Des exils : violences de l'histoire et destinées singulières

Par Olivier Douville

Bibliothèque de Lyon, le 9 février 2016

Merci de votre accueil et merci de cette présentation parce que ce n’est pas tous les jours qu’on est présenté de façon vivante et surtout en lien avec le déroulé des conférences qui vous sont adressées. Sur cette question de « l’étranger », il est important pour moi de réfléchir à partir de ma double formation et surtout de mon double exercice d’anthropologue et de psychanalyste.

Quelques remarques préalables. Quand on parle « d’étranger », tout de suite un peu normalement mais un peu massivement, l’étranger, c’est l’autre, c’est ce que je ne suis pas, c’est ce qui ne me ressemble pas, peut-être que ceux que je ne suis pas, peut-être que ceux qui ne me ressemblent pas m’attirent plus que mon propre miroir, plus que mes propres reflets, mais en tout cas, ce n’est pas moi. Les anthropologues ont fait l’épreuve du terrain, dès les années 20, - parce qu’avant, l’anthropologie, c’était plutôt une collecte de documents sur lesquels on faisait beaucoup de théories mais on n’allait pas les chercher. Les anthropologues, dès les années 20, ce sont surtout des anglo-saxons, Boas, Malinowski, puis plus tard, en France, Griaule accompagné de Leiris, ce formidable écrivain, et bien sûr Lévi-Strauss, n’avaient pas cette idée, on va dire, non fausse mais un peu simple, que l’étranger, ce n’est pas moi. Il se fait entre moi et l’autre, un jeu beaucoup plus subtil que celui qui consisterait à installer une frontière entre ce que l’autre n’est pas comme moi, moi pas comme lui, si je peux m’exprimer aussi simplement.

J’ai eu l’immense bonheur d’avoir quelques conversations avec Lévi-Strauss, et il me disait comme il l’a dit à François Boutang qui l’interviewait pour un film, que ce qui lui permettait de tenir le coup, comme anthropologue, c’était justement parce qu’il avait un « moi » faible ; quand on connait le personnage de Lévi-Strauss, on n’a pas l’impression de quelqu’un qui a un moi faible, il était hors temps, pas d’un autre temps, avait une grande courtoisie et un sens aigu de la répartie, un esprit brillant et qui savait ferrailler. Mais lorsqu’il était sur le terrain, et il y a tout lieu de lui faire confiance dans ce qu’il dit, il se laissait imprégner, se laisser infuser doucement, - lui, le terrain, les autres -, sans chercher toujours à se repérer par rapport à des couples d’oppositions, - nous/les autres, moi/le non-moi, le familier/l’étranger. C’est une expérience que connaissent bien les anthropologues qui ne redoutent pas le terrain ; les anthropologues ont souvent un désir de sortir, presqu’un désir adolescent mais sublimé ; il y a cette force du désir de sortir, dans l’anthropologie, et sortir, ce n’est pour s’affirmer, ce n’est pas non plus pour se sentir étranger, ni pour être émerveillé ou effarouché parce qu’on rencontre des étrangers. Il y a dans le projet anthropologique un pari humaniste, je n’hésite pas à dire humaniste, qui est au fond, un double raccord, à la fois se raccorder à ce que l’autre peut avoir de plus intriguant, on peut penser aux rites alimentaires, au cérémonial de deuil, et rencontrer une partie inconnue de soi-même, c’est ce qui explique que, pas mal d’anthropologues sont sur le divan des psychanalystes ; la réciproque n’est pas vraie ; je pense que certains analystes gagneraient à faire un petit voyage. Il y a dans ce mouvement anthropologique, l’idée de découvrir la part étrangère de nous-mêmes.

Dans le travail analytique, on peut tout à fait dire qu’il y a deux sujets, ou plusieurs sujets dans le travail analytique en groupe. Dans le collectif qui a rassemblé mon maître et maintenant ami, René Kaës, Différence culturelle et souffrances de l’identité, on voit qu’il y a un travail analytique qui peut se passer en groupe, et bien, là aussi, on peut supposer qu’il y a deux personnes, trois personnes, non seulement supposées mais c’est net, - si je suis dans mon cabinet avec un patient, on est deux -, mais en même temps, il y a des moments où on se rencontre, ça s’appelle le transfert, mais aussi, - on se rencontre -, en ce sens que les histoires que raconte telle femme ou tel adolescent, me renvoie à un certain nombre de points que j’ai pu traverser dans mon histoire, que j’ai pu rencontrer dans mon analyse, que j’ai pu rencontrer, sait-on jamais aussi, dans la supervision qui est le fait de parler de l’analyse que l’on mène avec quelqu’un, un de nos collègues qui nous semble pouvoir nous mettre au travail, nous permettre de mettre une distance bien venue.

