Petite fantaisie récréative aux senteurs lacaniennes sur nos liens avec les sciences dures

Par Olivier Douville

Quelques questions viennent se poser à nous, psychanalystes, que des écrivaillons sans densité épistémiques nous somment de devenir scientifique (ce qui dans leur cervelle cimentée veut dire évaluable par des questionnaires de satisfaction) . Or refuser la conjuration des crétins ne peut pour autant nous faire perdre de vue la nécessité de clarifier nos prés carrés pour qui veut bien nous entendre. De sorte que j'ai commis cette chose.

Les réussites de la physique dans sa modélisation (voire sa prédiction) du réel peuvent-elles la poser en paradigme d'une scientificité, alors qu'on sait cette scientificité très controversée du côté de la psychanalyse ? (ce qui ne signifie pas l'absence d'une rationalité psychanalytique). Sans doute faut-il jouer sur un paradoxe : à la fois supposer la fécondité du dialogue transdisciplinaire et, dans le même temps, supposer le caractère local des disciplines scientifiques et promouvoir, à la limite qu'il y ait un sujet spécifique pour chaque science. Cette position peut représenter un véritable tour de force quant on se souvient que la plupart des épistémologues - dès Hegel commentant le cogito cartésien- notent la fécondité d'une inaugurale exclusion du sujet quant au développement des sciences naturelles.

On sait que Lacan en a déduit les propositions subséquentes:

- que la psychanalyse opère sur un sujet (et non sur un moi ou ses avatars)

- qu'il y a un sujet de la science

- que ces deux sujets n'en font qu'un.

La pensée de Lacan fonde donc un sujet qui doit être tenu comme tout à fait distingué (et non pas isolé) de toute forme d'individualité empirique.

En usant de cette extension de l'équivalence susdite, on peut aussi concevoir que le sujet est compris sans le recours d'aucun fondement naturaliste. Il est divisé par le signifiant, de façon congruente avec sa division par la loi morale.

Je glisse là une remarque. Qu'à partir du Cogito le sujet se présente comme un sujet dépouillé de ses qualités naturelles et psychologiques, pour devenir un pur sujet, mis à nu par la machinerie signifiante pure de la seconde Méditation, c'est un hapax sur quoi, depuis Hegel, les penseurs de la modernité n'ont cessé de revenir. Maintenant n'oublions pas que ce Lacan nomme la science c'est la physique mathématique, alors que de nos jours sous des expressions aussi fourre-tout que discours de la science on dénonce tout à la fois les expérimentations biologiques, le nucléaire, le bio-médical etc...

Nous trouverons chez Lacan des formulations telles que celle-ci : " Aucun des résultats de la science n'est un progrès Contrairement à ce qu'on s'imagine, la science tourne en rond, et nous n'avons pas de raison de penser que les gens du silex taillé avaient moins de science que nous" (Séminaire 24 le 14/12/1976). Aussi existe-t-il chez Lacan une reconnaissance de l'aspect mythologique de toute construction scientifique, le savoir psychanalytique devant rendre compte du tissage entre vérité du sujet et réel, c'est à dire entre langage et réel.

Mais on pourrait raconter aussi un passage. Passage qui part des concepts primitifs, "de base". Ce serait un peu le vide comme "être de milieu" selon la définition qu'en donna B. Pascal. Et puis vient le passage à une modélisation. C'est là que la physique change de stratégie, soit elle axiomatise, soit elle schématise au risque de projeter un peu brutalement ces schématisations sur de la réalité empirique. Mais c'est bien là aussi que ces schématisations peuvent apparaître au novice que nous sommes, comme des supports de projections, voire de quasi-hallucinations dirigées de coordonnées mobiles (c'est à dire en état de déformation topologiques et d'engendrement) spatio-temporelles. Il faut sans doute imaginer et se mettre l'épreuve d'imaginer un autre espace que celui que nous dispense la banalité socialisée euclidienne pour penser et se représenter des processus psychiques et leurs conditions de transfert. Je pense là très précisément à ce que l'usage de la topologie permet de comprendre dans les rapports de la pulsion au vide. Un tel exercice n'est sans doute pas scientifiquement rigoureux, exact, valable. À dire vrai, ceci importe assez peu.

Nous pouvons alors situer où nous sommes en panne dans le rapport entre psychanalyse et usages des modèles issues des sciences "dures" : en ce qui concerne les théories du psychisme, les mathèmes de Lacan ou les vecteurs de Bion sont les plus frappants exemples de schématisation de concepts qui ne permettent pas de modélisation. Dans notre communauté, le dialogue des sciences avec la psychanalyse peut avoir pour enjeu de rechercher des isomorphismes, mais cet enjeu ne se justifierait que de l'ouverture d'une heuristique considérable. Or, tout cela reste à peu de choses près à sens unique. Je ne crois pas que les théories de la psychanalyse aient grandement fait avancer les sciences dites "dures". Il n'en est pas de même pour l'impact qu'elles ont eu sur l'esthétisme ou l'anthropologie.

