Freud et la psychose

Par Olivier Douville

En mai 1883, le jeune Sigmund Freud rejoint le service de psychiatrie que dirige Theodor Hermann Meynert (1833-1892), médecin titulaire d’une chaire de psychiatrie et neuroantomiste allemand, à qui la ville de Vienne doit la création en 1870 de la première clinique psychiatrique. Il porte les dons de psychiatre de Meynert en vive estime. Il y travaille sept heures chaque jour, reste deux mois dans le service des hommes, trois dans celui des femmes. Ce sera la première rencontre avec des psychotiques.

A l’époque, si Kahlbaum (1826-1899) en 1863 et Meckert en 1871 ont isolé et singularisé l’hébéphrénie, si Mecker le fit de la catatonie en 1874, c’est bien à Kraepelin (1856-1926) que revient le mérite de classer les notions en cours dans la sixième édition de son Traité de psychiatrie daté de 1899, où il oppose la démence précoce à la paranoïa, à la paraphrénie et à la psychose maniaco-dépressive. La psychiatrie de cette fin du XIX° siècle n’était guère préoccupée par la question de la psychogenèse des psychoses, ce qui ne pouvait satisfaire un Freud en quête de la psychogenèse des affections mentales. Freud aborde la psychose avec la double préoccupation d’appliquer la méthode analytique aux paranoïas, mélancolies et démences précoces, tout en dégageant la spécificité des psychoses par rapport aux névroses.

De 1894 à 1897, Freud rédige plusieurs articles où il interroge la nature de ce qu’il nomme « les psychonévroses de défense » au sein desquelles il inclut la paranoïa. La correspondance avec Fliess, et tout particulièrement les dits « Manuscrits G, H et K. » sont riches de spéculation sur la genèse des affections que nous nommerions maintenant psychotiques, et tout particulièrement, à l’inverse de G. M. Beard (1839-1883) ou de P. Janet (1859-1947), voit-il dans la mélancolie une pathologie de excès d'accumulation d'énergie, et non un déficit direct. Il décrit également le mécanisme de projection dans la paranoïa, distinct de la projection dans les névroses, en cela que dans le premier cas l’opération de projection est méconnue par le sujet, alors que l’affect dans la paranoïa revient par le biais des hallucinations. Souvent, la névrose obsessionnelle, bien plus encore que l’hystérie, servira de modèle pour comparer et contraster les psychoses des névroses.

Dans toutes ces remarques échelonnées sur trois années, le souci d’une recherche étiologique s’accompagne de considérations à propos du bien fondé du traitement psychanalytique pour les patients psychotiques (en particulier, la lettre du 21 septembre 1897 adressée à Fliess). En ce sens il distingue deux sortes de psychoses délirantes qui seraient rebelles à tout traitement psychanalytique, la psychose dans laquelle prolifère un délire « de souvenirs » et celle où prédomine le délire « d’interprétation ». Cette déception devant la non-curabilité des psychoses les plus sévères mène Freud à se consacrer aux motifs inconscients qui poussent au « choix de la névrose ». Cependant, et du même coup, la question de la psychose et de sa genèse sera envisagée sous le primat de la paranoïa qui scinde le moi en une série de personnes étrangères sous la poussée d’un courant auto-érotique (Lettre à Fliess, fin 1899).

Le Délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, daté de 1907, ne définit le délire que comme un « fantasme qui a pris le pas sur le croire et sur l’agir ». Cet essai d’interprétation serrée d’un texte littéraire pose le rêve comme le modèle « normal du délire ». C’est bien le travail sur les Mémoires d'un névropathe de D.P. Schreber paru en 1911 sous le titre Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : Le président Schreber que Freud reprend sa théorie de la psychose proprement dite. Si Freud reste en accord avec Kraepelin pour maintenir distincts paranoïa et schizophrénie, il n’en retient pas moins l’idée qu’il puisse exister une forme mixte qui combine les deux séries de symptôme. Il retient alors le terme de paraphrénie pour désigner un tel alliage, privilégiant aux repérages des formes systématisées la saisie du jeu psychodynamique sous-jacent donné par les fixations et les mécanismes de défense. Freud invite son lecteur à « pénétrer le sens de cette histoire d’une malade paranoïaque et d’y découvrir les complexes et les forces instinctuelles de la vie psychique connue de nous. ». Il propose que ce soit non pas le « complexe paternel » qui soit déterminant dans la paranoïa, mais bien le fantasme homosexuel, à partir de quoi s’ordonnent et s’organisent différents délires : persécution, grandeur, érotomanie et jalousie en fonction des modes de rapport à l’autre et des facteurs narcissiques entrant dans la composition de ce fantasme. Le mécanisme de projection est alors considéré comme le trait le plus frappant dans la construction de ces délires tenus chacun pour une tentative de guérison. C’est ainsi la défense contre l’homosexualité qui lui fera ranger Schreber au rang des paranoïaques, alors que les aspects paranoïdes ne manquent guère. Il verra, en revanche, dans la schizophrénie, la conséquence directe d’une fixation autoérotique plus archaïque. Les délires répertoriés logiquement par Freud à partir de sa lecture de Schreber sont tous concomitants d’un désintérêt pour le monde extérieur.