Tout cela pour vous dire que du côté aussi bien de l’anthropologie que de la psychanalyse, -c’est un premier repérage -, on travaille, si on peut dire, sur l’étranger externe, l’étranger interne, ce qui dépasse les contours de notre moi, les contours de notre identité, qu’on va rencontrer le mieux le matériel culturel d’une collectivité ou le matériel psychique d’un sujet ou d’un groupe que l’on entend, par exemple, dans le cadre d’une thérapie familiale. On pourrait alors penser un universel de l’étranger et que tout psychique humain, vous, moi, nous avons en nous un étranger interne qui vient nous rendre visite, c’est le sens que Freud a donné à l’inconscient. Freud a donné un sens précis à l’inconscient, car à l’époque de Freud, tout le monde en parlait, il y en avait 15 ou 16, suivant les nomenclatures. Ce que Freud dit de l’inconscient est assez serré : c’est un étranger familier qui vient nous rendre visite par le symptôme, par le rêve, - on reçoit des messages de nous-mêmes qu’on ne pensait pas, à l’état conscient, être capable de s’adresser et qu’il faut bien pouvoir, un jour ou l’autre, déchiffrer. Donc, il y a cette question de l’étranger interne, autrement dit l’inconscient, qui fait que beaucoup d’anthropologues, je pense à quelqu’un qui a été rendu populaire par le film de Jimmy P, Arnaud Desplechin, que j’admire, et Almaric, qui est un comédien qui en fait des tonnes mais qui le fait juste ; un des deux personnages qui est le héros de ce film, c’est Georges Devereux, qui soignait Jimmy P, un indien des plaines un peu en rupture de ban. Georges Devereux, chaman mais aussi ancien combattant, homme de pouvoir mais aussi homme des vérités, homme de culture mais aussi homme exilé, etc., Devereux m’enseignait ; au fond, on trouve parfois des correspondances entre nos fantasmes les plus secrets et les rituels, ce que pensait Freud. Freud disait que dans certaines sociétés, on a peur d’un animal totem mais c’est comme ça que l’enfant se construit ; il n’a jamais dit que les gens du lointain étaient des grands enfants ; il n’a jamais dit ça, mais il a proposé par exemple, que la façon dont on construit son monde à notre échelle familiale, à notre échelle privée, emploie, comme matériel de construction de notre monde, des rituels, des croyances, des peurs, des angoisses, des désirs, qu’on voit également traités collectivement, culturellement, un petit peu au loin. Pour vous donner un exemple tout à fait personnel, donc rapide, tout jeune psychologue, j’avais 22 ans, je finissais mes études, et faisait un stage en toxicomanie, stage désespérant parce que les gens mourraient d’overdose ; je décidais de l’’interrompre parce que c’était insupportable et d’aller en Afrique à Dakar. Après avoir été accueilli par le Professeur Collomb, un homme qui a complètement rénové la psychiatrie en Afrique de l’Ouest à partir de Dakar, j’étais persuadé que j’allais rencontrer des patients extrêmement fascinants parce que complètement différents de ma petite personne. Ce n’est pas si simple. Collomb qui m’honorait de sa confiance, m’a confié une jeune patiente sénégalaise qui venait des territoires les plus pétris de magie et qui avait commencé à délirer après la naissance de son premier enfant, c’est pour ça que les services de la maternité qui jouxtaient les services de la psychiatrie, nous l’avaient adressée. Pendant un moment, j’avais une écoute un peu intrusive sur sa culture, sur ceci, sur cela, puis elle vint à montrer quelque chose qu’elle n’était pas un spécimen wolof mais une personne singulière, qu’elle avait quelque chose à me dire de son histoire qui concerne des enfants morts avant elle, dont elle a reçu le prénom, des deuils impossibles dans sa famille, un père exclu de l’héritage, qui m’indiquaient que je n’étais plus un petit blanc, un toubab, arrivé en Afrique, mais je trouvais quelqu’un du lointain qui me donnait cartes sur table des coordonnées importantes dans l’histoire de ma famille. C’est une expérience très importante quand on écoute des gens du lointain, une fois accueilli leur densité ethnique, ethnologique etc., on se rend compte que les points qui font mal sont des points un peu universaux, c’est l’enfant mal accueilli, c’est l’enfant rejeté, exclu, ce sont des tas de choses qui redoublent la condition de l’étranger parce qu’on est toujours étranger. « Dans le monde, disait Coluche, il y a de plus en plus d’étrangers », c’est une définition extrêmement limpide, mais dans le monde, il y a de plus en plus d’étrangers qui, peut-être, sont également étrangers à eux-mêmes, c’est un peu ça le problème.

Les exils, les violences de l’histoire, c’est encore une autre catégorie. J’ai parlé des violences singulières, j’ai détaillé le cas de ma rencontre avec cette jeune femme africaine, parce qu’il n’y a pas un cas d’un sujet, le cas, c’est toujours des rencontres ; nous ne sommes pas là à faire de l’observation contemplative de l’autre, qu’on raconterait comme si on n’y était pour rien dans ce qu’il élabore avec nous ; donc, les cas sont toujours des rencontres, - j’ai détaillé cette rencontre dans mon livre, Les figures de l’Autre.

Je vais quitter ces généralités concernant le travail de l’ethnologue, sur une formule.

