Exil intérieur et ennui

Michèle Huguet[1]

Résumé

Le rappel de la tradition qui au XVIII° siècle noue la relation entre trouble psychique et société à partir de la notion d'humeur conduit à proposer une définition de l'exil intérieur qui en balise les lieux possibles, en dégage la phénoménologie comme espace de perméabilité. Est ensuite interrogé le statut de l'ennui dans l'exil intérieur. Est établi que l'exil intérieur renvoie à une dynamique de l'indétermination se concrétisant comme malaise de l'idéal et qu'à ce titre il relève d'une double détermination pulsionnelle et sociale, qu'il s'agit de saisir cliniquement à partir du travail psychique qu'elle suscite. Deux formes d'exil intérieur attachées à l'expérience mystique et à la thématique du mal du siècle au XIX° sont interrogées. Elles conduisent à poser l'exil intérieur comme exil « de » l'intérieur inscrit de façon chronique dans la réalité psychique et comme figure du malaise de la civilisation.

Mots-clés

Indétermination ; perméabilité psychique ; intérieur ; intériorité ; structure de sollicitation sociale ; humeur ; catégorie d'idéal.

« Le montagnard ne peut supporter l'absence des lieux qui l'ont vu naître, ne cesse de gémir, dépérit et meurt s'il ne revoir le toit paternel » (1). Cette figure de la mélancolie est associée chez Esquirol à l'insupportable d'un exil dont procéderaient le développement et l'évolution d'une passion triste. Catégorisée comme lypémanie, la mélancolie s'inscrit dans le cadre des monomanies, notion qui ouvre à la psychopathologie de l'époque l'espace d'une réflexion nouvelle sur la complexité de son objet : la folie. Si la monomanie est « essentiellement la maladie de la sensibilité », si « elle repose tout entière sur nos affections », elle est aussi maladie de la civilisation, civilisation qui imprimerait sa marque non seulement sur le mode d'expression du trouble mental mais plus profondément en déterminerait l'actualité des formes. « Il n'est pas d'époque sociale qui n'ait été remarquable par quelques monomanies empreintes du caractère intellectuel et moral de chaque époque » (2). Préoccupations philosophiques, morales, sociales et politiques sont convoquées pour penser les relations supposées entre trouble psychique et société.

Esquirol poursuit ainsi une tradition inaugurée au XVIII° siècle où l'importance accordée à l'humeur, manifeste, pour reprendre la formule de M. Foucault, qu'on devient « victime de tout ce qui à la surface du monde sollicite le corps et l'âme » (3). L'espace de perméabilité ainsi créé entre le sujet et le monde qui l'entoure devient le lieu d'une réflexion soucieuse de penser le fait psychopathologique au delà de sa catégorisation nosographique et naturaliste, comme un phénomène complexe spontanément multidimensionnel.

Il sort du propos de cet article de retracer l'histoire, elle-même complexe, des tentatives faites pour constituer cette perméabilité comme objet scientifique (4). Leur point commun, qui vaut comme mise à l'épreuve théorique et méthodologique, est de viser une compréhension du fait pathologique qui fasse droit à sa dimension existentielle et à sa fonction éventuelle de porte-parole d'un malaise social.

D'une définition possible de l'exil intérieur

L'exil intérieur ne peut être qu'une métaphore de l'exil au sens où ce dernier vise dans sa définition ordinaire une situation objective d'expulsion hors de sa patrie. Pourquoi y recourir au risque d'être pris au piège de l'ambiguïté attachée au terme même d'intérieur ? Ne serait-ce qu'au titre de métaphore la notion d'intérieur, outre qu'elle ramène à l'idée d'un sujet placé « entre un pays étranger situé en dedans de soi et un pays étranger extérieur » (5), précise le lieu d'une visée clinique où il s'agit de penser toute situation d'exil en partant de la singularité d'une expérience, d'en interroger la réalité psychique en faisant jouer la diversité qu'elle recouvre. Du point de vue phénoménologique l'exil intérieur désigne une expérience subjective qui instaure une coupure et une distance à soi et aux autres, évocatrices d'un sentiment d'étrangeté pouvant être produit par l'impossibilité à trouver un lieu à soi, par la conscience d'être là tout en n'y étant pas, par la recherche et la passion d'un Ailleurs inaccessible ou perdu qui exile de l'espace et du temps présents.

