3] [m2] diffèrent de Ayasa [m1] selon la distinction protection symbolique/protection réelle et lui ressemblent selon parenté symbolique/parenté réelle ; inversement, les Grands-Pères [m3] diffèrent du père réel [m’4] selon la seconde distinction parenté symbolique/parenté réelle et lui ressemblent selon la première (protection symbolique/protection réelle).

Dans mon énoncé, le terme apparaissant en m1 est « Ayasa » et il apparaît comme il se doit sous la forme Ayasa–1 en m4, mais, si je lui substitue la locution « père réel » en m’4, c’est parce que, comme le Fournier substitué à l’Engoulevent-1, le père réel remplit une fonction sémantique qui inverse celle de l’instance paternelle initialement représentée par Ayasa. Par ailleurs, il faut bien distinguer, au départ, les locutions parenté réelle et père réel. La parenté réelle renvoie ici au fait biologique, implicite dans le mythe, qu’Ayasa est bel et bien le père biologique du héros, et au fait sociologique qu’il est l’époux de la mère. Quant à la conception du père réel que je propose, je la reprends à Lacan. Pour lui, le concept de père réel déborde largement les rôles de géniteur ou de mari de la mère, car si le père réel coïncide, en partie, avec la personne qui assume ces rôles par rapport à l’enfant, il le conceptualise comme une « construction langagière » qui effectue le travail d’une « agence » (Lacan 1991 : 146 et suiv.) se trouvant au carrefour des fonctions imaginaire et symbolique, ce qui, pour tout sujet, en rend l’ « appréhension en fin de compte très difficile » (Lacan 1994 : 218). J’y reviendrai, mais, pour l’instant, retenons que quand j’emploie la locution « père réel » dans l’énoncé que je propose de la formule canonique, c’est justement parce que le père réel constitue une configuration qui déborde largement le personnage incarné par Ayasa en tant qu’elle représente cette « agence » dans la pensée mythique et rituelle des Ojibwas.

Analyse des épisodes du récit

Le récit commence donc au moment où Ayasa et son fils[4] entreprennent un voyage vers une île sur laquelle ils veulent ramasser des oeufs de goéland, mais la seconde épouse d’Ayasa — qui n’est pas la mère biologique du fils — interrompt leur départ en invitant le jeune homme à chasser des gélinottes. Le temps passe et quand le fils retrouve son père, celui-ci le soupçonne, selon toutes apparences, d’avoir eu une relation sexuelle avec sa marâtre. Le récit ne dit pas un mot sur la réalité avérée ou non de la scène, mais certaines variantes mentionnent que le père aura vu des marques sur les cuisses de la femme (Désveaux 1988 : 80 ; Savard 1977 : 52) et qu’il les attribue à des traces d’ébats sexuels mais, quoi qu’il en soit, ses soupçons portent sur une scène que toutes les variantes laissent délibérément flotter dans sa dimension imaginaire. L’amorce du comportement agressif du père recèle donc un lieu qui échappe à l’appréhension lucide de ce personnage, et il apparaît alors que c’est parce qu’il est mû par une sorte de lubie qu’il abandonne ensuite son fils sur l’île aux goélands où il espère vraisemblablement le faire mourir de faim.

Le héros aura en effet à y souffrir un jeûne de dix jours avant qu’un Serpent géant le recueille et le ramène aux abords d’une rive où il est foudroyé par les Oiseaux-Tonnerres au moment même où son passager met pied à terre. Comme je l’ai mentionné en me référant à Lévi-Strauss que je citerai de nouveau, cette séquence est en correspondance avec un « paradigme commun aux deux Amériques [qui] consiste dans un combat entre humains et non-humains pour la possession du feu de cuisine [et] que j’appelais dans l’Homme nu “ le mythe unique”» (Lévi-Strauss 1985 : 67-68), l’auteur de La Potière jalouse précisant ensuite qu’à la différence de la lutte pour le feu de cuisine, le feu nécessaire à la poterie n’oppose pas les humains au «peuple d’en haut », mais les place « entre les Serpents et les Oiseaux [où] ils sont plutôt les témoins d’un combat livré en dehors d’eux. » Cependant, ajoute-il encore, « Si modeste que soit le rôle imparti aux humains dans le conflit cosmique, l’esprit de jalousie qui anime les puissances affrontées les contamine. » (loc. cit) Enfin, si la jalousie se manifeste dans de nombreux mythes en des « modalités différentes de la disjonction qui [...] éloigne à grande distance [...] des termes précédemment unis [...] » (ibid. : 229-230), l’exil infligé par Ayasa à son fils paraît en l’occurrence résulter d’un « dam imaginaire » corrélatif d’une jalousie qui s’apparente à une frustration éprouvée pour un objet dont il attribue la possession à un autre[5].

Revenons donc sur la rive où se trouve maintenant le fils. En constatant que le grand Serpent a été pulvérisé, il se met à pleurer, puis il recueille une goutte de sang qui subsiste du désastre et il l’enveloppe dans un récipient d’écorce. Il s’endort ensuite en déposant sa tête à côté du nid qu’il avait fabriqué et découvre au matin qu’un petit Serpent est venu au monde. Il surveille alors pendant dix autres jours la croissance du nouveau-né en devenant ainsi son protecteur. On retiendra aussi que le déroulement de cette scène rappelle à plusieurs égards l’incubation[6] du rêve que faisait, sur une île ou en forêt, le jeûne impétrant couché sur une plateforme construite dans un arbre et que, au demeurant, les Ojibwas désignaient en employant le mot « nid » (Hallowell 1992 : 88).

Ainsi donc, à la protection réelle qu’Ayasa n’a pas assurée en désertant son fils — donc, en la symbolisant dans le registre d’une protection négative —, le grand Serpent aura substitué la sienne, mais en assumant une parenté symbolique, car, comme le feront tous les personnages qui prendront le fils sous leur protection — ou qui feindront de le faire — celui-ci l’appelle « mon petit-fils » alors que le héros lui répond en l’appelant « grand-père ». La survenue des Tonnerres entraîne ensuite un renversement de rôles, car le héros redonne réellement naissance au Serpent et il le protège symboliquement en couvant sa croissance. On voit ainsi que le héros représente, même en tant que fils, une unité sémantique nécessaire à la mise en plan de ce que la pensée mythique veut signifier à propos de la fonction paternelle, ce qui se confirmera de multiples manières par la suite.

