Fondations subjectives du temps à l'adolescence

Par Olivier Douville

Regards sociologiques et anthropologiques

Q'u’en est-il des fondations subjectives du temps à l’adolescence ? Cette question vaste – et sans nul doute trop vaste – suppose pour être abordée un certain balayage théorique. Comment peut être raccordé le déchiffrage du temps de l’adolescence à une référence clinique ?

Un premier ordre de réponse fera appel à des modèles sociologiques et/ou anthropologiques et il fera de l’adolescence le temps qui révèle et symptomatise les particularités du lien social. Winnicott a, par exemple, forgé l’heureuse expression qui pose l’adolescent en tant que baromètre du social. L’adolescence est alors posée comme paradigme de l’état des opérations de transmission, de ritualisation et de métabolisation de la violence propre à nos mondes contemporains. Ce regard sociologique à propos de la question adolescente renvoie aussi à un courant plus général, d’inspiration durkheimienne et auquel adhère en bonne part Lacan dans ses tout premiers travaux lorsqu’il pose la position du sujet dans une tension à la fois intime et sociale entre la détermination du moi par l’imaginaire et celle du surmoi par le symbolique du social (Douville, 2004a). On trouve par exemple dans l’article « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » la phrase suivante : « Le surmoi, dirons-nous, doit être tenu pour une manifestation individuelle, liée aux conditions sociales de l’œdipisme. C’est ainsi que les tensions criminelles incluses dans la situation familiale ne deviennent pathogènes que dans les sociétés où cette situation même se désagrège »[1]. Le plus individuel et le plus social, le plus intime et le plus extérieur coïncident, et ils le font à la place d’un manque et d’une insuffisance. Toute cette combinaison est assez simple à soutenir si l’on reste dans l’analogie. On dira alors que, de même que le moi se forme par l’aliénation à une image parlée par la voix maternelle, du fait de la néotonie initiale et de la turbulence de la motricité du jeune enfant, le surmoi se constitue à la frontière du social et du groupe familial du fait d’une déhiscence de ce groupe dans le social. Il me semble impossible de parler du rapport de l’adolescent au temps sans faire place à la théorie du surmoi, telle qu’on peut la lire chez Freud, puis chez Lacan.

La sexuation et la subjectivation adolescentes ne peuvent être, il est vrai, uniquement expliquées par la sexualité, la fonction phallique et le langage. Et qu’elles soient affaire de discours permet d’en éclairer les mutations contemporaines et d’aborder différentes organisations sans les réduire à des manifestations psychopathologiques. Des positions novatrices (Cadoret, 2003) conçoivent l’adolescent comme un « paradigme » de notre actualité, faisant de certains jeunes d’Europe, du Maghreb ou du Japon, des anticipateurs des mondes à venir, autant sinon davantage que des héritiers des mondes anciens. La temporalité adolescente est ici celle de l’anticipation.

L’adolescent passeur

Le développement relativement récent de recherches d’inspiration lacanienne sur l’adolescence est aujourd’hui chose reconnue en France. Cet intérêt pour l’adolescent « passeur » et l’adolescence comme « passage » a réuni dans une association savante, sous la dénomination de Bachelier, plusieurs chercheurs[2]. Travailler avec les conceptualités lacaniennes n’est pourtant pas sans paradoxe. La réfutation lacanienne d’une possible psychogenèse s’accorde-t-elle à une clinique qui prend en compte les temps de la vie ? Il y aurait là une aporie qui, toutefois, peut être en partie contournée par un effet rhétorique impliquant un temps de bascule dans la définition de la relation du sujet à l’Autre. Il ne s’agit alors plus de poser une psychogenèse de l’individu per se, mais de supposer une psychogenèse de l’Autre, laquelle connaît les mutations et fractures qu’occasionnent les réemergences du Réel.