Le travail de l’ethnologue qui rencontre son étrangeté, son désir d’être autre, son désir d’être accueilli ailleurs que dans sa culture, l’ethnologue qui n’a pas envie d’être accueilli « ailleurs » ne fait pas du bon travail. L’ethnologue, évidemment, ne peut pas se contenter de décrire l’étrangeté de l’autre, c’est pour ça, par exemple, que depuis le magistère de Lévi-Strauss, - c’était, déjà avant lui, dit de façon peut-être un peu moins tranchée -, mais depuis ce magistère, on distingue trois étapes dans le métier de l’anthropologue : première étape, c’est la collecte des données, c’est un peu compliqué, il faut faire un choix, qu’est-ce que je choisis d’étudier ? Le mariage. Si vous étudiez le mariage, vous n’étudiez pas l’histoire d’amour, vous étudiez une institution, une alliance entre deux lignées. Comment deux lignées, celle de la femme et celle de l’homme, peuvent considérer qu’elles vont se mettent d’accord ? Il y a un niveau horizontal pour se mettre d’accord parce qu’il y a une rétribution ; le groupe qui donne une femme va recevoir de l’argent dans certaines cultures, dans d’autres cultures, la femme apporte avec elle, une dot. Mais, il y a un autre niveau, qui est vertical, qui est qu’on se marie par amour, mais pour un anthropologue, ce en quoi il est extrêmement moral, on se marie pour faire des gosses, je ne dis pas que c’est comme ça dans la vie, mais c’est comme ça dans son métier, s’il s’intéresse à la logique de l’alliance, il s’intéresse ipso facto à la logique de la filiation, donc à qui appartient les biens du mariage dont l’enfant. L’enfant est un bien du mariage, disait Diderot, lorsqu’il faisait parler un vieux chef tahitien dans son Supplément au voyage de Bougainville. Là, vous partez par exemple de l’institution du mariage, vous arrivez à l’institution de la filiation, vous arrivez à l’institution de la dette, de là vous arrivez à l’économique parce que si le mariage met en jeu les rapports d’argent, à ce moment-là, vous êtes dans une anthropologie de la dette, plus uniquement dans une anthropologie de l’alliance ou de la filiation. Si vous êtes dans cette anthropologie de la dette qui finalement implique la superposition entre la circulation de l’argent et la circulation des individus, ces individus s’ils font un enfant, cet enfant va être référé à un ancêtre dès sa naissance, et les rites d’initiation qui existent aussi bien pour les filles que pour les garçons, - pour les garçons, c’est le collectif, pour les filles, c’est privé, c’est individuel, au cas par cas. Si vous vous intéressez au dispositif d’initiation, c’est-à-dire comment l’enfant va être accueilli non seulement par les parents, par les voisins mais aussi par l’ancêtre, vous vous intéressez au juridique et au religion, ce n’est pas séparé, alors il y a ce premier étage de l’ethnographie, puis après, on arrive à ce que certains appellent un fait social ; parce que quand on prend un fait social, - mariage ou dette ou initiation -, vous vous rendez compte que ces anthropologies de l’économie, de la parenté, du religieux, fonctionnent ensemble, elles sont structurées, donc vous passez de l’ethnographique, la cueillette, à l’ethnologique qui rend compte de comment les faits sociaux s’articulent ; mais le métier ne s’arrête pas là ; s’il s’arrêtait là, à la limite, je n’aurais rien à en dire, ce qui compte, c’est d’essayer de voir s’il n’y a pas d’invariants c’est-à-dire si au-delà des particularités observables, généralement qu’on recense en disant, ces coutumes nous sont étrangères, ou ces mœurs nous sont étrangers, on cherche l’invariant ; on a trouvé un des grands invariants, c’était l’interdit de l’inceste, entendu par des anthropologues par la nécessité que des sujets circulent d’une lignée à une autre, entendu par les psychanalystes comme l’impossibilité que le corps de l’enfant soit envahi par la jouissance sexuelle du corps de l’adulte, soit le lieu de satisfaction de la jouissance sexuelle de l’adulte. Il y a donc trois étapes, la collecte, l’organisation des données, la recherche de l’invariant. Au fur et à mesure que le travail gagne en rationalité, parce que ces étapes, à chaque fois, constitue un gain de rationalité, et bien, au fur et à mesure, la notion d’étranger va ne plus occuper notre esprit puisque ce qui compte, c’est de trouver des invariants c’est-à-dire ce qui nous structure en tant qu’espèce humaine, au-delà des différences ; donc, on ne peut pas dire que l’anthropologie, c’est la science de l’étranger, c’est la science de l’invariant, c’est la science de l’universel, ce n’est pas la science de l’étranger. Voilà pour les considérations générales.

Qu’est-ce qui se passe pour la psychanalyste et à quel moment la psychanalyse parle d’étranger ? Je l’ai dit, l’étranger à demeure, c’est l’inconscient, c’est une des définitions possibles de l’étranger. Freud l’avait bien repéré ; il y a un texte de Freud qui est très beau, assez littéraire, un texte de 1919 qui s’appelle en français, L’inquiétante étrangeté. Freud lisait le français avec passion, mais il écrivait la plupart du temps, même s’il écrivait en anglais et en français, un allemand autrichien c’est-à-dire un allemand peut-être un peu plus malicieux que l’allemand en vogue à son époque, et ce texte s’appelle dans l’allemand de Freud L’unheimlich. Le « un », est un préfixe qui veut dire : ce n’est pas ; ça introduit un tremblement plus qu’une négation ; heimlich, c’est la familiarité, au sens de l’intimité ; en français, on peut dire, je suis familier de mes tables de multiplication, mais ça ne crée pas d’intimité. Le texte de Freud qui a été traduit pas un oxymore, juxtaposition de deux termes qui se contredisent, l’inquiétante étrangeté, est une bonne traduction, mais pour vous faire saisir plus encore le nerf de ce texte, ce serait plus exactement ce qui vient perturber mon éphémère sentiment de familiarité à moi-même ou d’intimité avec moi-même.