Après avoir quitté le grand Serpent, le fils d’Ayasa marche jusque tard dans la nuit et aperçoit un petit wigwam où une vielle femme l’accueille avec aménité[7]. Comme le fit le grand Serpent, elle l’appelle « mon petit-fils » et celui-ci répond réciproquement en disant « grand-mère ». Une translation de rôles exprimés par le passage d’une protection réelle (négative) à un protection symbolique (effective) se réalise alors de nouveau ici du fait que, à l’encontre d’Ayasa qui voulut faire mourir son fils en l’affamant, la bonne vieille s’emploie à le nourrir. Ce faisant, elle assume aussi la parenté symbolique qui l’assimile aux Grands-Pères[8].

Pour terminer l’analyse des deux premiers épisodes, on aperçoit qu’ils expriment les transformations qui s’effectuent dans le passage de m1 à m2 en ceci qu’ils marquent l’affaiblissement des valeurs de la fonction père (x) telle que l’a assumée Ayasa (m1) au profit de l’avènement d’une parenté symbolique assumée par des Grands-Pères (m2) faisant à sa place office de protecteurs (fonction y).

Dans l’épisode suivant, le fils d’Ayasa aperçoit de nouveau un petit wigwam. Il y entre et y rencontre deux vieilles ogresses qui l’invitent à partager leur repas. L’une d’entre elles est affligée d’un écoulement de pus au genou, et, croyant ne pas être vue par son invité alors qu’elle lui tourne le dos, elle déverse l’infecte matière dans un bol qu’elle lui sert ensuite, mais, profitant du fait qu’elle se soit à nouveau retournée, le héros demande à une gibecière magique, faite en peau de vison, d’en absorber le contenu. La gibecière s’exécute à l’insu de l’ogresse et le visiteur lui remet son bol, maintenant vide. Dupée, l’ogresse l’invite à se coucher et, alors qu’elle le croit endormi, elle rampe jusqu’à lui pour le tuer, mais le sac en peau de vison et un Pic, fraîchement arrivé sur les lieux, se mettent ensemble aux côtés du fils, puis ils trucident l’ogresse et sa congénère. Le héros trouve ensuite des réserves de nourriture à son goût et se rassasie. Comme cet épisode repose sur une intrigue très similaire à celle de l’épisode suivant, je les analyserai ensemble.

La rencontre de deux autres ogresses se réalise donc ensuite dans les mêmes conditions, mais celles-ci sont aveugles et leurs coudes présentent une excroissance en forme de poinçons. Elles feignent d’offrir une belle hospitalité à leur invité, lequel consent cette fois à manger avec elles. Mais aussitôt le repas terminé, elles se dressent des deux côtés de l’ouverture de la tente pour l’empêcher de sortir, obstacle que le héros déjoue en transformant sa gibecière en leurre, car l’ayant enveloppée autour d’un bâton, il l’introduit entre les deux harpies qui s’imaginent que c’est lui qui passe et qui finissent par se frapper l’une et l’autre à coups de coude redoublés jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Avant d’analyser ces épisodes, rappelons que ce mythe a été commenté par Lévi-Stauss dans une section de L’Homme Nu où il est longuement question du motif des « symplégades » (terme définissant des portes à vantaux), dans lequel apparaissent des ogresses, souvent aveugles, qui entravent le passage de personnages voulant passer entre le monde d’en haut (céleste) et le monde d’en bas (terrestre) ou entre le monde des vivants et le monde des morts (Lévi-Strauss 1971 : 449-469). Ce motif avait d’ailleurs été préalablement associé à celui de la femme au vagin denté, motif qui « constitue un équivalent anatomique des symplégades [...]. » (ibid. : 391) Si l’on décèle une homologie formelle entre des portes à vantaux qui se frappent l’une contre l’autre, les coudes meurtriers des ogresses se frappant l’une et l’autre et les parois d’un vagin munies de dents qui peuvent se refermer les unes contre les autres, les correspondances avec la femme au vagin denté ressortent aussi du fait que les ogresses tentent de retenir leur visiteur en l’enfermant dans leur wigwam qui tient alors lieu de réceptacle, la femme au vagin denté y étant symbolisée dans le registre d’une contiguïté[9] des corps et des lieux qui assimile en une même unité les êtres présents à l’intérieur de la demeure. Or ces correspondances deviendront éclairantes à partir du moment où on envisagera qu’elles recèlent une symbolique sexuelle dont la signification nous était annoncée dans le premier épisode.

En effet, rappelons que la jalousie d’Ayasa est à l’origine de l’exil du héros et de toutes les péripéties qui s’ensuivent, or il apparaît que ce mobile de l’intrigue vient reconduire jusque dans le wigwam des ogresses une scène primitive qui se trouve ici reproduite sous d’autres formes, car si le démarrage de la rivalité père-fils s’est effectué à partir du moment où Ayasa imagina une copulation qui n’a jamais eu lieu, il s’agira alors pour son fils de détruire les mirages de cette lubie en réussissant à ne pas se faire voir et à ne pas se faire toucher par les chimères de ce fantasme, incarnées ici par les ogresses. Suivant cette hypothèse, il apparaît que, dans la scène du premier wigwam où entre le héros, le code alimentaire est substitué au code sexuel, car le fils refuse la « consommation de l’acte » que l’ogresse lui propose en lui offrant un bol de pus et il réussit à ne pas se faire voir en mandatant sa gibecière d’en absorber le contenu à la dérobée. Comme ce refus de manger signifierait métaphoriquement un refus de copuler, le repas qu’il prendra à la fin de cet épisode indique que la consommation alimentaire à laquelle il se livre a alors perdu sa signification originaire. Or ce renversement de significations n’aurait pu advenir sans que ne fussent tuées les ogresses, et comme ce sont le Pic et la gibecière en peau de vison qui ont rempli cette mission, il en ressort qu’un couple d’auxiliaires, jouant aussi le rôle de Grands-Pères, assume une protection positive en renversant la prétendue protection des ogresses.