Une telle expérience peut accompagner la situation d'exil de l'émigré quittant son pays pour des raisons économiques ou politiques. Entre nostalgie du pays d'origine et sentiment de non appartenance à la terre d'exil le sujet éprouve le paradoxe d'un enfermement crispé sur soi fait de solitude, d'une recherche vaine de points d'ancrage se spécifiant comme perte de soi, image intérieure d'une rupture du lien social.

Cette même expérience peut être présente dans le sentiment d'exclusion sociale attaché à toute situation de marginalisation ou d'appartenance à une minorité et paraître à ce titre désigner une expérience subjective venant exprimer dans son registre propre les particularités d'un statut social. Mais elle peut aussi, comme dans l'expérience mystique, représenter cette passion d'un Ailleurs portée par le désir d'une identification à l'Autre absent.

L'exil intérieur se fait métaphore de la souffrance attachée à un épisode pathologique qu'il s'agisse de la dépression, de la dépersonnalisation ou de ces états qu'on dit « limites », faute de mieux, centrés sur une recherche narcissique de soi. Il peut être également présent lors d'une maladie organique grave, à l'adolescence, dans la vieillesse.

L'exil intérieur, on le voit, ne saurait être constitué comme le calque psychologique d'une situation sociale particulière. La diversité des situations où il se rencontre engage plutôt à tenter d'en établir le statut clinique, à dégager les processus qui tiennent son économie psychique à partir des énoncés que le sujet, à propos de chaque situation particulière, en construit. Comment s'exprime et s'opère pour le sujet la perte d'un espace familier à soi, quelle en est la signification, quelle métabolisation singulière d'éléments intra psychiques et sociaux est à l'œuvre ?

Au delà de leur diversité, on remarquera qu'à des titres divers les situations évoquées ont pour trait commun de renvoyer à l'existence d'une crise ou d'un passage ce qui semble les inscrire dans la dimension de l'événement.

Mais des formes « chroniques » d'exil intérieur existent également où l'incapacité d'une présence à soi puise de façon répétitive dans l'insatisfaction pour se maintenir. Cette contradiction apparente ne saurait être pensée selon les oppositions traditionnelles de l'hérédité et du milieu, de l'endogénie et de l'exogénie. Elle signe la complexité d'un phénomène psychique dont la dominante existentielle fait nécessairement se joindre, dans l'axe de la temporalité, ce qui relève de la permanence et du changement.

Telle une figure de Janus, l'exil intérieur confronte à une errance, une présence-absence de soi qui est en même temps celle du monde.

Comment envisager la lecture clinique d'une telle correspondance constitutive d'un espace de perméabilité ?

Quelle signification accorder au choix fait d'en traiter à partir du rapprochement proposé entre exil intérieur et ennui ? (6)

L'ennui en est-il le symptôme privilégié, la figure emblématique ou encore un opérateur clinique utile à la déconstruction de sa complexité ?

Statut de l'ennui et exil intérieur

Associé au titre de symptôme dans la mélancolie, figure emblématique de l'épreuve du vide, de l'absence ou de la perte, l'ennui est l'expression d'une humeur qui dit l'immobilisation douloureuse du temps, traduit le désintérêt, le manque d'appétit à vivre, la décoloration du monde. Il est cette contrainte énigmatique d'une distance à soi et aux autres qui rend précaire en même temps qu'étranger le sentiment d'exister et de vivre. Ces traits font de l'ennui une figure privilégiée de l'exil intérieur mais surtout ils offrent à l'approche clinique un obstacle épistémologique « naturel ». Comment l'entendre ?

En tant que phénomène d'humeur, l'ennui a l'instabilité du changement même s'il rend le temps immobile. Indicible au départ il est en quête d'une représentation, il appelle une mise en forme dont l'issue révèle de quelle altération il procède. Il est le lieu de tous les paradoxes. Polymorphe, il n'est pas un état, n'appartient à aucune structure psychique et pourtant peut les concerner toutes. Il s'éprouve avant de se nommer. Il peut céder quand il devient plainte ou récit. Il confronte au décalage énigmatique d'une attente trompée lorsque le plaisir escompté n'advient pas, il s'impose tout en échappant.