Déplions cette opération. L’Autre, l’altérité de référence, se définit d’abord comme une donnée de structure, et en ce sens elle est a-temporelle ; mais elle se présente dans la vie de chacun sous diverses formes et figures d’autorité et de référence. En ce sens il est possible de penser l’adolescence comme le temps d’une double séparation : séparation de soi à soi et séparation du sujet à ses appartenances originaires. Ce double mouvement de séparation et d’étrangéisation du sujet vis-à-vis de lui-même dans une nouvelle saisie de lui-même le ferait rencontrer un Autre du social, plus ou moins disjoint de l’Autre parental – ce qui donne sa consistance à la « crise d’adolescence » étant alors précisément un passage, souvent conflictuel, entre les intimations prêtées aux pères et celles proférées par le social. Entendons-nous : il n’y a pas à proprement parler un surmoi des parents et un surmoi de la société. C’est plus que le surmoi, héritier du surmoi antérieur, se fait des plus gourmands quand s’effilochent et se dispersent les pôles des références normatives. Mais que le social ne parle pas, n’intime pas, n’idéalise pas comme la famille le fait – et certainement pas d’une seule voix ! –, quel clinicien trouverait ici à s’alarmer ?

Nous préférons avancer que ce qui circule dans le social serait aussi ce qui circule et insiste entre les hommes et les femmes, c’est-à-dire le sexuel et le désir. Le pubertaire vaudrait ici pour un des noms de la découverte du manque comme ressort essentiel du désir. Pourtant il ne suffit pas de formuler ainsi le pubertaire. Une telle définition, si elle explique bien pourquoi le début de toute adolescence est rupture, et pourquoi l’adolescent est coupé de l’infantile, ne peut rendre compte de l’opération adolescente dans sa complexité et sa durée. Il faut commencer par poser ce qui souvent préside à la mise en œuvre du travail de temporalisation de la subjectivité à l’adolescence, soit le réel de la première rencontre avec la jouissance qualifiée de « sexuelle » (Douville, 2004b).

Le temps de la rencontre sexuelle

Ce qui caractérise l’adolescence et son travail de temporalisation est le remaniement des étayages fantasmatiques et identificatoires devant ce qui surgit de la jouissance et face aux nouvelles répartitions des manques qui en découlent. La rencontre sexuelle, si elle n’est plus soutenue par les fantasmes masturbatoires infantiles et par elle réduite à une forme de masturbation, élève le ou la partenaire à la hauteur d’une altérité. Mais comment cette différence joue-t-elle si brusquement alors que le rapport entre un corps et un autre ne s’établit plus intégralement sur la base de l’identification phallique fortement contrariée à l’adolescence ? Le sentiment de ce que l’Autre présente, exige de corps et veut, n’est pas toujours fait de joie, de triomphe, de ravissement. Lisons par exemple Hesse, qui dans son roman L’Ornière, décrit un adolescent, Hans Geibenrath, et narre ainsi la première rencontre amoureuse physique de ce jeune homme :

« Et il lui sembla entendre quelque chose résonner très loin dans les ténèbres lorsqu’elle lui dit à mi-voix : Veux-tu m’embrasser ?
Le visage clair se rapprocha, le poids d’un corps fit bomber un peu le treillage, des cheveux légèrement parfumés vinrent caresser son front, et des yeux fermés par de larges paupières blanches ourlées de cils noirs furent tout près des siens. Il fut secoué d’un frisson violent lorsqu’il effleura de ses lèvres timides la bouche de la jeune fille. Il voulut s’écarter immédiatement, tout tremblant, mais elle avait entouré de ses mains la tête du garçon, appuyait sa figure contre la sienne et ne libérait pas ses lèvres. Il lui semblait que sa bouche le brûlait ; il la sentait se presser, se coller contre la sienne comme si elle voulait boire sa vie. Il fut saisi d’une profonde défaillance avant que les lèvres impérieuses se fussent détachées des siennes, son désir frémissant devint une fatigue mortelle, une sorte de torture ; et lorsque Emma le laissa aller, il chancela et dut s’accrocher de toutes ses forces à la clôture »[3].

La brutalité contre l’Autre et la brutalité de l’Autre sont les premiers traits qu’élabore l’adolescence, en remaniant alors le fantasme de séduction et le fantasme « on bat un enfant ». Or le père pulsionnel, le père violent, n’est plus le seul agent de cette grammaire fantasmatique. Cette élaboration ne peut se faire sans la reconnaissance d’une altérité qu’elle fait naître.