Dans le second wigwam, la scène imaginaire à l’origine du conflit entre le père et le fils se redouble encore une fois dans le registre de la cécité, mais, plutôt que d’utiliser le code alimentaire, c’est le code sensoriel, investi dans le registre du toucher, que le mythe utilise cette fois pour symboliser le rapport sexuel car, comme le père qui n’a pas réellement vu la copulation qu’il a fantasmée, les deux mégères ne peuvent voir le jeune homme qui est entré chez elles et elles ne pourront pas non plus l’atteindre par le toucher. Si le dam éprouvé par Ayasa se réalisait dans les formes d’une frustration ressentie en imaginant une copulation entre la seconde épouse et son fils, celui-ci refaçonne, pour ainsi dire, l’image du pénis érigé en introduisant entre les deux ogresses une gibecière magique[10] qu’il suspend au bout d’un bâton au moment où il réussit à sortir du wigwam. Il fait donc un autre usage de la gibecière car elle représente ici, métaphoriquement, un pénis jouant le rôle de phallus[11], le mythe faisant transiter ce signifiant à partir du registre sexuel (où son existence est celle d’un objet imaginaire) vers le registre des pratiques chamaniques (où son existence est celle d’un objet symbolique). Leurrées comme le père l’était par son fantasme, les vieilles aveugles perçoivent alors illusoirement dans le registre du toucher ce que leur cécité les empêche d’identifier correctement, et le phallus « en peau de vison » passe entre leurs coudes meurtriers comme entre les lèvres d’un vagin denté. La copulation imaginaire cesse donc au moment où les ogresses s’entretuent et qu’elles rendent l’âme. Ce passage coïncide alors avec l’avènement d’une maîtrise acquise par la fils sur le plan des activités chamaniques, en tant qu’il s’agit là d’un espace important de l’ordre symbolique dans la société ojibwa. Nous verrons bientôt comment il faudra faire intervenir la mère dans le conflit qui oppose le fils au père, puisqu’il est impensable de poser la question du phallus sans faire intervenir la femme à la place de qui le mythe a substitué les personnages féminins rencontrés jusqu’ici.

Le héros aura en effet une dernière épreuve à traverser avant de retrouver sa mère. Ainsi, en arrivant tout près du patelin où il vivait, il aperçoit une série d’omoplates suspendues en l’air qui lui font obstacle. Le Pic lui dit alors qu’il ne faut en aucune manière les contourner et il s’emploie alors à creuser un tunnel qui ouvrira un passage. En débouchant à la surface, le Pic touche cependant malencontreusement à une omoplate, ce qui engendre une onde de choc provoquant un claquement généralisé des ossements suspendus. L’alarme est sonnée et de gros chiens se précipitent vers eux en jappant. Pour dissimuler sa présence, le héros demande au Pic de se montrer à la sortie du tunnel, mais un homme qui suivait les chiens dit en le voyant : « Je n’ai rien à faire de ce Pic ! » Les chiens renchérissent alors et profèrent : « Nous jappons après le fils d’Ayasa ! ». D’autres hommes arrivent sur les entrefaites et l’un d’entre eux, braquant une arme sur le Pic, dit : « À quoi donc peut bien ressembler le fils d’Ayasa ? », mais, voyant l’oiseau, il s’en retourne sur ses pas, berné. La voie est maintenant libre.

En commentant ce motif, Lévi-Strauss avait aperçu que les omoplates connotent une pratique rituelle dont les Ojibwas négligeaient l’usage, mais à laquelle les Cris et les Montagnais du Québec avaient fréquemment recours (Lévi-Strauss 1971 : 460). Cette pratique se nomme la scapulimancie, mode de divination consistant à suspendre au-dessus d’un feu des omoplates — celles de petits animaux de préférence — qui vont craquer sous l’effet de la chaleur : on retirait ensuite l’omoplate et on interprétait le dessin formé par les brûlures afin de vaticiner sur les mouvements du gibier que l’on pourchassait ou, moins souvent, pour anticiper des événements d’ordres divers[12]. Or c’est le fils d’Ayasa que les omoplates, disposées comme des radars, doivent intercepter. Mais le Pic vient dissimuler le héros en assumant ainsi la valence protectrice des « Grands-Pères ». Ce faisant, il affirme la valence positive des protecteurs contre la paternité réelle d’Ayasa évoquée de façon très nette, au sens génétique du terme, par l’homme qui se demande à quoi peut bien ressembler son fils. À rien qui rappelle Ayasa justement, puisqu’il aperçoit à sa place le Pic. Si le passage du héros chez les ogresses situait le lieu où se dissolvait définitivement la tension érotique opposant le père à son fils en tant que rival imaginaire, ce qui se profile ici exprime de façon encore plus nette que la rivalité se joue maintenant à travers l’interposition de maîtrises chamaniques qui manifestent le triomphe du fils sur son père. Le récit repasse donc, comme sur une spirale, du plan imaginaire[13] au plan symbolique, celui-ci recouvrant celui-là.

Le héros arrive ensuite en vue de son patelin. Il découvre alors sa mère, gisant complètement nue et éborgnée des deux yeux. Le jeune homme constate qu’elle fut horriblement brutalisée et elle lui explique qu’Ayasa lui a arraché les yeux parce qu’elle avait pleuré pour lui. Elle lui apprend en outre que le Geai bleu (Cianocitta cristata), le Renard (Vulpes vulpes ?) et la Chauve-souris (espèce non-identifiée) ont aussi pleuré sa disparition. Il va ensuite chercher de l’eau et, au retour, il lui dit exactement ceci : « Ma mère, je veux te donner un bain »[14]. Il s’exécute et lui restitue la vue en soufflant sur l’orbite des yeux. Il va ensuite chercher ses vêtements au wigwam qu’elle habite, il l’habille et la ramène chez elle. Puis le soir tombe ; il chante alors : « Maintenant, l’eau va brûler et la terre aussi s’enflammera. Il n’y aura que ceux qui ont pleuré pour moi qui pourront vivre ». Il décoche une première flèche qui embrase les eaux, puis une deuxième qui met le feu aux forêts. Le feu n’épargne personne et il enjoint ceux qui ont pleuré pour lui à le rejoindre dans un périmètre resté à l’abri des flammes. Ayasa s’écrie alors : « Mon cher fils, qu’adviendra-t-il de moi ?!! Laisse-moi vivre !» Le héros y consent et le récit s’achève alors que tout brûle autour d’eux.