L'épreuve plus ou moins durable de la rupture qu'il instaure, dans cette immobilisation introductrice d'un vide de représentations, d'un blanc, enlise le sujet, comme le dit Jankelevitch, dans l'intervalle et le confronte à un vide trop plein qui devient épreuve du rien (7). Vide paradoxal, douloureux, créateur d'une perméabilité psychique masquée que la clinique peut s'efforcer de déconstruire.

L'intérêt de l'ennui dans cet écart caractéristique d'une humeur à la recherche de sa représentation est d'offrir une figure paradoxale voire contradictoire de la perméabilité psychique. S'y rassemblent : l'épreuve d'un blanc douloureux à la limite de la plainte verbale : « Je m'ennuie » ou de l'expression somatique, par exemple le recours accru au sommeil, relevant d'une apparente gratuité énigmatique et les discours sur l'ennui qui le rationalisent sous forme de philosophie personnelle, de jugements de valeurs destinés à substituer au vide un système de causalité rassurant.

La tradition d'un ennui essentiel opposé à un ennui motivé s'est construite sur une telle opposition alors même que l'écoute clinique de toute forme d'ennui montre à l'œuvre, en réponse à l'intrusion de la mort dans la vie tenue par l'immobilisation douloureuse du temps, une tentative d'expression comme un appel à son dépassement. C'est pourquoi on ne saurait s'en tenir aux récits manifestes cliniques ou littéraires qui mettent en scène une perméabilité de l'ordre du calque ou de la causalité pour établir un lien entre ennui et situation psychologique ou sociale. On ne saurait à l'opposé, penser la « gratuité » de l'ennui sur le modèle d'un intra-psychique essentiel déconnecté de tout.

L'ennui offre de l'exil intérieur cette figure paradoxale d'une rupture ou d'une altération des liens dont il faut penser le mouvement à partir de l'épreuve d'un décalage qui confronte le sujet à une double précarité. En même temps qu'il s'épuise à maintenir de façon répétitive et défensive une intériorité qui lui échappe à mesure qu'il la construit, il devient la victime et le porte-parole, voire le symptôme, d'un malaise social. On se trouve en présence d'une double rupture par rapport à soi et à la société, traduite sur le plan économique par un blocage issu de la rencontre contradictoire d'une amorce de désinvestissement et d'investissement. Le sujet erre dans une indétermination de son désir à la recherche d'un point fiable de fixation.

L'exil intérieur : une dynamique de l'indétermination

Cette indétermination constitue le point vif de l'exil intérieur. Elle donne accès au delà des masques figés de la plainte, des rationalisations défensives, à la lecture d'un travail psychique qui sur le plan dynamique et économique intéresse une ambivalence entre l'amour et la haine à l'égard d'un objet considéré comme manquant, perdu, ou inaccessible. À l'image déficitaire et objectivée de l'exil intérieur se substitue celle d'une situation dynamique où le sujet est l'acteur d'un travail psychique dont l'issue comporte des destins variables.

L'exil intérieur peut être source d'enlisement ou de dépassement pour le sujet. Construit sur l'éveil d'une humeur il engage une mise en forme représentative où se rencontrent objet interne et situation réelle. Il appartient à la clinique d'ordonner le processus et l'agencement des différents éléments d'où procède la construction d'une telle rencontre. Mais l'affinité établie entre exil intérieur et ennui peut-elle conduire à les superposer ou à les confondre ? Pour ne retenir qu'un exemple : l'angoisse attachée au sentiment de dépersonnalisation constitue une figure représentative de l'exil intérieur. Comment y intervient l'ennui ?

Mme X ne se reconnait pas, ne reconnait pas son mari, ses enfants, elle a l'impression de s'adresser à des étrangers. Lorsque l'angoisse domine, rien ne l'intéresse mais elle ne s'ennuie pas. Lorsque l'angoisse cède, survient la plainte qui dit la platitude du temps quotidien et le désir de changement. L'ennui surgit comme la prise de conscience ambiguë d'une insatisfaction qui s'éternalise sans pouvoir se résoudre. L'ennui vient en contre-point de cet exil intérieur qu'est la dépersonnalisation comme une résistance paradoxale que le sujet met en place. Il s'immobilise pour ne pas se perdre mais la douleur qu'il en éprouve sollicite l'appel au changement. L'ennui intervient pour dévoiler l'impossibilité d'assumer l'épreuve de l'écart autrement qu'en la convertissant en recherche angoissée de ses limites. À ce titre dépersonnalisation et ennui représentent deux modalités de l'économie psychique des symptômes attachés à l'indétermination. L'exil intérieur, qu'il procède de la revendication d'avoir des limites, de l'obsession d'un lieu à trouver ou à conquérir, atteste du caractère insupportable de l'indétermination entre le dehors et le dedans, de l'épreuve attachée au paradoxe de leur échange possible.