Ce texte est très intéressant parce que ce que nous dit Freud, c’est que, ce qui vient perturber cette sensation de continuité, d’intimité que j’ai avec moi-même, ce que d’aucun appellerait l’identité sans trop la décliner sous des formules ou des définitions vagues, et bien, peut être perturbée. Perturbée, par exemple, par la perception d’un automate, comme dans le conte d’Hoffmann : on est dans une bibliothèque où se tient une poupée automate et cette rencontre avec une version automatique du corps crée un sentiment d’étrangeté, il y a beaucoup de choses comme ça dans le texte de Freud qui indiquent que nous sommes, heureusement, réceptifs, sensibles à des troubles de notre identité et que peut-être, être réceptifs et sensibles à des troubles de notre identité, c’est une condition de progrès de l’esprit humain. Donc, je retiens du texte L’inquiétante étrangeté, que Freud est un clinicien qui va chercher dans la littérature des exemples, il ne veut pas toujours parler de sa clinique, Freud pense que les écrivains qu’étaient Hoffmann, Shakespeare, Goethe, Balzac également, Zola, qu’il a cité parfois, Dostoïevski, toute cette énumération pour dire que les écrivains tirent leur génie d’être un peu, je ne dirais pas en paix avec la question de l’identité, mais d’être d’excellents explorateurs de ces moments où on devient comme un peu étrangers à nous-mêmes sans que ce soit l’attaque de panique que tout le monde connait dans Le Horla de Maupassant qui est un texte très important mais un peu lourd. Alors, il n’y a pas, pour la psychanalyse, à valoriser outre mesure l’identité, il n’y a pas à la dévaloriser non plus, mais il y a à laisser à chacun/chacune qui vient parler à un analyste, la possibilité de décomposer, recomposer son identité en intégrant mieux qu’il/qu’elle ne le faisait auparavant un certain nombre de messages de l’inconscient.

Pour être plus concret, je vais maintenant parler de mon travail au quotidien. J’ai fait des études d’anthropologie, je les ai faites avec Devereux et avec Lévi-Strauss, je les poursuis dans ma petite société savante, l’Association Française des Anthropologues que j’aime bien, petite parce qu’on n’est pas si nombreux que ça, il y a beaucoup moins d’anthropologues que de psychanalystes. J’y travaille et je ne suis pas parti à la recherche de mondes lointains et intacts dont j’aurais à me faire le chroniqueur passionné et objectif parce que je crois que ces mondes lointains n’existent pas trop, peut-être encore en Papouasie-Nouvelle-Guinée où Stéphane Breton peut faire quelque chose à la manière des anthropologues des années 1920, mais la mondialisation, mais la globalisation, font que les cultures s’interpénètrent, se dominent parfois, résistent d’autre fois, s’inventent de nouveaux contours ou essayent de revenir, j’y reviendrais, à des fidélités dangereuses quoique dérisoires. Mon travail, ça a été d’aider à la demande de mon ami, ministre à l’époque, Xavier Emmanuelli, à la mise en place de dispensaires pour les enfants, les adolescents en grosse errance, d’abord à Bamako, vieille fidélité à l’Afrique, sentiment que je dois peut-être quelque chose à l’Afrique, peut-être parce que c’est là que j’ai fait mon premier stage, peut-être pour d’autres raisons-, et comme ça marchait pas mal, les mêmes systèmes ont été implantés à Ouagadougou et à Pointe-Noire. Là, l’anthropologie m’a aidé. J’ai rencontré des enfants dits sorciers, des enfants dits soldats. Mon autre expérience est, en outre, le fait que je suis installé comme psychanalyste à Paris, depuis 1988 où je reçois des personnes qui viennent de Chine, du Japon, d’Afrique, du Maghreb etc., qu’à chaque fois, je considère dans leur singularité.

Les gens voyagent, mais tous les voyages ne sont pas des voyages touristiques. Vous savez qu’à l’époque où s’est inventé le tourisme de masse, à la fin du 19ème siècle, on a inventé une catégorie en psychopathologie ou en psychiatrie, qui s’appelle le « fou voyageur » ; à partir du moment où on a inventé le tourisme de masse, on a inventé des tas de choses pour criminaliser le vagabondage et l’errance. La plupart des personnes qui voyagent à la surface du monde, ne sont pas que des voyageurs. Il y a autre chose que le voyage, il y a l’exil. Sur l’exil, je crois que mon ami Alexis Nouss, vous a dit beaucoup de choses ; comme on parle souvent mais pas de la même façon des mêmes thèmes, je m’en voudrais d’être redondant par rapport à ce que vous avez entendu. Je propose donc quelque chose. Tout le monde parle de réforme de l’orthographe, je vais y aller avec ma réforme de l’orthographe, ce n’est pas pour me mêler des nénuphars ou des oignons, mais si un enfant écrit onion plutôt qu’oignon, je ne vais pas crier que c’est Molière qu’on assassine ; dans la langue française, le mot étranger était un verbe pronominal jusqu’au 14ème siècle, on ne disait pas : je suis étranger, tu es étranger, on disait : je m’étrange. Alors, si je mettais en place une réforme de l’orthographe, en plus du reste, ce serait cela, qu’on remettre étranger comme un verbe pronominal parce que c’est l’aventure de beaucoup d’entre nous. Nous prenons le risque de nous étranger, c’est une aventure ; orthographier oignon avec un « n » n’est pas une aventure. Il y a beaucoup de forces de l’étrangement qui sont autre chose que des itinéraires spirituels, qu’un grand moment de quête spirituelle, etc., il ne s’agit pas de ça, il s’agit du fait que dans l’exil, les gens sont jetés dehors la plupart du temps ; dehors de quoi ? C’est ma question, dehors de quoi ? Et qu’est-ce qui se passe ? C’est-à-dire que la figure un peu traumatique, parce qu’il y a du trauma dans l’exil, alors tout exil n’est pas traumatique, à un moment, on pensait que chaque exil est un trauma, ce n’est pas vrai ; des thèses, menées par exemple, sous la direction de (Yolande Govindama) qui s’y connait en chiffres et qui sont des thèses très fortes, montrent que non, la plupart des exilés n’ont pas de traumatismes, mais je ne suis pas sociologue, ni l’Insee. Je reçois des gens qui en ont bavé dans leur exil et qui ont du mal à sortir. Alors essayons de comprendre ce qui se passe et ce qu’on peut leur apporter.