Nouvelles médiations et angoisses matricides

L’Autre ne se réduit plus alors à l’Autre du narcissisme, ce double de soi avec qui le jeune peut jouer à prolonger la latence sous le regard parfois trop ravi des parents. La rencontre avec l’inconnu de la jouissance entraîne une division du corps par sa propre jouissance. Cette division est la source même de la production d’une altérité. Elle fait naître une altérité qui se dégage, progressivement, de ce que la satisfaction orgasmique réveille des jouissances archaïques. À cet égard, latence et adolescence ne coïncident pas. La temporalité adolescente, s’il en est une, serait faite de cette succession de moments où se forment les souvenirs de l’enfance en même temps que s’élabore l’inconnu du sexuel. L’enjeu serait alors d’assumer de nouveau une castration de la mère. De nouveau, pourquoi ? L’adolescent ne récapitule pas davantage qu’il ne reproduit l’infantile, il le revisite. La nouveauté réelle est qu’à l’adolescence le sexuel déborde le génital de la logique phallique. C’est tout le champ de l’Autre qui garantissait la castration maternelle qui s’en trouve bouleversé et affecté.

La pensée du sexuel à l’adolescence est aussi une pensée de l’organe et une pensée du rapport. La temporalisation du sexuel qui caractérise, quoi qu’on en dise, la vie amoureuse des jeunes gens et des jeunes filles, permet la mise en place d’un rapport au semblant. Mais ce recommencement de la déphallicisation de la mère ne va jamais de soi, et nous ne saurions la décrire en termes de stade de développement par exemple. En effet, qu’exhibe un jeune masturbateur que je reçus à quelques reprises lors de son hospitalisation en psychiatrie et qui voulait arrêter les voitures en se masturbant au bord de la nationale ? Il m’assurait qu’en se masturbant il pouvait mieux voir le visage sidéré des automobilistes. Il convint peu après que c’était là, selon ses stricts termes, une histoire « sans queue ni tête », formulation qui le ravit – et me fit rire aussi. Le Witz, assez amusant pour être signalé, s’il a bien fait émerger la possibilité de prendre assise dans le transfert et dans les pouvoirs métaphoriques de la langue, et si, de plus, il déplace l’angoisse de castration dans une condensation métaphorique, ne se crée aussi qu’au moment où le patient peut élaborer par l’analyse de quelques rêves des angoisses matricides extrêmement violentes.

Ce serait donc cela aussi l’adolescence : une opération qui signifie et boucle l’opération de la castration maternelle. Cette opération dégage la figure du féminin, ce n’est plus alors le retour au phallus maternel qui anéantit. Ce n’est plus l’indivision, qui vaut encore pour un mirage dangereux, mais n’est plus que mirage. L’adolescent, plus précisément la jeune fille, se divise entre elle-même et l’Autre féminin, celle dont elle doit capter la puissance et le mystère, mais celle aussi qui la réduirait à rien si la jeune fille ne l’égalait. Un tel déplacement de l’incastrable du maternel au féminin rend compte de la fabrication de fétichisations fréquentes à l’adolescence. Le soutien de l’image spéculaire vacillant, il convient d’aller chercher dans l’Autre sexe dont le féminin tient lieu de quoi se sentir réel, vivant. Mais c’est ce qui est voué à l’échec aussi ; une quête d’un nom de corps déclenchant ces passions adolescentes – tout à fait distinctes de l’amour – pour cet Autre qui donnerait orientation, vraissemblance et consistance au corps propre du sujet. C’est là mirage, l’évanouissement du sujet, son aphanisis étant le plus souvent au rendez-vous. De là un certain nombre de comportements, de « cour » de séduction entre adolescentes qui ne se réduisent pas, comme déjà l’avait pressenti Freud, à une homosexualité perverse.

Avec Natahi, nous avons pu montrer en quoi le cas classique chez Freud (1920) de « la jeune fille homosexuelle » permettait de définir ce temps de sidération adolescente pour l’objet féminin (Natahi, Douville, 1999). La jeune fille traitée par Freud fabriquait, à l’adolescence, une solution qui est celle de l’amour courtois pour surmonter la déception de n’avoir pu être entendue dans sa demande d’enfant par le père. L’amour courtois s’adresse à la « Dame », vénérée et choyée d’ostensible façon. Il s’agit moins de passion homosexuelle au sens strict du terme, de passion pour l’eros d’un corps féminin, que de fixation pour un corps publiquement connu (cette femme vénérée est une demi-mondaine) et qui se fait le dépôt de l’exquis mirage du féminin.