Ainsi cette jeune femme qui au cours d'un épisode dépressif déclenché à la suite de difficultés professionnelles liées à une réorganisation de son entreprise, développe un sentiment d'échec face à la compétitivité demandée. Sa plainte répétitive et monotone est celle de ne pouvoir trouver sa place parce qu'elle n'est pas bonne. C'est comme lorsqu'elle était enfant et se retrouvait au fond de la classe.

S'opère à partir de là, dans l'obnubilation crispée vis-à-vis d'une place à trouver et à tenir, une rupture des relations à elle-même et aux autres qui se constitue en cercle vicieux.

La revendication de « sa » place l'exile d'elle-même, mais sa recherche lui assure une positon de « survie ». L'exil devient voyage lorsque, grâce au travail thérapeutique, elle sort de l'emprise d'une représentation imaginaire et idéalisée d'elle-même, desserre sa défense pour accepter une remise en question qui convertit l'indétermination douloureuse en curiosité vis-à-vis de ce qu'elle découvre comme énigmatique en elle.

Par là se dévoile, ce que la clinique de l'ennui révèle également, le caractère « ouvert » de l'exil intérieur, confrontant le sujet à une indétermination qui est autant celle de l'objet que de soi ; indétermination qui l'oblige à une « ouverture des frontières », à une pratique de la perméabilité qui ramène au débat de départ.

De l'indétermination au malaise de l'idéal

Si en effet l'analyse des processus psychiques attachés au sentiment d'exil intérieur montre la complexité des liens qui semblent unir l'événement d'humeur et le discours tenu sur lui, elle montre surtout la nécessité de ne pas les associer sur le mode d'un raisonnement causaliste dont la faille essentielle serait d'enlever l'exil intérieur à la problématique du vide et de l'indétermination dont il procède. Se centrer à l'inverse sur cette problématique remet en jeu d'une façon autre la tradition du lien entre trouble psychique et société dont relève de façon privilégiée l'exil intérieur.

Faire le pari d'une clinique de l'indétermination fondée sur l'écoute singulière de ses aléas, de ses symptômes, attentive de façon plus générale à la crise que connaît le sujet exilé dans ses relations à l'espace et au temps est de nature à permettre d'aller au delà des masques, c'est-à-dire des discours individuels ou collectifs construits à son propos.

Si l'émergence du sujet suppose cette instance de décalage qui rend caduque tout modèle d'une articulation psychosociale simple, mimétique ou causaliste, il s'agit, du lieu même de cette instance, de comprendre néanmoins comment le sentiment d'exil intérieur se déploie à partir d'une double détermination pulsionnelle et sociale, ce qui revient à saisir quels supports sont à l'œuvre dans ce mouvement qui instaure la faille et déclenche les moyens de la colmater.

Sur ce dernier point on aura recours, de façon nécessairement limitée, à l'écriture de deux formes d'exil intérieur : celle relative à l'expérience mystique au travers de l'œuvre de Sainte Thérèse d’Avila, celle littéraire attachée, au XIX° siècle, au mal du siècle (8).

L'écrit semble se situer du côté du masque, du colmatage au regard de l'expérience de l'exil intérieur. Il représente l'aboutissement d'une mise en forme de l'humeur dont la modalité créatrice atteste de son dépassement.

S'il sort du propos de cet article d'interroger le statut de l'écriture ou plus généralement du discours tenu sur l'exil intérieur, son caractère construit, « résistant » ne lui enlève pas sa qualité de témoignage, de récit d'expérience. Or ce récit, dans les deux exemples choisis, relate comme en réponse à l'indétermination éprouvée ou de son fait, les mésaventures que connaît le sujet vis-à-vis de sa relation à l'idéal. C'est dire qu'il faut se tenir au plus près d'une clinique de ces mésaventures pour aller au delà des masques et des discours convenus par exemple sur l'incidence pathologique de la perte des idéaux. L'intérêt des deux situations retenues est ici d'offrir deux modèles opposés d'organisation sociale.