Il y a une très grande configuration de l’exil qui me semble mériter beaucoup de soin et qui est forcément d’actualité qui est celle du refuge ou du réfugié ; quand vous faites un voyage, vous n’êtes pas un réfugié. Le refuge ou le réfugié, c’est une façon d’errance dictée par la nécessité de sauver la peau des siens et la sienne aussi. Se pose évidemment, énormément de questions, entre autres, celle qui est la question de ce qu’il y a d’impossible dans le point de départ et ce qu’il y a de douloureux ou d’impossible dans le point d’arrivée. Si je n’étais qu’ethnologue, je pourrais rencontrer quelqu’un qui vient d’un pays dévasté, on pense à la Syrie actuellement, mais ça peut-être la Tchétchénie, certains pays d’Afrique, le Mozambique, l’Angola, et ça peut même nous éclairer sur ces sujets qui n’ont pas de domicile, ils n’ont pas de domiciliation de leur être et qui ne sont pas nécessairement « étrangers ». Ce que je veux dire, c’est que, si j’essaye de comprendre le point de départ, je suis enquiquiné du point de vue méthodologique, parce que, humainement, c’est déchirant, parce que, ce n’est pas la même chose d’essayer d’accueillir quelqu’un en se tenant au plus près de la catastrophe qu’il a vécu que d’essayer d’accueillir quelqu’un en se disant qu’on reçoit un spécimen de telle ou telle culture ou de telle ou telle ethnie. Dans la présentation très juste, qui fût faite de ce que j’allais vous dire, il a été souligné que je refusais l’ethnicisation c’est-à-dire qu’on ne peut pas réduire quelqu’un qui vient d’une catastrophe à des supposés traits de son origine culturelle, il faut serrer au plus près la catastrophe dont il est le témoin et peut-être le survivant et qu’il ne sert certainement pas de voir dans les réfugiés syriens, des représentants de ladite culture arabe ou de ladite culture syrienne. Premier point.