L’énigme à laquelle est confronté l’adolescent a pu être nommée « féminin ». Cette sophistication théorique repose sur une première définition du temps de l’adolescence qui est celle d’un temps de la promesse manquée. Ce thème est récurrent chez Rassial (1996, 1999) puis Lesourd (2001, 2004). Il suppose une façon structurelle de trauma dans la rencontre du sujet avec un autre sujet d’un autre sexe que lui. Nous entendons pour le moment cet autre sexe que lui dans son sens le plus banal, celui de la rencontre dite « hétérosexuelle ». Cette façon triviale et utile de poser les choses permet alors de mettre en place les éléments d’un scénario. La rencontre avec le réel ne serait alors pas médiée par le fantasme infantile, et elle ne serait pas non plus soumise au refoulement en raison d’une intimation d’être « garçon » ou « fille ». Le sens premier de ces termes de « garçon » ou de « fille » serait, en deçà de l’adolescence, supporté par une logique d’opposition entre phallique et châtré. La rencontre du réel sexuel à l’adolescence contraint toujours davantage le sujet à se dé-saisir de son être qui a été marqué par ces premiers signifiants. Cette marque ne se pose-t-elle que comme un mirage ? N’a-t-elle été tenue que par un leurre ? Et s’abstraire de ces déterminations et de la logique qui les sous-tend n’est-ce pas alors une opération tant logique que chronologique qui amène un effacement du sujet et la mise en place d’un Autre qui devient un lieu de sens plurivoque ? La constitution psycho-sexuelle de l’adolescent le confronte alors au ravissement et au mystère du sexuel et du désir. Personne n’est le dépositaire du phallus. La castration, loin de désigner un état des puînés par rapport aux aînés, la situation d’une génération par rapport à une autre, est le nom de l’incomplétude, situation et condition de ce qui fait parler entre les différents mortels. Bien plus que blessure, castration signifie ici « séparation », ce qui est son sens premier, et lien tout autant, médié.

Le temps de la dépression

L’adolescence est donc un événement qui va se déplier dans une consistance temporelle qui noue des lieux, des sites et des topos d’identification étonnants et inédits. L’adolescence est le temps d’un soulèvement, d’un dévoilement. C’est le temps de la confrontation du sujet à un « site » nouveau où l’enjeu est de s’approprier les dimensions réelles et symboliques du sexuel et de la mort. Cette confrontation mène le sujet à s’approprier sa propre figure dans un dehors sans précédent, tentant d’inscrire le déploiement spatial et temporel d’un trajet de subjectivation. De façon plus large, il est loisible de poser que l’adolescent passeur se tient en cette figure du sujet dénudé, qui voit s’inconsister les mirages qui faisaient tenir son rapport aux autres et à l’Autre. C’est ce sujet qui se réduit à une détresse essentielle. Ce thème pourrait reconduire un grand nombre de notations cliniques déjà établies sur les deuils de l’enfance, internes aux processus de subjectivation des adolescents. Sa portée peut être aussi de faire valoir la nécessité logique et chronologique de la dépressivité adolescente qui se signale lorsqu’elle est empêchée autant par le repli morose que par la violence des désarrimages agis. Je rappellerai ici que la dépression adolescente est signe, non seulement de la séparation du corps du sujet d’avec celui de l’enfant-roi, mais plus encore et plus à vif, un temps d’intense déception, d’intense sidération corrélative au surgissement de l’angoisse. Les objets sont aussi menaçants dans leur présence que dans leur absence ; l’angoisse et la dépression inscrivent une dimension qui est celle de la panne, ou même de la déchéance des incarnations imaginaires de l’Autre (Rassial, 1996). Passage alors d’une angoisse de castration à une angoisse de reproduction, l’adolescence est un moment où les configurations symptomatiques se redistribuent parallèlement aux solutions fantasmatiques qui servent d’argument et de refuge au sujet (Gutton, 1996). On songe encore ici à ces moments de folie pubertaire où le corps de l’être parlant qui n’est plus entièrement figé dans une application univoque des reflets de mots sur des restes d’image, part à la dérive, dans une acmé de confusion des registres réels, imaginaires et symboliques (Douville, 2004b). Sans appui tiers entre le Réel et le fantasme, ces jeunes provoquent avec leur errance, dans leur perte océanique au sein de groupe, de foule ou de bains sonores, quelque chose qui fonctionne comme un corps ; c’est-à-dire comme un corps qui avale et qui recrache, qui contient ou qui vomit, mais aussi comme un corps sans nom et sans visage, un corps voué à une forme de mise en suspens. Une surface par trop anonyme pour que s’y attache, au-delà de la durée, l’agrafe de la temporalité.