On remarquera que les animaux qui ont pleuré et qui sont épargnés de l’incendie représentent des doublures de ceux qui ont aidé le héros durant son parcours : le Pic qui intervient dans le récit est probablement le Grand Pic (Dricopus pileatus), oiseau qui est remarquable pour le tapage qu’il fait en perçant des trous et par le dispositif anatomique lui permettant d’effectuer cette tâche, or, le Geai bleu, introduit dans le périmètre protégé des flammes, se caractérise par un comportement très tapageur, ce qui justifierait un rapport d’équivalence autorisant le fait qu’il le remplace ici[15]. En fait, tous les animaux apparaissant durant le voyage du héros seront remplacés par ceux que nomme la mère :

Animaux Animaux qui

secourables ont pleuré

Pic

þ Geai bleu

Vison:

þ Renard

Serpent

þ Chauve-souris

Le Renard semble remplacer le Vison dont la peau servit de gibecière au héros quand il lui fallut sortir du wigwam où vivait le deuxième couple d’ogresses. Cette substitution est sans doute motivée en raison de la façon commune qu’ils ont de construire leurs terriers ou d’emprunter ceux des autres animaux et donc de circuler entre l’intérieur et l’extérieur d’un habitat (Beaudin et Quintin 1983 : 188 et 218). Enfin, la Chauve-souris appartient à la même catégorie que le Grand Serpent dont les répondants réels sont assimilés aux animaux qui vivent à la frontière du sol et du sous-sol, sous les roches ou dans les cavernes (Leroux 2003 : 107-125). On se souviendra du reste que le fils avait aussi pleuré sur le Grand Serpent après sa destruction par les Oiseaux-Tonnerres.

Il apparaît ainsi que les pleurs du fils, attristé par la mort du Serpent au début du récit, anticipaient sur le rôle que jouent, à la fin, les pleurs et la compassion, car ils symbolisent une disposition à l’égard d’autrui qui inverse sémantiquement celle de la jalousie : celle-ci engendre des situations qui aboutissent à des disjonctions entre les êtres, alors que les pleurs deviennent le signifiant de leur conjonction au sein du périmètre protégé des flammes. De même, le défilé des figures féminines s’amorce avec le passage furtif de la seconde épouse qui déclenche la jalousie du père et il s’achève par l’énonciation d’une loi qui fonde la parole de la mère et qui dictera la conduite du fils. C’est aussi celle des Grands-Pères représentés par les animaux auxiliaires avec lesquels le héros a fait alliance. On l’a vu, cette loi est, pour ainsi dire, consacrée par la référence aux pratiques chamaniques qui permettent au fils de redonner la vue à sa mère et elle est énoncée en référence à une compassion qui inverse la tyrannie d’Ayasa : ici encore, le récit articule une structure oppositive qui marque la prééminence d’une Loi symbolique sur la dimension imaginaire et l’espace de la rivalité duelle dans lequel Ayasa divaguait[16].

La configuration finale du récit et ses relations avec le Nom-du-Père

C’est bien cette articulation du désir de l’enfant à la Loi de la mère exprimée dans le mythe qui se symbolise dans le rite de passage en ceci que la mère du jeûneur approuve et sanctionne le fait qu’on lui retire momentanément son enfant au moment où il doit s’exposer à un expérience qu’elle sait éprouvante mais qu’elle juge cependant nécessaire (Landes 1938 : 3-4). Dans cette perspective, il apparaît bien, par ailleurs, que le « nid » dans lequel l’impétrant doit vivre son expérience, présente, en tant que réceptacle situé dans un espace ouvert, une image qui inverse du tout au tout les valeurs sémantiques des wigwams où les ogresses tentent d’enfermer le héros pour le tuer et, sans doute aussi, pour le dévorer (comme le donnent à penser les correspondances avec la femme au vagin denté). Comme ce « nid » est aussi aux antipodes de la jalousie, il figure un lieu où gît un enfant qui appelle la compassion des Grands-Pères[17] : il est donc clair qu’il est aussi à mettre en corrélation avec le nid que fabrique le Fournier, symbole de l’harmonie conjugale.

C’est ici que le concept du Nom-du-Père prend tout son relief dans la mesure où ce qui fait loi dans une société est aussi ce qui fait loi pour la mère, laquelle fonde, dans le psychisme inconscient, l’Autre primordial par rapport à quoi se pose le repérage des objets du désir :

Il n’est pas pareil de dire qu’une personne doit être là pour soutenir l’authenticité de la parole, et de dire qu’il y a quelque chose qui autorise le texte de la loi. En effet, ce qui autorise le texte de la loi se suffit d’être lui-même au niveau du signifiant. C’est ce que j’appelle le Nom-du-Père, c’est-à-dire le père symbolique. C’est un terme qui subsiste au niveau du signifiant, qui dans l’Autre, en tant qu’il est le siège de la loi, représente l’Autre. C’est le signifiant qui donne support à la loi, qui promulgue la loi. C’est l’Autre dans l’Autre. (Lacan 1998 : 146)

La configuration finale du récit et ses relations avec le Père réel

Lacan dit aussi que « le Nom-du-Père a la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant » (ibid. : 240), or comme un signifiant ne parle pas, il faut concevoir l’incidence des Grands-Pères dans le rêve en fonction du père réel. En effet, la commisération des Grands-Pères se traduit dans les formes d’une protection symbolique : ils viennent donc parler à la place de l’Autre maternel dans l’Autre du rêveur. Mais revenons d’abord au mythe : nous avons vu que les protagonistes du récit sont, en situation finale, dans un rapport d’articulation signifiante qui les présente au sein d’un périmètre dans lequel la fonction Ayasa-1 est symbolisée par un père qui est devenu le « protégé » de son fils, alors que la fonction « protecteurs » est maintenant incarnée par le « fils » et les animaux substitués aux « Grands-Pères ». Si Ayasa demeure le seul représentant masculin de la parenté réelle en tant que géniteur, cela ne suffit pas à établir que la figuration du père réel y soit effective au sens où elle recouvrirait aussi les fonctions imaginaire et symbolique du père, car le père réel « est celui qui fait acte », celui qui fait le travail d’une agence-maître (Lacan 1991 : 145-148). Or, la combinaison des signifiants « fils », « animaux-Grands-Pères» et « Ayasa-1 » ne constitue pas une configuration pouvant avoir, à elle seule, une incidence directe et effective sur le sujet ainsi que le mot « acte » l’implique, car en tant qu’élément d’affabulation mythique, son efficience est sémantique, elle n’a de puissance que virtuelle. Elle ne pourra s’actualiser comme puissance réelle que dans un domaine extérieur à celui du récit qui est, en l’occurrence, celui de la fonction symbolique. Autrement dit, pour que le père réel puisse agir « efficacement », il faut qu’un procès de symbolisation vienne le manifester en dehors du mythe.