Cet apport à la compréhension clinique de la psychose permet de comprendre le maintien de la réticence de Freud quant à la possibilité d’étendre le traitement psychanalytique aux psychoses. En effet, si c’est bien l’énergie qui se retire du monde extérieur qui permet de donner consistance au délire alors les sujets qui, subissant un tel mouvement psychodynamique, sont peu enclins à former une alliance thérapeutique avec le psychanalyste. Ce dernier était tenu à l’époque par Freud comme le représentant d’autrui et du monde extérieur. Freud se situe là dans la continuation avec certaines de ces idées sur la psychose, qu’il exposait à la fin des années 1890, comme, par exemple, l’usage qu’il faisait de la notion de rejet de la réalité extérieure pour rendre compte de la confusion hallucinatoire. Pour autant le texte de 1911 contient l’amorce d’une avancée théorique propre à remanier sa théorie de la réalité psychique. Ainsi apparaît un usage précis du terme de narcissisme (ou du « narcisme »- comme il l’écrit alors) qui désigne le rabattement et le rassemblement sur le corps propre des pulsions autoérotiques.

La rédaction de l’article de 1911 à propos des Mémoires… de D. P. Schreber révèle et précipite les tensions entre Freud et Jung. Le psychanalyste suisse souligne que les notions de libido et de refoulement sont insuffisantes pour rendre compte de la spécificité de la démence précoce (i.e. la psychose). De nombreuses passes d’armes s’en suivirent. La rupture avec Freud étant consommée Jung proposera sa vision de la schizophrénie. Cette affection laisse s’exprimer et des éléments singuliers au malade et des éléments « mythiques-collectifs » également nommés « archétypes »

En 1913 Freud écrit dans « Le début du traitement » : « Quand le patient est atteint non d’hystérie ou de névrose obsessionnelle mais de paraphrénie, le médecin est dans l’impossibilité de tenir sa promesse de guérison et voilà pourquoi il a intérêt à éviter une erreur de diagnostic. »

De 1914 à 1916, soit de « Pour introduire le narcissisme » à Introduction à la psychanalyse, la place de la réalité constitue un critère discriminant entre névrose et psychose. Dans le cas de la schizophrénie, le mécanisme du refoulement n’opérant pas, les mots sont substitués aux objets. L’article de 1915 « L’inconscient » précise que le traitement que la psychose fait du langage s’apparente alors à celui du rêve, la démence précoce ne saisissant des objets que leur « ombre » soit « les expressions verbales qui leur correspondent ». Le Freud de 1915 et de 1916 se souvient-il de celui de 1891 rédigeant son texte sur l’aphasie et explorant toute la complexité de la relation entre les mots et les choses ? La correspondance délicate entre mots et choses est explorée à nouveau. Les psychoses paraissent avoir donné au mot tout le privilège par rapport à la chose. Or, dans la psychose, le retrait de la libido du monde extérieur ne signifie en rien leur remplacement par l’investissement d’un objet intérieur. Les tentatives pour palier cette béance sont bien fragiles, et l’investissement du mot au détriment de l’objet est bien l’angle théorique qui permet encore une fois d’opposer psychoses et névroses, ces dernières ayant refoulé les mots alors que les premières ne peuvent conduire qu’à des tentatives de réinvestissement objectal de la réalité extérieure au risque d’une régression du moi au narcissisme. La mélancolie manifeste une telle régression alors que la manie ne pouvant se contenter ni se fixer sur un seul objet, les consume rapidement les uns après les autres. L’introduction de la seconde topique permettra à Freud de proposer l’idée unifiée d’une « psychose » en tant que telle et montre, proposant un repérage « structurel » que la différence topique essentielle entre névrose et psychose se situe entre moi et ça dans le premier et entre moi et réalité dans seconde. Là Freud désigne un point commun qui oppose le groupe des psychoses à celui des névroses, les similitudes jouant dans les premières tenant à la nature de la fixation au stade narcissique, l’impossibilité de procéder par des substitutions d’objet et le démantèlement du Surmoi dont la férocité revient de l’extérieur dans les hallucinations des schizophrènes et des paranoïaques ou dans cette grimace de conscience morale qui accable le sujet en mélancolie par des auto-reproches.

L’on notera enfin que contrairement à une opinion trop répandue selon laquelle Freud n’aurait jamais pris en cure de patients psychotiques, il fut établi par David D. Lynn en 1993 que Freud avait suivi un patient psychotique, de 1925 à 1930. Cet homme resté dans les archives sous le nom de A. B., né au début du XX° siècle dans une riche famille américaine lui avait été confié par le pasteur O. Pfister (1873-1956) après une évaluation clinique faite par le psychiatre E. Bleuler (1857_1939). Des éléments de cette cure aurait servi de matériel pour la rédaction de l’article de 1927 sur le fétichisme.

Olivier Douville