Exil intérieur et expérience mystique

L'expérience contemplative repose sur la cohérence d'une règle qui au travers du travail d'oraison, a valeur de dispositif expérimental. Elle est soumission à la pratique d'un idéal accordé à la topologie chrétienne d'un sujet dont l'identité est fondée dans l'altérité. Le rapport à soi et à autrui s'y spécifie selon des polarités en miroir, en fonction d'une représentation de l'âme qui fonde le statut métaphysique de l'homme et offre un modèle d'organisation psychique illustré par la métaphore du chateau : « On peut considérer l'âme comme un chateau qui est composé tout entier d'un seul diamant ou d'un cristal très pur, et qui contient beaucoup d'appartements, ainsi que le ciel qui renferme beaucoup de demeures » (9).

L'âme est posée comme parfaite puisque créée par un acte d'amour à l'image de Dieu sur le modèle de la théologie trinitaire (10). L'atteinte de son centre réalise l'union avec Dieu et concrétise la conquête d'un idéal qui est jouissance de vérité.

L'idéal est donc pour le sujet la retrouvaille d'une image idéale de son âme habitée par Dieu. Conquête ardue, semée d'obstacles où il s'agit de quitter l'état de péché, marquée par l'errance et l'impossibilité de trouver le chemin qui ouvre la porte du chateau. On a là une figure exemplaire d'un exil intérieur comme incapacité à « rentrer dans son âme », un exil « de l'intérieur » où le sujet est à l'extérieur de soi, privé d'intériorité parce qu'il n'a pu faire don de soi pour se perdre dans l'Autre. Mais cette « maladie de l'idéal » est aussi une étape préparatoire à l'affranchissement de soi.

La réalisation de l'amour absolu, conquête de l'expérience contemplative, suppose que le sujet s'identifie à l'idéal dont il a le désir, c'est-à-dire qu'il fasse don de ce désir même, afin de l'éprouver comme venant d'ailleurs. Le sujet doit réaliser le don absolu sans échange pour que la grâce se manifeste. Il ne doit rien attendre tout en entreprenant tout au travers d'une méditation qui est exercice d'amour. La dépossession de soi est donc condition de jouissance, dépossession recherchée au travers d'une ascèse : renoncement à soi, obéissance, humilité, mépris du corps, abandon des affections terrestres. Elle s'expérimente comme sortie hors de soi dans l'extase ou le ravissement dans le but d'atteindre le centre de l'âme marque de l'union à Dieu.

L'obsession du lieu marque ce cheminement porté par l'idéal d'une retrouvaille qui est en même temps toujours celle de Dieu et de soi.

Contrepoint majeur et réactionnel de l'exil intérieur, elle marque l'écart expérimenté entre l'attente d'une jouissance et sa réalisation. L'ennui, traduit dans l'épreuve de la sécheresse, jalonne les accidents successifs de cet écart. Il exprime d'abord l'impuissance à investir l'objet idéal, impuissance d'amour créatrice d'un décalage par rapport à soi, d'un lieu de vide qui dans ce premier temps est un lieu d'enfermement : « Souvent aussi il m'eût été moins dur de subir les pénitences les plus rigoureuses que de me recueillir pour faire oraison… Une telle tristesse s'emparait de moi en entrant à l'oratoire, que pour me surmonter j'avais besoin de tout mon courage » (11).

Vient ensuite l'ennui attaché à l'impossibilité de retrouver une jouissance éprouvée. Autre figure d'un enfermement sur soi qu'on peut qualifier d'auto-érotique, l'exil intérieur surgit comme l'épreuve d'une incapacité à ressentir la présence de l'Autre dont le corollaire est cette stase qui détermine le gel d'une présence à soi. Ennui de l'impuissance ou de l'absence renvoient à une forme d'amour narcissique tenue par la fixation du sujet au plaisir propre. L'exil intérieur marque la rupture du lien à l'Autre et fait saisir l'intérêt de ce paradoxe où le sujet est exilé de lui-même à la mesure de l'attachement qu'il se porte, au travers du désir voué à l'objet.

Mais à cette contemplation qui tente une retrouvaille auto-érotique de la jouissance éprouvée, qui dévoile l'impuissance de « l'exercice volontaire » à la faire surgir vient le temps où l'objet d'amour absorbe le moi en se chargeant de la libido narcissique, illustrant la formule freudienne selon laquelle, « dans l'état amoureux absolu… l'altruisme coïncide avec la concentration de la libido sur l'objet » (12).