De même que le père réel (au troisième temps de l’Oedipe) doit « faire acte » en administrant la preuve qu’il a le phallus[18], les Grands-Pères doivent « faire acte » en prouvant qu’ils ont des pouvoirs et en les offrant. Quand survient le rêve, le procès de symbolisation peut arriver à son dénouement final : en offrant au sujet qui rêve des pouvoirs sur la quête des animaux, sur l’art de guérir les maladies ou sur l’art de susciter le désir amoureux, les Grands-Pères offrent toujours un pouvoir de connaissance : il s’agira pour le sujet d’entrer en communication avec eux pour apprendre ce qui s’est passé, ce qui se passe où ce qui se passera en tel ou tel lieu grâce à l’obtention d’une vue supérieure qui autorise la lecture de ce qui est généralement invisible en dehors du rêve ou des pratiques chamaniques, bref il s’agit d’acquérir une faculté de voir qui inverse du tout au tout la cécité des vieilles ogresses et l’aveuglement d’Ayasa sur les relations humaines. Mais, en recevant ces pouvoirs, le rêveur contracte aussi une dette qui se noyaute autour d’une demande faite par les Grands-Pères voulant que le souvenir de la rencontre reste à jamais impérissable[19]. En effet, les Ojibwas cherchaient à maintenir la communication avec les Grands-Pères en produisant une oeuvre picturale ininterrompue, laquelle se doublait d’offrandes musicales et de festins donnés en l’honneur du « manitou ».

Comment ne pas voir alors que cette dette symbolise, à un niveau inconscient, celle que contracte l’enfant à l’égard de son père pour ce qu’il en est de la castration ? En effet, dans la phase terminale de l’Oedipe, la relation au père aboutit à un processus d’identification, cependant que, dans le cas du garçon, l’enfant se dégage d’une rivalité qui l’opposait à lui mais qui l’avait libéré d’un désir captif de la relation à la mère. Bien entendu, la dette encourue envers le père est, à cet égard, inconsciente, mais elle s’accompagnera d’une considération plus grande pour lui de ce que, comme dans le rêve du rite de passage, sa parole ouvre de nouveaux horizons : Du coup, il fait passer au rang proprement symbolique l’objet du désir de la mère, de telle sorte que celui-ci n’est plus seulement un objet imaginaire — il est en plus détruit, interdit. C’est pour autant que, pour jouer cette fonction, le père intervient comme personnage réel, comme Je, que ce Je va devenir un élément éminemment signifiant, constituant le noyau de l’identification dernière, suprême résultat du complexe d’Oedipe. Voilà pourquoi c’est au père que se rapporte la formation dite Idéal du moi (Lacan 1998 : 226-227)

En faisant au rêveur une promesse et en contractant un pacte avec lui, les Grands-Pères castrent donc une deuxième fois le garçon. Leur statut de père réel confine alors très largement sur les versants du père symbolique puisqu’ils représentent la Loi du groupe. Il en va de même de l’homme qui a conduit l’enfant en forêt parce qu’il se soumet aux injonctions de la tradition, et, ce faisant, il participe aussi au travail de l’ « agence » en tant que représentant du père réel car il y « fait acte ». Dans ce cas, il s’agit d’une personne située dans l’entourage de l’enfant, mais tout cela n’entre pas en contradiction avec le fait que le père réel soit une « construction langagière », puisque c’est le psychisme inconscient de l’enfant qui crée cette « agence » à partir des expériences vécues avec celui qui joue concrètement le rôle de père et avec ceux qui tiennent réellement lieu de grands-pères. Enfin, comme le père et les autres parents de sexe masculin qui sont dans l’entourage du garçon auront contribué à la formation de l’Idéal du moi, il apparaît que ces figures viendront modeler cette instance qui se cristallise dans l’image que le rêveur aperçoit de lui-même à travers la vison anticipatoire de sa destinée[20].

Le processus que Lacan appelle « métaphore paternelle » se donne donc à lire dans le rite et dans le rêve comme un procès de symbolisation, car il implique une loi de reconnaissance sociale à travers l’engagement du sujet par devant son devenir de père. Il s’agit bien d’un rite de passage, en effet, car il marque la transition de l’enfance à l’âge adulte et, en tant que rite, il constitue un dispositif symbolique au moyen duquel la tradition façonne le sujet. Or ce dispositif était fragile et il faudra maintenant en parler au passé car il reposait sur une praxis précolombienne qui a succombé aux coups de l’histoire en sombrant peu à peu dans l’oubli.

Considérations sur le thème du trauma

Comme Marcel Drach m’avait demandé, avant notre colloque, de parler des expériences traumatiques que j’ai pu déceler en milieu algonquin, je relierai celles-ci à la question de la fonction paternelle, mais je le ferai très brièvement. J’amorcerai donc la deuxième partie de mon exposé en attirant l’attention sur le fait que les phénomènes de pathologie sociale que j’ai pu y observer durant une quinzaine d’années me paraissent se subsumer à l’enseigne d’une notion qui est celle de la désorientation. Désorientation du père qui inflige l’inceste à sa fille, désorientation de la mère qui connaît les faits en gardant silence, désorientation du fils qui reproduira les comportements de son père, et désorientation de la fille qui les subit (Cf. Leroux 1995). On ne saurait dire à quel point la société canadienne méconnaît l’ampleur des souffrances qui affligent l’ensemble des communautés autochtones, car si l’on avance souvent que l’alcoolisme et la violence y sévissent de façon endémique, on ne veut pas savoir à quel point les effets y sont cruels et généralisés. Les thèses d’un psychiatre comme Arthur Kleinman sur des phénomènes comparables en divers points du monde me paraissent idoines, dans la mesure où, parlant de « violences structurelles » en amont de ces pathologies sociales (Kleinman 1977), il ouvre la réflexion sur les effets psychologiques de ce que Nathan Wachtel appelait par ailleurs « déstructuration sociale » (Wachtel 1971).