Paradoxe du temps adolescent et temps logique

Le temps adolescent apparaît paradoxal. Le tumulte adolescent pourrait faire croire que des opérations de séparation se signalent par des moments vécus de violence, de rupture, d’arrachement. Ce serait mal situer le croisement de deux vecteurs temporels propres à l’adolescent, et mal encadrés par l’appareillage des idéaux contemporains qui fonctionnent comme une machine de guerre contre tout manque, le plus souvent réduit à du défaut[4]. D’après cette proposition, il est possible d’avancer qu’une fois traversées les angoisses matricides, les nouvelles médiations et altérités auxquelles le jeune va avoir affaire forment un dispositif qui est incomplet. Le manque d’être mâle ou femelle recouvre un manque antérieur, dû au fait que la fonction biologique de la reproduction et même de la mort n’est pas représentée dans l’inconscient. Ce manque est un manque d’immortalité. Les fantasmes de gel du temps et de l’espace et/ou ceux d’indestructibilité à l’adolescence (Gutton, 1993) viennent témoigner de ce qu’à l’adolescence les angoisses de division du rapport du sujet à son corps par la jouissance sont aussi réfléchies dans les angoisses de reproduction. Il suffirait d’adopter un tel point de vue pour distinguer l’agitation adolescente (solidaire de l’apathie) de l’animé adolescent en tant que processus, justement dénommé par Masson (2004) comme « hyper-paradoxal » ; processus par lequel le sujet se retourne en lui-même, dans l’espace de sa propre division, pour inventer une nouvelle modalité de lui-même. L’actualisation adolescente est celle du recouvrement de la pulsion partielle qui ne s’éternise plus pour elle-même, comme par exemple dans l’anorexie. La pulsion trouve sa limite à se placer dans le manque d’immortalité. C’est là le temps logique de l’adolescence, une entaille qui se trouve logiquement dans cette opération de séparation et de limitation (Douville, 2000). Discutons alors de ce temps de passage dans la structure qu’est l’adolescence en fonction des trois temps dégagés par Lacan : voir, comprendre et conclure.

En 1945, Lacan publie son article « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ». Il prend pour point de départ le problème logique de trois prisonniers. La liberté est accordée au premier des trois qui déduira quel disque, pris dans un ensemble de trois disques blancs et de deux disques noirs, il porte sur son dos. Il n’a d’autre recours que d’observer. Le raisonnement – que je ne détaillerai pas ici – dégage trois temps dont la valeur logique est différente : l’instant du regard, temps sans durée et qui ne passe pas ; le temps pour comprendre ; le moment de conclure. Ces trois temps se bouclent de la façon suivante : le jugement porté dans la hâte ne rencontre sa certitude, anticipée dans le temps pour comprendre, qu’une fois réalisé par l’énonciation le moment de conclure.

Il ne s’agit en rien d’appliquer intégralement ce « sophisme » à la période adolescente, mais bien de l’utiliser lorsque la clinique plaide en ce sens pour désigner les différentes temporalités de l’adolescence et les relations qu’elles entretiennent entre elles. La constitution de ce temps logique ne va pas sans dysharmonie, sans discordance. Le temps logique qui est la transformation subjective de données qui touchent à l’espace et aux temporalités du corps pulsionnel dans ses inscriptions fantasmatiques et idéales, est le temps qu’il faut pour inscrire le réseau des signifiants qui représentent le sujet. Ainsi entendu, le temps logique comporte la dimension de la hâte, de la précipitation à se porter maître des modifications qui affectent le corps réel. Que réalise cette précipitation ? La précipitation réalise la connexion du possible au nécessaire. Les modifications corporelles, si elles ne sont pas déniées, deviennent un fait possible. Il est possible que le changement ait lieu. C’est alors qu’il est pris acte d’un possible, qu’il devient nécessaire que ce possible ait eu lieu. Dans une logique temporalité d’après-coup, un lien se tisse entre possible devenant nécessaire. C’est alors un second temps pour lequel l’adolescent déclare quelque chose de son appartenance sexuée. Pour cette opération il faut du concept, c’est-à-dire du temps, et du mythe individuel (Douville, 2000) dans le sens où l’acte sexuel ne fait pas rapport – contrairement à un acte qui permettrait de conclure une identité (et nous retrouvons là encore Masson, mais sur un plan plus étroitement lacanien).