Deuxième point. La question de l’identité dans le monde entier, c’est une question qui n’est pas naturelle, c’est-à-dire que la question de l’identité est complètement raptée depuis longtemps par le politique ; l’identité, dire qu’elle est en crise, c’est une banalité, on voit très bien que l’identité, c’est une prescription : vous devez être comme ça. Je suis très sensible parce que certains jeunes qui veulent partir en Syrie, ont la trouille ; pas tous ; ils ne sont pas toujours recrutés par des prédicateurs ; tous les salafistes ne veulent pas de la violence ; c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne le dit généralement. Mais le jeune qui part, se dit qu’il va pouvoir donner du poids à sa présence dans le monde, un peu comme certaines tentatives de suicide ; il n’y a que le suicide qui leur donnera une place dans le monde. Il se trouve que certains de mes étudiants de première année, - j’enseigne à la fac[1] -, se sont plantés ; ce ne sont pas les plus brillants des étudiants, mais ce sont des types formidables et je suis resté en lien avec ceux ; certains me disent que tel gamin a envie de partir en Syrie, mais que ça lui fout la trouille, alors est-ce qu’il pourrait venir vous parler Monsieur ? (A Paris, à mon cabinet). Alors, vous imaginez que je ne fais pas fortune comme ça mais qu’est-ce que j’en apprends. Quand je dis que l’identité est en crise, c’est qu’il y a quelque chose que disait justement, mon copain, Fethi Benslama, mais que je voudrais ici un peu nuancer parce que je manie le charbon et les braises ; il est de plus en plus difficile de penser que le monde n’est pas fait que de communautés religieuses ; plus j’écoute certains discours à la télé, plus on a le sentiment que les mots deviennent comme des images, plus on a le sentiment que c’est très difficile d’être en paix avec ses doutes, ses incertitudes religieuses ou son athéisme. Qu’au fond, ce qui serait donné comme un modèle de paix civile, ce serait des communautés de croyants qui ne se taperaient pas trop sur la figure. Je rappelle, et j’y reviendrai parce qu’il y a du politique dans cette question-là, que l’article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui garantit à chacun le respect des cultes, ça ne se limite pas à ça ; ça ne veut pas simplement dire tout le monde est tranquille dans son église, sa mosquée, sa synagogue, dans son temple shintoïste, etc., ça veut simplement dire que le législateur ne peut pas sortir du religieux. Il n’est pas sûr, du reste, que la religion avec son culte de l’être suprême a été jusqu’au bout de cette visée, peut-être que ça nous aurait épargné la terreur. J’ai l’impression que cette base de la laïcité, prétexte pour que les gens ne se foutent pas sur la figure, est que le législateur ne puisse pas sortir du religieux, c’est quelque chose qui n’est pas très rappelé. Alors, à défaut de comprendre le symbolique et bien, on se rabat sur l’imaginaire, on regarde comment les gens s’habillent, et ça crée des débats ; c’est normal qu’on ait des débats, mais c’est quand même dommage que les débats ne soient réglés que sur l’ordre de l’imaginaire, ordre de l’imaginaire très virulent, et l’ordre de l’imaginaire dans l’imaginaire identitaire, c’est, il est interdit d’avoir une faille dans son identité. Donc, non seulement, on est censé avoir une identité mais on est censé y croire ; pour le psychanalyste, c’est une position scandaleuse ; le psychanalyste pense que l’identité, c’est quelque chose utile dans l’existence évidemment mais qu’on est censé à certains moments ne pas trop y croire, pour changer, pour créer, pour évoluer, pour aimer, pour être aimé. Or, l’idée, c’est que l’identité, on est censé y croire et qu’il y a des dispositifs de croyances qui ne sont pas seulement des prêches, - c’est tout à fait normal que les prêches qui sont des appels au meurtre n’aient pas de place dans un territoire républicain -, mais les modèles d’identifications, c’est beaucoup l’internet. Alors un certain nombre de gamins viennent me parler, 7- 8 depuis une dizaine de mois, et en face, il y a des marchands d’identité, les marchands d’identité, ce n’est pas : tu peux être, ce n’est pas tu peux avoir du fil à retordre avec ton identité sexuelle, avec ta culture, ton identité de père, de mère, mais c’est : tu dois être d’une identité sans faille. Alors, le problème, c’est que, pour beaucoup de gosses délinquants, - leur délinquance n’est pas souvent bien grave, il n’y a pas mort d’homme comme on dit -, leur délinquance, façon d’interroger les limites d’un monde, donc, il n’y a pas de raison qu’on dise que c’est une belle façon d’interroger la loi, les délinquances dans la propagande Daech, sont considérées, à l’inverse de ce que faisait Al-Qaïda, comme des signes d’une guerre contre l’occident. Donc, le môme qui a cassé une vitre, qui a piqué une bagnole, c’est un exploit, il est déjà rentré dans le chemin d’une guerre contre l’Occident. Et c’est tout ça que les gosses reçoivent, avec cette idée, pour beaucoup, - ce sont des mômes qui attendaient quelque chose de l’école, de la fac, du marché du travail-, il y a quand même une attente et une promesse qui n’est pas tenue, mais ce que je veux dire, c’est qu’on a un drame de l’identité à l’adolescence qui, comme on le dit un peu sottement, se radicalise, qui est que, je gagne mon poids d’existence au prix de ma destruction et cet axiome, je gagne mon poids d’existence au prix de ma destruction, ne veut pas dire nécessairement toujours, mon suicide ; il y a des filles qui vont partir en Syrie pour faire de l’humanitaire dans le territoire de Daech qui est à peu près la moitié du territoire de la France, pour faire du soin et de l’éducation. Je ne dis pas que c’est bien, mais qu’il faut avoir des idées claires sur la question.

Il y a une pathologie de l’identité dans le monde et c’est ça qui est tout à fait impressionnant, c’est que cette identité se retourne par exemple, contre les parents parce que la plupart du temps, ce que disent les jeunes, c’est : mes parents n’ont pas respecté la tradition. Il faudrait réfléchir à cette affaire parce qu’il y a une confusion, et c’est ça la maladie de l’identité, il y a des maladies de l’identité, on parle toujours des maladies de l’étranger, de l’altérité, il y a une maladie de l’identité, la maladie de l’identité, c’est de confondre l’origine et la tradition parce que l’origine, on n’en sait rien. Comment c’était à l’origine ? On n’en sait rien. La tradition, c’est déjà l’histoire, donc c’est quelque chose qui nous éloigne de l’origine. Quand vous avez des traditions, ça veut dire que l’histoire a fait son chemin par rapport à l’origine. Revenir à une origine qui serait une origine pure, une origine inentamée, - comme par exemple, on voit que la tombe du prophète a été saccagée parce qu’il n’était pas musulman -, revenir à un point zéro de l’origine, c’est vrai de tous les intégristes, on parle beaucoup de Daech, parce que c’est un problème mondial, mais il y a des choses qui ne sont pas des problèmes mondiaux ; c’est quand même incroyable qu’une organisation pseudo-catholique d’extrême droite réussisse à faire interdire des visas d’exploitation de certains films, et c’est toujours au nom de nos mœurs, nos coutumes, nos façons de nous aimer, nos façons de nous habiller, de se parler ; s’il y a des habits qui stigmatisent, il n’en faut pas ; mais il faudrait voir quel est l’état de la parole dans une société ? Quel est l’état de l’amour, de la création dans une société ? C’est ça les questions à se poser ; qu’est-ce que vaut une laïcité s’il n’y a pas d’invention dans la parole ? Que vaut une laïcité s’il n’y a pas l’invention dans l’amour ? C’est quand même des questions ; autrement c’est juste la réponse par le sécuritaire à un monde qui est en train de crever d’identités, c’est le problème.