En effet, prenons pour point de départ que la dégradation du lien intersubjectif résulte d’abord et avant tout de catastrophes épidémiques qui affligèrent les sociétés autochtones dès l’arrivée des Européens, qu’elles résultent aussi de la déstructuration des réseaux économiques, d’un affaiblissement considérable des instances politiques et d’un dépérissement corrélatif de l’instance paternelle au sein de la famille. À tous les échelons mentionnés, la démonstration serait à faire, mais il est bien évident que les interventions de l’État sur les institutions sociales autochtones ont engendré un affaiblissement des infrastructures indigènes qui a lui-même retenti sur la vie intersubjective. De plus, les Algonquins ont dû subir l’invasion de leur territoire dès le milieu du XIXe siècle, alors que l’industrie forestière progressait du sud vers le nord en amputant d’immenses secteurs à l’usage de cette population. En Abitibi-Témiscamingue, par exemple, le développement de l’industrie minière et l’arrivée de milliers de colons, au début des années 1930, ajoutèrent une pression considérable sur les écosystèmes tout en amenuisant la surface de territoires encore exploitables. (Leroux et al. 2003)

Ces phénomènes ont indubitablement affecté l’ordre des notions qui présidait à la cosmologie algonquine, mais le travail de sape des missionnaires entrepris dès le début des années 1840 aura eu des effets extrêmement graves sur ce plan, car en s’efforçant d’éradiquer les croyances et les pratiques chamaniques, ils ont porté un dur coup à la fonction paternelle du fait que ces pratiques étayaient tout le dispositif symbolique qui articulait le désir à la Loi et qui orientait le devenir de l’adulte en proposant un sens aux conduites du sujet. Il se trouve que les missionnaires ont effectivement réussi à imploser les modes d’expression mythique et rituelle de ce système traditionnel à la faveur d’une dégradation des écosystèmes où les Algonquins repéraient leur divinité, comme ils y ont aussi réussi à la faveur des transformations économiques, puisque la vieille relation aux manitous fut relayée par la poursuite de l’argent au fur et à mesure que s’intensifia le commerce des fourrures et que déclinait la chasse au gros gibier. Comme l’ordre symbolique ancien sous-tendait l’éthique du sujet, son implosion entraîna une désorientation généralisée, car la morale proposée par les missionnaires, née ailleurs et mûrie dans une autre civilisation pendant plus de quinze millénaires, ne s’est jamais véritablement substituée à celle qui prévalait auparavant, du fait même qu’en renonçant complètement à celle-ci, les Algonquins auraient éradiqué les signifiants d’une appartenance ethnique dont ils ne pouvaient psychologiquement se départir. Ils ont donc conservé une partie de ces signifiants, mais, pour ainsi dire, en boitant.

Cette claudication psychologique et sociologique, si on me permet l’expression, s’explique aussi par d’autres facteurs que je qualifierais d’« aggravants ». Ainsi, chez les Algonquins, l’école obligatoire fut instaurée aux environs de 1955 et elle s’est réalisée par la création d’un pensionnat où les enfants étaient exilés neuf mois par année. Introduits dans une culture étrangère à la leur, ils eurent à subir l’interdiction formelle de parler la langue de leurs parents tout en étant exposés à une tentative claire et nette d’ethnocide, les pensionnats ayant été créés par l’État canadien dans le but avoué d’éradiquer les cultures amérindiennes. Dans de telles circonstances, il était plus que normal que ces enfants aient tenu à protéger les signifiants des identités consciente et inconsciente les rattachant à leurs parents et qu’ils aient offert une sorte de résistance passive en ne se transformant pas intégralement en citoyens canadiens, mais cela se fit dans un contexte où, coupés de leur milieu, ils ne pouvaient plus accéder librement à tout le trésor de signifiants constitué par leur héritage culturel. Mis entre deux eaux et métissés culturellement de force, il en est résulté des effets de double-bind qui se sont eux-mêmes aggravés par le contrecoup de la réaction parentale. En effet, comment des parents auxquels on spoliait leur mission d’éducateur auraient-ils pu convenablement continuer à agir comme tels, alors qu’une société infiniment plus puissante que la leur faisait effraction entre eux et leurs enfants ? Si la question du traumatisme doit être posée, je pense que c’est en ce point, dans la mesure où l’imposition de l’école obligatoire s’est ajoutée aux effets cumulatifs de la violence structurelle en produisant un effet sidérant sur des parents forcément très mal préparés à subir cet arrachement (Cf. Ferenczi 1982). Il en est alors résulté une onde de choc qui a déclenché une série de désastres psychiques qui se manifestent tout particulièrement à travers les difficultés considérables qu’éprouve le sujet à concilier les impératifs de la société moderne avec les prescriptions d’un Idéal du moi qui se trouve littéralement offusqué, c’est-à-dire, dans le vieux sens du terme, « empêché d’être vu » derrière les clôtures mentales de la Réserve et les murs de l’École érigés par l’appareil colonial pour discréditer les cultures amérindiennes. C’est donc à partir de l’ensemble de ces prémisses que j’aborderais le problème.

Jacques Leroux

BIBLIOGRAPHIE

BEAUDIN Louise et Michel QUINTIN, 1983 : Guide des mammifères terrestres. Waterloo, Éditions Michel Quintin.

CÔTÉ, Alain, 1995 : « Qu’est-ce que la formule canonique ? ». L’homme, XXXV (135) : 35-41.

DENSMORE, Frances, 1979 [1929] : Chippewa Customs. Washington D. C.: Bureau of American Ethnology.

DESVEAUX, Emmanuel, 1988 : Sous le signe de l’ours : mythes et temporalité chez les Ojibwas septentrionaux.

Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

_, 1995 : « Groupe de Klein et formule canonique », L’homme, XXXV (135) : 43-49.

DOR, Joël, 1985, Introduction à la lecture de Lacan. L’inconscient structuré comme un langage. Paris, Denoël, coll. L’espace analytique.

FERENCZI, Sandor, 1982, [1934] : Oeuvres complètes IV. Paris, Payot.