La connexion du nécessaire et du possible institue un temps deux et non deux temps. Le possible est tel alors que ne peut être nécessaire que le possible. Du moment où quelque chose est possible il est nécessaire, que cela ait lieu ou n’ait pas lieu. Le possible est un temps indexé, le nécessaire un temps toujours prévalent. Ces deux temps sont dans une conséquence logique, ils sont ensuite bouclés comme simultanés ce qui assure l’être du sujet d’une identité. L’opération de réalisation du devenir du sujet s’effectue par la passe du temps logique, opération que nous isolerons comme de structure, et qui décomplète et oriente le temps et la durée. Au plan imaginaire, le vécu semble stagner, ne pas aller aussi vite, tout semble tendu vers la précipitation à conclure. Au plan symbolique, la temporalité est faite de remaniements profonds des scènes et des scénarii inconscients qui vectorisent le rapport du sujet à son origine. Si le bouclage du possible par le nécessaire a lieu, le sujet vit un monde sans bord, et la répétition peut prendre le tour de l’acte par lequel le sujet se produit comme objet. Les scènes primitives peuvent tout à fait passer à l’acte, d’où la précipitation de certains jeunes et des jeunes filles surtout dans la fonction parentale où elles ne se produisent pas, loin s’en faut, comme mère, mais comme corps regardé par cette énigme sortie de leur corps.

Hâte adolescente et répétition

La hâte adolescente remanie profondément les logiques de la répétition. L’espace dans lequel se risque le jeune, qu’il modèle aussi, dans le meilleur des cas est risqué dans la mesure où il s’agit d’un espace cinétique et incertain où se brouillent les miroirs. Partiels, les objets reviennent au sujet dans un effet pulsionnel qui saisit le flux de la voix, l’incarnat de la peau. La dismorphophobie renseigne ici en son aspect limite. L’adolescent n’a pas uniquement à devoir s’acclimater à une autre image de lui, à un autre support spéculaire du narcissisme. Il se met en vertige, la pierre d’achoppement est ce trou représentationnel autour de l’émergence de la part autre de la jouissance phallique. Pour aller assez rapidement à des écritures schématiques, on pourrait avancer que, dans la mesure où à cet âge de la vie le phallus imaginaire et l’objet a ne sont pas encore suffisamment distingués, le jeu flottant de l’adolescent, sa prise dans une nouvelle version de la métaphore, se situerait dans une recherche opiniâtre et parfois désespérante de ce que valent son être et sa parole comme semblant, cause aussi du désir de l’autre, et comme objet-ressort de la pulsion de l’autre. Tel est bien l’indécidable, tel est bien « l’entre-deux » à vrai dire si peu transitionnel. Tel est bien, enfin, cet espace où les coordonnées du fantasme forment comme une grande fenêtre sur le vide qui désigne une place – celle du nom – que le sujet doit occuper une seconde fois.

Le nom bien sûr, n’est pas la référence mais ce à partir de quoi il peut y avoir de la référence. L’habitat du nom se dessine comme un défi pour celui qui ne sait loger son être entre parade et déchéance, entre rebut et fétiche. Par rapport à ce vide représentationnel qui, à l’adolescence, met en passage le rapport du sujet au Nom-du-Père, nous voyons que les adolescents, garçons surtout, scindent de façon nette la figure paternelle. Du fait de l’abandon de la théorie sexuelle infantile, le père apparaît à nouveau comme sexué, sexuel. L’enfant est le produit du génital. Les pulsions partielles ratent, elles ne peuvent plus être fantasmées comme essentiellement fécondes. Du moins cet aspect passe-t-il à l’inconscient. Le père dans sa réalité, ne l’accablons pas, on le liquide dans le constat chaque jour répété de son déclin, de son évanouissement, de sa déchéance. Remarquons cependant à quel point des thèmes de dépressivité chez les adolescents garçons visent à disqualifier le rôle causal de la puissance paternelle dans le simple fait de leur existence. « Je n’aurais pas été », « Je n’ai pas demandé à être là, au monde »… Qui ne connaît ces ritournelles, audibles bien ailleurs que dans nos cabinets de psychanalystes ? Mais on peut saisir que si les logiques de la sexuation se mettent en place lors de l’élaboration adolescente, alors le jeune peut s’attacher à une forme d’imaginaire du Père, résistant au meurtre, présence corporelle d’une forme de non-réponse, d’une sorte de puissance de refus, d’une sorte de retrait. Un père qui, tout en faisant confiance à la langue commune, ne serait pas sans cesse à vivre l’obsession vers laquelle certaines intimations « psy » peuvent le réduire de tout raconter sur lui, sur son histoire, sur son origine. Sommes-nous aujourd’hui dans un monde qui laisse le sujet en paix vis-à-vis de la question de l’origine, qui réclame un peu d’énigme ?