Donc, nous les gens qu’on accueille, on ne peut pas seulement les accueillir uniquement en termes d’identité. C’est-à-dire le môme qui me dit : je veux aller en Syrie parce que je suis musulman, je ne vais pas lui dire : c’est quoi pour toi d’être musulman ? Je ne vais pas répondre en miroir ; je vais lui demander ce qu’il aime dans la vie, en qui il a confiance, qu’est-ce que ça lui fait de parler. S’il vient voir un psychanalyste, ce n’est même pas dans l’idée : je vais venir parler à, c’est je vais rencontrer quelqu’un qui me parle. Il faut leur parler. Je ne peux pas commencer à parler en termes identitaires, à porter un doute : mais qu’est-ce que tu en sais ? J’essaie de voir pourquoi ce point où la victime va devenir un vengeur au sacrifice de sa vie ? Pourquoi ce point l’attire ? On va discuter de ce point. Je vais objecter, s’il me dit : mais, moi, je m’en fous de mourir, si c’est pour la bonne cause ; on peut dire : ça, ce n’est pas mes valeurs, je ne suis pas d’accord avec toi. Mais bien sûr, je ne commence pas à lui demander : qu’est-ce que c’est que l’islam, qu’est-ce que le Coran ? Mais, qui est-ce qui t’aime dans la vie ? Qui compte pour toi ? Est-ce que tu te souviens de ce que les gens t’ont dit cette semaine ? Ce sont des choses très importantes avec les ados, pas uniquement ceux qui sont tentés d’aller faire les marioles au Moyen Orient. Des questions toutes simples : ça fait quatre jours qu’on ne s’est pas vu, dans cette semaine est-ce que tu as entendu des paroles qui t’ont fait du bien ? Ou des paroles qui t’ont fait du mal ? Ou des paroles qui t’ont donné le sentiment d’être vivant ? C’est comme ça qu’il faut commencer, après on peut parler d’idéologie. Ce que je veux dire, c’est qu’à chaque fois qu’on rencontre quelqu’un qui vient d’une catastrophe, il ne faut pas le considérer comme un spécimen culturel, il faut commencer à lui faire sentir ce que c’est que la dignité d’être vivant dans un monde en chaos ; il faut accueillir la façon dont quelqu’un nous accueille, il faut accueillir la façon dont quelqu’un bouge le cadre, on peut, après, parler de la culture, de la langue, on peut lui dire, est-ce que je peux faire venir un interprète ou pas ?

Ce dont je vais vous parler maintenant c’est beaucoup plus souriant que ce que je vous ai dit des ados. C’est un patient bambara ; c’est un homme qui a très fière allure, avec un boubou de Tabaski, il s’était fait très beau pour venir me rencontrer. Il parle mais c’est un discours complètement automatique, complètement mécanique ; il récite son état civil, mais il ne dit rien de ce qui fait la chair, le souffle et les tourments de son existence. Il se donne droit de cité mais dans un espace qui reste pour lui un espace administratif. Il tient à revenir ; il revient et rapporte une racine de son pays ; je ne vais pas faire les interprétations, enracinement, déracinement ; il vient avec une racine ; cette racine pendant 10 minutes, il la met dans sa bouche. Je peux vous assurer que vous avez le sentiment que le temps passe lentement. Et il me pose une question : est-ce que tu veux bien que je la pose, là, sur ton bureau et il ne faudra pas qu’elle bouge de là, tant que je viendrai te voir. Il pose la racine sur le bureau. Ce n’est pas dans Freud, mais, moi, je pense qu’il pose un cadre respectable. Il me regarde avec un immense sourire et là, je lui fais une interprétation, maintenant qu’il a mordu cette racine dans mon cabinet, il peut mordre avec des vraies paroles. Là, il y a un jeu avec le culturel et je lui dis : sans doute, vous avez été initié, moi, je ne suis pas initié, et on discute. Il me raconte, comme chez les Dogons, que quand on est initié, on change de registre de paroles ; l’initiation, ce n’est pas seulement, les tatouages, les scarifications, l’initiation, c’est aussi l’apprentissage du secret ; le secret, ce n’est pas le non-dit, c’est ce que je peux partager en bonne foi avec quelqu’un. Le non-dit, c’est ce que je ne peux pas dire ; un secret, c’est toujours formulé ; souvent on dit les secrets de famille, pour dire les non-dits de famille, c’est un problème ; le secret et le non-dit sont presque antinomiques. Et il me dit, dans mon initiation, quand on parle à quelqu’un qui n’est pas initié, on lui parle de dos et quand on parle à quelqu’un qui est initié, on lui parle de face. Oui, mais, là, vous êtes en face à face avec moi et pourtant, je ne suis pas initié. Il me dit, oui, tu n’es pas initié, mais si j’ai mordu la racine, je peux quand même te parler un peu de face. Je continue avec lui, il y a des mots qu’on doit dire, il y a les mots qu’on ne peut pas dire, les mots qui ne sortent pas, les mots en bambara, je pense qu’il y a des moments où on touche à l’universel, les paroles qui ne sortent pas, c’est un peu comme les larmes, est-ce que vous avez pleuré ? Oui, j’ai pleuré ; un moment, j’ai pensé que mon fils qui était délinquant, - pour cet homme, c’est une honte -, je ne pouvais pas m’en occuper alors j’ai voulu le confier à une institution française qui lui ferait passer les lois de ce pays. Je suis abasourdi et je lui dis ; qu’est-ce qui vous fait penser que vous n’avez pas fait passer les lois de ce pays ? Et là on discute, il y a toujours un entrelacement entre la donne singulière et peut-être la chose culturelle. L’autre point le plus étonnant, c’est qu’il me dit : moi, je suis dans une famille où on guérit les gens en racontant les rêves. Je lui parle de l’ancêtre de la psychanalyse, de Freud et du premier livre très important qu’il a écrit : La science des rêves. Donc, si vous voulez, vous pouvez me raconter les rêves ; il me dit la prochaine. La fois suivante, il me dit : je vais vous raconter un rêve, et il regardait le divan. Je lui dis : allez-y. Il commence à se lever, fait une prière à ses ancêtres et me dit, moi, j’ai appris des trucs pour interpréter les rêves ; (il y a un dictionnaire bambara des symboles des rêves). Et il se met à raconter un rêve où il y a le fleuve mais c’est aussi la Seine : le rêve des exilés qui arrive à couturer des espaces, le désir non pas d’être là ou là, mais d’être dans un trajet ; il ne faut pas penser simplement que l’être humain a envie d’être dans une niche, il a parfois envie d’être dans un parcours. Il raconte son rêve puis me dit : mais maintenant, vous pourriez me dire les pensées qui sont aussi les vôtres et il s’allonge sur le divan.