Peut-on encore parler d'exil intérieur ? S'il est éprouvé « de l'intérieur », l'épreuve du manque de l'Autre, la douleur de l'absence marquent l'intensité du lien à l'objet. Le sujet est « totalisé » parce qu'hors de lui.

Devenu pure épreuve du manque de l'Autre, l'exil intérieur est celui d'une âme devenue « papillon » parce que déliée de tous les attachements au monde et à soi. Le sujet découvre une errance que rien ne peut apaiser : « Après avoir goûté un si profond repos en Dieu il ne trouve rien sur la terre qui puisse le contenter surtout quand le Seigneur lui a donné souvent à boire du vin de ses délices » (13). L'exil intérieur cesse avec l'acceptation de l'absence de l'objet auquel pourtant le sujet est consacré et fixé.

Le récit « théorisé » d'une telle expérience pourrait être qualifié de « nosographie littéraire » par le repérage ordonné des symptômes qui en jalonnent les étapes. Il relate plus précisément les mésaventures psychiques attachées à la conquête d'un idéal où la rupture de l'attachement à soi est commandée par une exigence sociale et religieuse qui oblige le sujet à une expérimentation du dualisme. L'expérience contemplative qui est jouissance de Dieu, « boire du torrent de la volupté de Dieu » (14), confère à cette dernière statut de sublimation. L'objet d'amour absent et porteur de l'interdit sexuel engage une décentration du sujet comme rencontre avec l'Autre et exil consenti de soi.

Les métaphores qui chez Sainte Thérèse d'Avila décrivent le cheminement d'une âme à la recherche de sa vérité dans une identification à l'image de Dieu, le récit poétique qui en traduit les obstacles dévoilent au lecteur moderne et particulièrement au clinicien une affinité avec la conception freudienne de l'organisation et des processus psychiques. Il y est question d'inhibition, d'absence de circulation ou de mobilité des investissements, de fixation sur la jouissance éprouvée, de nostalgie…

Mais quel statut conférer à un tel rapprochement et qu'en faire ? Faire une lecture psychanalytique du texte reviendrait à le traduire en une autre langue, à l'enfermer dans une grille a priori ce qui représenterait une trahison du projet freudien comme de l'expérience relatée. La confrontation suscite plutôt l'ouverture du débat clinique à différents niveaux. Les « ratés » de l'expérience mystique sont dégagés, à la lecture freudienne, de leur seul rapport à la norme. À une description phénoménologique et codée peut être confrontée une approche qui donne statut à « l'imprévisible » en référence à l'hypothèse de l'inconscient.

Faire droit à cet « imprévisible » consiste moins à y réduire l'expérience qu'à se donner les moyens de l'interroger autrement. L'exil intérieur s'y manifeste, on vient de le voir, dans cette indétermination tenue par la difficulté à pratiquer l'idéal prescrit. L'exigence d'une décentration de soi sollicite le sujet à un travail psychique dont les productions peuvent, selon les moments, être qualifiées de délirantes, fantasmatiques, névrotiques ou sublimées.

Mais l'essentiel est ailleurs. L'exil intérieur dans l'expérience mystique procède de l'exigence d'un idéal où le sujet est soumis à l'épreuve d'un désir abstrait ou à l'expérimentation exigée et consentie d'une décentration qui exile de soi comme de la réalité, une expérimentation de la foi, figure limite de l'idéal comme fixation à un objet dont l'absence est le support d'une représentation possible. Engagé par le modèle prescrit l'exil intérieur a le statut d'un passage « obligé ». Il est une épreuve accordée à un projet auquel le sujet adhère. Par là il maintient l'idéal en y assujétissant le sujet qui le met en scène dans la jouissance ou la culpabilité, modes de subjectivation des représentations religieuses du Bien et du Mal.

Exil intérieur et mal du siècle

Les figures de l'exil intérieur qui tout au long du XIX° siècle expriment « le mal du siècle » semblent représenter l'envers de ce qui s'atteste dans l'expérience mystique. La plainte ne porte plus sur l'impossibilité à atteindre l'objet idéal mais sur l'impossibilité à le figurer. L'exil intérieur n'a plus en apparence le statut d'un accident de parcours mais semble dénoncer, dans son registre propre, le mal d'une société privée d'idéal, incertaine de ses valeurs, à la recherche de ses repères.