Notre article a insisté ici sur une différence entre garçons et filles, tant il peut sembler qu’à suivre l’écriture logique des mathèmes de la sexuation la nécessité d’« être », d’incarner, de représenter une consistance logique, une propriété est plus indiquée comme assurée du côté masculin. Au demeurant, il n’y a pas le choix. Cette particularité de l’écriture logique de la sexuation pourrait expliquer pourquoi les adolescentes, elles, vivent de façon plus étendue dans le temps cet écart entre la Bejahung (cette coupure dans le sujet qui ouvre à la construction du fantasme mais ne garantit aucune identification sexuée) et l’idéal du moi.

Le défi théorique est alors de produire une théorisation de l’adolescence qui ne la réduise pas à une réponse adaptative aux bouleversements qu’entraîne la puberté. La référence lacanienne peut accompagner et tenter de formaliser ce qui a été établi, au moyen des conceptualités freudiennes, à propos de la complexité des opérations adolescentes lorsqu’elles sont prises dans une tension entre assomption des éprouvés pubertaires et reconstruction des idéaux. Le psychanalyste ici est concerné en tant que son travail avec des adolescents pris dans la tyrannie de la hâte est de présenter un point d’appui, un point fixe, une face de la répétition. Point à partir de quoi peut se déplier le transfert, créant une zone intermédiaire entre la hâte à quitter toute assignation et les moments où l’adolescent cherche à rentrer dans le rang en se fondant dans une masse ou dans une précipitation à jouer ce qu’il croit être l’adulte et reconduisant le plus souvent pour cela des idéologies totalitaires.

Dans le moment où le sujet renonce à son errance et à son objectivation, et élabore ce que c’est d’être vu, pensé, lié à l’Autre, il renverse cette aliénation en affirmant son identité. Il affirme un Je qui retire sa certitude de cette dernière anticipation qu’est le moment de conclure. La conclusion identitaire ne résulte en rien d’une harmonie entre ce qui est supposé par l’autre et ce qui est supposé par le sujet, mais de ce qui fait discord entre les deux. À une condition : que cette certitude se dise et s’éprouve dans l’intime, non plus dans le lien de fascination ou dans le climat de sensitivité si fréquent lors des premiers temps de l’adolescence. Entre dé-liaison et sur-liaison, il reste donc – et c’est la chance du travail psychanalytique – une potentialité que se crée un rapport au Père du Nom, à une nouvelle fondation imaginaire limitée par le recours au concept et à la nomination.

Je ferai alors un dernier rappel sur le temps logique, dont Lacan parlait presque tout du long de son enseignement. Si la passe adolescente est bien le temps du surmontement de l’effacement et de la choséification du Nom propre (Gori, 1997), si alors elle reconfigure et redistribue autrement les signifiants qui, dans l’infantile, servaient à représenter le sujet et sa place, alors le monde nouveau auquel s’ouvre l’adolescent est tissé entre une multiplicité de sujets liés entre eux selon les lois du désir. Ils ne sont plus appareillés sous forme de chaîne reliant un sujet sexué à un autre sujet sexué. En fin de compte, on a changé, on n’est plus membre d’un groupe relié et unifié autour d’un objet, mais habitant d’un espace où coexistent des hommes et des femmes marqués par des manques, des incomplétudes, des scansions et des rapports jamais totalement clos à la chance du dire. La filiation, en relance, devient le nom de la génération.

BIBLIOGRAPHIE