Je vous raconte cela pour vous dire beaucoup de choses mais pas pour les résumer en une seule fois. Il y a des gens qui viennent nous voir, - ils vont voir les services sociaux, ils vont voir les psy, mais tous les exilés ne souffrent pas. Moi, je vois ceux qui souffrent ; pour le patient bambara, sa question portait sur : est-ce que je peux être père en exil si mon fils fait le con ?

Il y a des gens qui viennent nous voir qui sont porteurs d’une fêlure, d’une fracture ; cette fêlure, cette fracture, il faut l’entendre. Si on les réduit à une identité culturelle, on ne peut pas entendre cette fêlure, on ne peut pas entendre cette fracture et on ne peut pas entendre les efforts inouïs, pas pour faire bien, les efforts pour faire passer leur désir de vivre, qui font que ces sujets vont nouer ensemble des espaces, des lieux, telle une maman africaine, qui peut venir présenter sa fille à une consultation de PMI que dirigeait Claude Boukobza - magnifique clinicienne, décédée en 2012, qui me fit l’honneur de demander d’assister à ses consultations quand il y avait des femmes africaines, et j’y allais -, et bien, ces femmes apportaient le petit cordon de ficelle qui contenait dans une petite poche de cuir deux ou trois versets du Coran ; bien sûr, elles montraient comment autour du nombril on avait, très délicatement, fait quelques légères scarifications en carré, mais en même temps, elles apportaient le stylo avec lequel elles avaient signé quelque chose du livret de famille ; en même temps, elles disaient, c’est formidable parce que j’ai pu acheter le même tabouret, la même taille, la même couleur, celui sur lequel mon enfant s’est assis quand il a été reçu pour la première fois en consultation.

Donc, oui, il y a un énorme effort de tissage, c’est peut-être ça l’expérience « exilante » dont parle mon ami Alexis Nouss, qui fait que ce que nous entendons, c’est la façon dont ils prennent appui sur, non seulement les références culturelles, mais les bords de la catastrophe à laquelle ils ont échappé et peut-être des idées de vivre d’autres espoirs, d’autres amours, d’autres désirs, que ceux auxquels ils seraient « culturellement programmés ».

Ce que je veux vous dire, c’est que notre monde est un monde de chaos, c’est un monde qui se rigidifie, c’est un monde où les frontières sont rudes. Internet et Skype sont des outils qui permettent des communications, des liens ; sans doute avec ces outils, on peut être partout dans le monde, mais si aujourd’hui un môme de 20 ans voulait faire ce que beaucoup et moi-même ont fait, c’est-à-dire partir tranquillement de Paris en stop pour aller jusqu’à New-Delhi, vous le laisseriez partir ? Il y a 40 ans, on pouvait partir de Marseille, prendre le bateau, arriver à Alger, arriver par le désert à Bamako, arriver par le désert à Abidjan. J’ai pu aller des années et des années dans le Sahel du Mali ; aujourd’hui, ce n’est plus possible ; pour moi, c’est un chagrin mais qu’est-ce que c’est par rapport au malheur du peuple malien ? Nous sommes dans un monde qui, virtuellement, est ouvert mais qui est réellement de plus en plus cloisonné, et dans ce monde de plus en plus cloisonné, prolifèrent les guerres d’identité, du fait, de l’annulation de ce qui fait notre richesse, l’histoire, les traditions telles qu’elles sont polies par l’histoire, et il faudrait retrouver une racine pleine qui serait celle de la coïncidence avec un point d’origine ? Je vous assure que cette propagande a un effet destructeur ; alors beaucoup d’exilés la quittent, parce qu’autrement, ils seraient flingués ; tous n’ont pas la possibilité de fabriquer des armées de résistance ; leur présence ici pose énormément de questions, ce n’est pas simple et puis ce modèle où on serait enfin, dans la mort parce que dans la vie, on ne peut pas être coalisé à l’origine, on serait enfin le surreprésentant d’une origine intacte, a un fort pouvoir attractif sur des adolescents, sur des jeunes et sans doute que ces nouvelles configurations du marché d’identités, j’ai appelé ça, Les figures de l’Autre, dans mon livre, ces nouvelle figures de l’Autre présentent des états de souffrance pour ceux qui les traversent, pour ceux qui les subissent, des états de souffrance qui donnent de nouveaux objets à penser aussi bien pour l’anthropologie, parce que l’anthropologie maintenant va s’intéresser à la destruction des liens sociaux plutôt qu’à l’inscription d’un sujet dans un lien social, c’est pour ça du reste qu’elle se rapproche de la psychanalyse et à la psychanalyse.

Olivier Douville

[1] Université Paris Ouest Nanterre La Défense