L'intérêt de la comparaison est d'abord de permettre le dépassement du stéréotype qui associerait exil intérieur et privation d'idéal. Il est aussi de montrer comment l'expérience subjective traduit de façon singulière la structure de sollicitation sociale (15) que le sujet exprime en même temps qu'il tente d'y répondre. L'exil intérieur dans sa version « moderne » s'exprime dans des types de société marqués par la complexité des rapports sociaux et l'individualisation d'un sujet ne procédant plus d'une identification à un Autre transcendantal.

Toutefois ces différences ne jouent pas de façon univoque et c'est là leur intérêt. Le sentiment de solitude, la difficulté à trouver un sens à la vie, l'ennui attestent l'expérience d'un exil intérieur qui sur le plan clinique n'est pas si éloigné de ce qui est décrit à propos de l'expérience mystique.

L'indétermination, l'errance du désir, l'épreuve du décalage réalisent une forme de dépossession de soi associée à la perte d'un monde familier. Ainsi Senancour dans Oberman dit son impossibilité d'ancrage dans une société traversée par la Révolution et son exil sur une terre étrangère : « Au milieu de ce que j'ai désiré, tout me manque ; je n'ai rien obtenu, je ne possède rien : l'ennui consume ma durée dans un long silence. Soit que les vaines sollicitudes de la vie me fassent oublier les choses naturelles, soit que l'inutile besoin de jouir me ramène à leur ombre, le vide m'environne tous les jours et chaque saison semble l'étendre davantage autour de moi » (16).

De même le René de Chateaubriand exprime un mal de vivre dominé par l'ennui, l'épreuve d'un désintérêt qu'aucun objet ne peut faire cesser : « Je m'ennuie de la vie : l'ennui m'a toujours dévoré ; ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu'aurois-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serois également fatigué de la gloire ou du génie, du travail ou du loisir, de la prospérité et de l'infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m'ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir ; si j'étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n'être pas né ou être à jamais oublié » (17).

L'exil intérieur correspond ici à l'impossibilité de trouver un lieu ou un objet satisfaisant. Mais il faut aller au-delà de l'apparence purement subjective, « essentielle » d'une telle forme d'exil en prenant appui sur la comparaison proposée avec l'expérience mystique.

L'espace de perméabilité ouvert à partir de la catégorisation « laïque » du sujet, même si elle n'est pas sans lien avec celle instaurée par le modèle chrétien, suppose l'avènement d'un discours psychologique qu'on peut avoir la tentation de confondre avec l'autonomie d'un registre. Le clivage entre sujet et société serait alors consommé, ce qui interdirait de comprendre comment l'espace de l'exil intérieur suppose une position subjective obéissant à la mise en œuvre de processus psychiques constants qui se spécifient selon le contexte à l'intérieur duquel ils se déploient. C'est ce lien paradoxal de permanence et de changement qu'il convient d'expliciter. On voit tout au long du XIX° siècle se succéder des figures différentes de l'exil intérieur, accordées aux changements qui affectent la réalité et le climat social de la période.

Pour l'indiquer brièvement, à la nostalgie d'un monde révolu dominant dans l'expression du sentiment d'exil intérieur chez Chateaubriand va succèder, comme l'illustre la Confession d'un enfant du siècle chez Musset, la description des méfaits attribués à la déception d'un temps nouveau qui, loin de tenir ses promesses est marqué d'une indétermination sociale source d'une nouvelle figure du mal du siècle.

« Le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l'on ne sait pas, à chaque pas qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou sur un débris » (18).

On pourrait ainsi multiplier les exemples. Tout au long du siècle on voit, face à l'insatisfaction procurée par un idéal qu'on refuse, qui a déçu ou semble, comme dans le mal fin de siècle, devenu inexistant, le sujet traduire dans son économie psychique propre, dans la manière dont il se cabre vis-à-vis de la souffrance singulière éprouvée, les particularités de l'aliénation sociale à laquelle il est confronté.