Il n'est donc pas indifférent que l'enjeu soit d'abord dans le rapport du psychanalyste à sa langue. La fréquentation des paradoxes et des avancées des mathématiques, de la logique et de la physique permet de se défaire, par éclipses, de nos réalismes logiques et identitaires. Une telle attaque, indispensable, permet de subir un déplacement dans un espace où les topologies du moi, les clôtures dedans/dehors sont salutairement mises à mal.

Comment formaliser ce vide que le clinicien rencontre lorsque les nouages Réel/imaginaires et Symboliques se défont ? Comment le "Un", source d'un multiple au- delà des existences concrètes est-il bien concevable comme de l'ordre du Réel et non immanquablement superposable à cet Un de l'unification imaginaire ? Sommes nous avancés danse la volonté de comprendre cette fonction du vide et du vide médian, condition des mixtions pulsionnelles et non désert, vidage, hémorragie pulsionnelle ?

La théorie lacanienne qui subvertit le nominalisme du sujet (il est, mais divisé) et le réalisme de l'objet, (il est mais absentifé) et réunit ces deux subversions par le poinçon de la coupure et du lien a, dès le Séminaire sur l'identification, cherché à poser le vide comme être médian, milieu et condition de nouage. Le sujet de la psychanalyse lacanienne est sans repère absolu et sans auto-fondation qui viendrait suppléer à ce vide structural, en face duquel le fantasme remplit fonction d'homéostasie. Le vide trouverait alors une forme d'expression dans la volonté de recentrer la structure du sujet et de son discours sur la question du temps et de l'acte. Si l'acte psychanalytique ne se règle plus par la mise en avant d'un idéal qu'il conviendrait d'authehtifier et d'atteindre, alors se désigne le retrait incarnationnel du verbe qui devient aussi ce lieu vidé de la représentation, livré à l'équivoque, orienté par la lettre. Crête alors entre une saisie du vide comme pur concept ou comme source de métaphorisation de l'absence dans l'Autre et de la présence de cette absence dans la parole.

De la place vide des jeux de probabilité au triangle de Pascal (Séminaire 2), à ce vide de la chose autour de quoi, le contournant, la pulsion décrit les logiques de la sublimation (Séminaire 7), du vide nécessaire à la signifiance de l'image (Séminaire 7), au vide comme rien de l'objet (Séminaire 9), du vide, enfin, comme moment et point d'horreur et de révélation du désir (Séminaire 10) au vide comme condition du signifiant (Séminaire 12) et forme (ô combien paradoxale) voire identité même du sujet (Séminaire 14), Lacan a inventé le sujet de la psychanalyse, non seulement comme analogue au sujet de la science, mais comme réponse du et au Réel. Il s'agit alors d'un problème d'orientation du corps érogène qui met en jeu les temps et les logiques des montages pulsionnels. Mais il s'agit aussi d'un principe d'articulation ouverte, topologique entre corps, objet et lettre. Un vide qui n'est de la mascarade phallique, ni son entière et ultime vérité, ni son obstinée contestation. Un vide qui n'est pas le "non-être"

Entre le monde reflet de l'organique et le monde comme rêve du corps, non pas uniquement des scènes, mais des espaces, des topologies, des vides divers, divergents et convergents. Le vide serait-il non seulement une possibilité logique suffisante et nécessaire à ce que se constitue une classe d'existants, mais un Réel physique consistant comme milieu même de l'existant et de la traduction de l'existant sur plus d'un plan, sur plus d'une dimension ?

Quant à la fin des années 70, Lacan retrouva François Cheng, il lui déclara : "D'après ce que je sais de vous, vous avez connu, à cause de votre exil, plusieurs ruptures dans votre vie : rupture d'avec votre passé, d'avec votre culture. Vous saurez, n'est-ce-pas, transformer ces ruptures en vide-médian agissant et relier votre présent à votre passé, l'Occident à l'Orient. Vous serez enfin - vous l'êtes déjà, je le sais- dans votre temps" [1]

À qui disjoint le vide comme milieu du vide comme catastrophe, à qui invente à la clinique ses bords, revient alors le temps de la lettre et du poème. Il renoue avec le temps de ce qui est peut-être au-delà de la rationalité psychanalytique : c'est à dire le temps de la musique, de son Réel et de son interprétation.

Et c'est là où je dis qu'écrire cette pochade m'a donné aussi l'envie d'écouter des interprètes et des passeurs de ce "vide-médian" ; je pense ici à la lecture si cristalline que Rosalyn Tureck vient, tout récemment, de risquer des "Goldberg Variations".

Olivier Douville

[1] "Entretien avec J. Miller" L'Ane, 48, décembre 1991, page 54