HALLOWELL , Alfred Irving, 1967 : «Les rêves et la culture ojibwa», dans Le rêve et les sociétés humaines. R, CAILLOIS et G. E. VON GRUNEBAUM (dir.). Paris, Gallimard.

—, 1992 : The Ojibwa of Berens River, Manitoba. Harcourt Brace Jovanovich College Publishers, Orlando.

JONES, William, 1919 : Ojibwa Texts II. Franz Boas éd., New-York, American Ethnological Society.

KLEINMAN, Arthur, 1977 : « Depression, Somatization and the "New Cross-Cultural Psychiatry" », Social Sciences & Medecine , vol. 11 : 3-10.

KOHL, Georg Johann, 1860 [1985] : Kitchi-Gami, Life Among The Lake Superior Ojibway. Minneapolis, Minnesota Historical Society Press.

LACAN, Jacques, 1966 : Écrits. Paris, Seuil, coll. « Le champ freudien ».

—, 1991 : Livre XVII. L’Envers de la psychanalyse 1969-1970. Paris, Seuil.

—, 1994 : La relation d’objet et les structures freudiennes. Séminaire 1956-1957. Paris,Publication interne de l’Association Lacanienne internationale.

— 1998 : Livre V. Les formations de l’inconscient 1957-1958. Paris, Seuil.

LANDES, Ruth, 1938, [1985] : The Ojibwa Woman. New-York, AMS Press.

LE GOFF, Jacques, 1985 : L’imaginaire médiéval. Essais. Paris, Gallimard.

LEROUX, Jacques, 1988 : Rêve et mythologie chez les Indiens Ojibwa. Mémoire de maîtrise présenté à la Faculté des Études supérieures en vue de l’obtention du grade de Maître ès sciences (M. Sc.) en anthropologie. Montréal, Université de Montréal.

—, 1995 :« Les métamorphoses du pacte dans une communauté algonquine ». Recherches amérindiennes au Québec, XXV (1) : 51-69.

—, 2003 : Cosmologie, mythologie et récit historique dans la tradition orale des Algonquins de Kitcisakik. Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophiae Doctor (Ph. D.) en Anthropologie. Montréal, Université de Montréal.

LEROUX, Jacques, Roland CHAMBERLAND, Edmond BRAZEAU et Claire DUBÉ, 2004 : Au Pays des peaux de chagrin. Occupation et exploitation territoriales à Kitcisakik (Grand-Lac-Victoria) au XXe siècle. Les Presses de l'Université Laval et le Musée canadien des civilisations.

LÉVI-STRAUSS, Claude, 1971 : L'Homme nu. Paris, Plon.

—, 1973 : Anthropologie structurale II. Paris, Plon.

—, 1985 : La Potière jalouse. Paris, Plon.

MARANDA, Elli Köngäs et Pierre MARANDA, 1971 : Structural Models in Folklore and Transformational Essays. La Haye et Paris, Mouton.

PETITOT, Jean, 1988 : « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe ». L’Homme 106-107 : 24-40

PROVENCHER, Paul, 1977 : Mes observations sur les oiseaux. Montréal, Les Éditions de l’homme.

RACINE, Luc : « La formule canonique du mythe : analogie et classifications sociales », L’homme, XXXV (135) : 25-33.

RADIIN, Paul, 1938 [1969] : « Ojibwa and Ottawa Puberty Dreams », Essays in Anthropolgy Presented to A. L. Kroeber. Berkeley, University of California Press.

SAVARD, Rémi, 1977 : Mythes et cosmologie des Indiens Montagnais : résultats préliminaires, Actes du huitième congrès des Algonquinistes, édité par W. Cowan, Ottawa, Carleton University : 55-77.

—, 2004 : La Forêt vive. Récits fondateurs du peuple innu. Montréal, Boréal.

SPECK, Frank G., 1935 : Naskapi. The Savage Hunters of the Labrador Peninsula. Norman, University of Oklahoma Press.

TANNER, Adrian, 1979 : Bringing Home Animals : Religious Ideology and Mode of Production of the Mistassini Cree Hunters. Londres, C. Hurst and Company

WACHTEL, Nathan, 1971 : La vision des vaincus. Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire ».

[1]Il s’agit de M767a dont plusieurs variantes sont discutées dans L’Homme nu (Lévi-Strauss 1971 : 459 et suiv.)

[2]« Ayasa » est le nom que porte le personnage du père dans le texte transcrit en langue ojibwa par Jones (1919 : 381-399). Mais, dans la version anglaise, il a donné à ce personnage le nom de Filsher-of-Meat (Chapardeur-de-Viande, en français), probablement en référence au geai-gris (Perisoreus canadensis), cet oiseau ayant « une solide réputation de pilleur de campement et de voleur de viande » (Lévi-Strauss 1971 : 461).

[3]Les Ojibwas appellent « nos grands-pères » les personnages des mythes et les manitous bienveillants qui se présentent en rêve (Hallowell 1967 : 267) et ils incluent aussi bien les individus de sexe féminin que de sexe masculin en désignant de la sorte ce collectif.

[4]Ce personnage n’a pas de nom.

[5]« La frustration est par elle-même le domaine des exigences effrénées, le domaine des exigences sans loi. Le centre de la notion de frustration, en tant qu’elle est une des catégories du manque, est un dam imaginaire. C’est sur le plan imaginaire que se situe la frustration. » (Lacan 1994: 37)

[6]J’emploie ce terme à dessein de le rapporter à ce que l’on appelait au Moyen Âge « l’incubation », pratique qui consistait à se coucher dans un lieu particulier (« sacré ») aux fins d’obtenir des rêves (Le Goff 1985 : 289).

[7]Il faut avoir à l’esprit que les wigwams qui apparaîtront dans le récit sont de forme arrondie et non pas de forme conique comme les grands tipis que l’on utilisait lorsque l’on rassemblait de nombreuses personnes. On verra en effet que ces logis sont en relation avec l’anatomie du ventre féminin.

[8]Le sexe de ce personnage ne doit pas nous empêcher d’assimiler cette protectrice au collectif identifié par la locution « nos grands-pères », car, je le rappelle, cette expression inclut aussi les individus de sexe féminin.