Quelles réflexions peuvent être dégagées à l'issue de ce parcours nécessairement limité ? L'exil intérieur représente une figure privilégiée de cet espace de perméabilité qui, au XVIII° siècle, inaugure la pensée moderne attachée aux relations entre trouble psychique et société. Il est exil « de » l'intérieur, une expérience construite par un sujet se spécifiant comme problématique douloureuse du rapport entre dehors et dedans. Mal des limites dominé par l'humeur, qu'il s'agisse du vide ou de l'ennui, contraignant le sujet à rendre présente et à expérimenter l'instance de décalage dont procède son organisation intrapsychique, l'exil intérieur renvoie à une dynamique de l'indétermination, une indétermination qui est à la fois celle de l'objet et du sujet. Portée par une humeur qui fait énigme et a peine à se dire, l'indétermination suscite une mise en forme représentative attachée à l'épreuve de l'écart, mise en forme complexe exprimant simultanément la souffrance éprouvée et les tentatives pour la rationaliser ou la dépasser.

Par là s'introduit le rapport privilégié de l'exil intérieur à la catégorie de l'idéal le constituant, comme on l'a vu au travers des exemples retenus, comme maladie de l'idéalité. L'indétermination se convertit en effet en référence à un Ailleurs appelé simultanément par une tension sociale et l'indomptable de la pulsion.

Cet ailleurs, qu'il soit éprouvé comme étrangeté à soi, convoité, perçu impossible ou absent suscite ce repli défensif sur soi, repli imaginaire sur une intériorité crispée qui met le sujet hors de soi et le voue à une errance qui paradoxalement le fixe narcissiquement à un Moi idéal se substituant à l'idéal du Moi.

L'exil intérieur s'inscrit à ce titre comme figure du malaise de la civilisation, malaise de l'idéal qui place le sujet au coeur d'une insatisfaction qui ne concerne pas seulement ses désirs inconscients mais leur rencontre avec les rigueurs d'une réalité sociale.

On peut ici pour conclure rappeler la formule freudienne : « Toute l'histoire de la civilisation ne fait que nous montrer dans quels chemins les hommes se sont engagés pour la réalisation de leurs désirs insatisfaits en fonction des conditions changeantes et modifiées par le progrès technique du consentement et de l'interdiction du côté de la réalité » (19).

Si toute situation d'exil participe de cet exil « de » l'intérieur inscrit de façon chronique dans la réalité psychique, on ne saurait pour autant l'y réduire.

Le recours à la catégorie de l'idéal permet, comme on a tenté de le montrer, d'en restituer la vérité clinique, parce qu'elle donne accès au travail psychique qu'accomplit, face au vide, le sujet.

Michèle Huguet

Références

(1) Esquirol E., De la lypémanie ou mélancolie (1820), Toulouse, Privat, 1977, p. 94.

(2) ibid, p. 80.

(3) Foucault M., Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961.

(4) À titre d'illustration cf Huguet M., L'ennui et ses discours, Paris, PUF, 1984, ch. V.

(5) Freud S., "La décomposition de la personnalité psychique", XXXI° Cf., Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1933), Paris, Gallimard, 1984.

(6) Sur l'ennui, cf Huguet M., L'ennui ou la douleur du temps, Paris, Masson, 1987.

(7) Jankelevitch V., L'aventure, l'ennui, le sérieux, Paris, Aubier, 1963.

(8) Ste Thérèse d'Avila, Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1949.

(9) Ibid., p. 814.

(10) Danielou J., “La personne chez les Pères grecs” in Problèmes de la personne, Paris, La Haye, Mouton, 1973.

(11) Ste Thérèse d'Avila, op. cit. p. 84.

(12) Freud S., Introduction à la psychanalyse (1916-1917), Paris, Payot, 1951, p. 447.

(13) Ste Thérèse d'Avila, op. cit. p. 905.

(14) Jerome P., La tradition mystique du Carmel, Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, 1974.

(15) Huguet M., “Structures de sollicitation sociale et incidences subjectives”, Bull. de Psychologie, 1982-83 n° 360.

(16) Senancour E., Oberman, Paris, Cevioux, 1804.

(17) Chateaubriand, Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, 1826-1831, T. II.

(18) Musset A., Confession d'un enfant du siècle, in Œuvres complètes, Paris, Charpentier, 1886.

(19) Freud S., “L'intérêt de la psychanalyse” (1913), Résultats, idées, problèmes, T. I, Paris, PUF, 1984.

[1] Professeur de psychologie sociale, Laboratoire de Psychologie Clinique, Université Paris VII.