[9]« [...] la cécité est une condition qui impose la contiguïté à ceux qu’elle afflige : à défaut de se voir, il faut que l’on se touche. » (ibid. : 355)

[10]La gibecière représente aussi ce que les ethnologues anglophones appellent « medicine bag », objet symbolique d’une très haute importance dans le système des croyances ojibwa, qui est censé renfermer, par une sorte de construction métonymique voulant que le contenant désigne le contenu, un pouvoir conféré par les manitous, lequel est pouvoir de vie ou de mort (cf. Densmore 1979 : 93).

[11]« Pourquoi parle-t-on de phallus, et non pas purement et simplement de pénis ? [...] Observons ce qu’est le phallus à l’origine. C’est le  jalloz.. Nous le voyons pour la première fois attesté dans l’Antiquité grecque. Si nous allons aux textes, à différents endroits chez Aristophane, Hérodote, Lucien, etc., nous voyons d’abord que le phallus n’est pas du tout identique à l’organe en tant qu’appartenance du corps, prolongement, membre, organe en fonction. L’usage du mot qui domine de beaucoup, c’est son emploi à propos d’un simulacre, d’un insigne, quel que soit le mode sous lequel il se présente — bâton en haut duquel sont appendus les organes virils, initiation de l’organe viril, morceau de bois, morceau de cuir, autres variétés sous lesquelles il se présente. C’est un objet substitutif [...]. » (Lacan 1998 : 346)

[12]Cf. Savard 2004 : 157-165 ; Speck 1935 : 128-164 ; Tanner 1979 : 117-124.

[13]Dans cette perspective, on peut dire qu’Ayasa incarne le père imaginaire : « Si nous l’appelons imaginaire, c’est aussi bien parce qu’il est intégré à cette relation de l’imaginaire qui forme le support psychologique de relations qui sont à proprement parler des relations d’espèce, des relations au semblable, les mêmes qui sont au fond de toute capture libidinale, comme aussi de toute réaction agressive ( Lacan 1994 : 218). »

[14]On remarquera que cette formulation présente une actualisation du « bain désiré [...] pour soi ou pour autrui » qui n’a pas été envisagée par les auteurs s’étant penchés sur ce motif (Lévi-Strauss 1973 : 307-308, Côté 1995 : 35-38; Racine 1995 : 27-30).

[15]Cf. Provencher 1977 : 74-75 et 110-112.

[16]Nous avons vu que la valeur de fonction x, exprimée par le mot « père », se trouve au départ opposée à la valeur de fonction y, définie par le mot « protecteurs » et nous avons pu constater qu’elles ont été progressivement rapprochées par la médiation symbolique des « Grands-Pères », de sorte que la situation finale articule les signifiants de la parenté réelle et de la parenté symbolique en un même lieu qui est représenté par le périmètre protégé de l’incendie. Or il faut aussi constater qu’une autre opposition est apparue en cours de route, laquelle sous-tend le conflit entre le père et le fils sur un plan qui ressortit à l’Imaginaire. Comme cette opposition n’apparaît ni dans mon énoncé de la formule canonique ni dans le « décalque » que j’ai fait à partir de l’énoncé de Luc Racine, on peut la rapporter, selon toutes apparences, à ce qu’Emmanuel Désveaux appelle un « axe oppositionnel surnuméraire » (Désveaux 1995 : 48), axe qui serait tel, en l’occurrence, du fait qu’il s’ajoute aux éléments mis en opposition en regard des parentés symboliques et réelles qui sont concomitantes des valeurs de fonctions x et y.

[17]On remarquera les références à la compassion et l’emploi métaphorique du mot « nid » dans l’énoncé d’Hallowell qui suit : « It was in this way that boys between the age of 10 and 14 years were given an opportunity to secure “ blessings ” from directs personal contact with their other than human grandfathers. It was assumed that these “ grandfathers , recognizing the immaturity of their human grandsons, were willing to share their superior power and knowledge with them so they might have the Good Life. They took “ pity ” on the boys, visited them during their fasting period, and became their tutelaries, or “ guardian spirits ”. [...] The father, stepfather, or human grandfather of a boy built a sort of platform for him in a tree (a nest, or wázisan). (Hallowell 1992 : 87-88, les parenthèses sont de l’auteur, les italiques sont de moi).

[18]« Pour autant que l’étape du second temps a été traversée, il faut maintenant, au troisième temps, que ce que le père a promis, il le tienne. Il peut donner ou refuser en tant qu’il l’a, mais le fait qu’il l’a, lui, le phallus, il faut qu’il en fasse la preuve (Lacan 1994 : 193). »

[19]Paul Radin a publié en 1936 un article dans lequel il avait consigné plusieurs récits de rêves, dont certains avaient été recueillis au milieu du XIXe siècle par l’ethnographe allemand G. J. Kohl. Avant de quitter l’assemblée des Grands-Pères qui l’avaient accueilli en rêve, un vieil Ojibwa qui narra son rite de passage, se faisait dire ce qui suit :

« C'est bien, Agabegijik. Tu as accompli un acte de courage, et tu as pu admirer ce qui est beau et grand. Nous témoignerons tous pour toi de ce que tu as réalisé ce haut-fait. N'oublie rien de ce qui t'a été dit. Et tous ceux qui siègent autour de cette pierre se souviendront de toi et prieront pour toi en tant que tes esprits tutélaires. (Kohl 1985 : 241; les italiques et la traduction sont de moi). »

[20]Voici une illustration tirée du rêve d’un autre informateur de Kohl, appelé Petit Corbeau :

Après m'être peu à peu habitué à la lumière, je regardai autour. Au début, je ne voyais rien d'autre qu'une lampe accrochée au milieu de la hutte, laquelle donnait une fantastique lumière. C'était la Lampe du Soleil. Le Soleil lui-même était assis derrière et me parla davantage : [...]

— Regarde, dit le Soleil, tu es toujours près de moi. Je te vois tous les jours et je te surveille. Je t'observe et je sais ce que tu fais, si tu es malade ou bien portant. Alors, prends courage. Maintenant, regarde bien à ta droite et à ta gauche. Est-ce que tu connais les quatre personnes qui t'entourent ? Ils sont un présent que moi, la grande source de la vie, je te fais. Ces quatre personnes sont en toi. Elles viendront de toi. Ce sont tes quatre fils. Ta famille croîtra. Et toi-même, tu vivras longtemps, tes cheveux auront la couleur des miens. Regarde-les. (Kohl 1985 : 206-207). »