Entretien au Caire : Raja Ben Slama avec Olivier Douville

Dans votre livre "De l'adolescence errante", vous parlez de "modernités" au pluriel. Quelle est la motivation de ce choix? Quelles sont les "pannes" que vous supposez dans ces diverses modernités ?

O.D. : Je parle de modernités au pluriel dans la mesure où il me semble qu'il existe bien des disparités pour entrer dans cette modernité selon les pays, les cultures, les rapports aussi avec l'Occident. La modernité est paradoxalement marquée par un grand temps de la séparation et du renoncement à être contemporain de son origine. Elle est une école de la séparation, par quoi la génération qui vient est prise dans une transformation par rapport à celles qui l'ont précédé. LA modernité est le nom d'une ouverture vers un futur non assigné. Mais en même temps cette modernité qui se présente comme urgence est aussi un trauma. Je veux dire par là que la globalisation des marchés et des images amène une volonté de capture des autres par l'Occident ce qui crée des malaises dans les identités qui sont loin d'ouvrir à des solutions sublimatoires

En quoi "l'adolescente errante" porte-t-elle le stigmate de ces modernités?

O.D. : Elle porte le stigmate du sujet sans lieu. De ce sujet qui n'arrive pas à faire rejaillir sur le social les signes de sa présence au monde. Le stigmate des modernités est ici l'effacement d'un rapport dialectique et plus compliqué qu'un strict "devoir de mémoire" avec le passé. L'errant est un peu pour moi le paradigme d'une altérité qui ne peut pas composer avec le social et avec qui le social ne peut pas composer. Bien plus intrus, qu'étranger, cet errant est souvent lourd d'une mémoire honteuse, tue, cachée qui est parfois celle de l'exil de ses parents, de la non-assignation de ceux-ci.

Vous faites toujours référence à l'anthropologie dans vos études cliniques, votre dernier livre et dans votre enseignement. Comment faites-vous dialoguer la psychanalyse et l'anthropologie qui sont "toutes les deux concernées par le corps humain, par la "façon dont commence le corps humain", mais qui demeurent différentes, la psychanalyse étant singulièrement et paradoxalement un savoir et une clinique du singulier?

O.D. : Le seul fait de poser qu’il puisse y avoir de la psychanalyse et de la clinique sans l’anthropologie est une idée qui se situe dehors du savoir. Cela étant il faut préciser les termes. La seule notion d’anthropologie clinique est d’abord d’ordre phénoménologique depuis Ludwig Binswanger qui, dès 1922, met en lien une pensée de la condition humaine, dans son corps, son langage, sa situation dans le temps et l’espace, avec une pensée du traitement psychique. ON trouve des prolongements de cette idée dans la façon dont Minkowski parlait du diagnostic qui ne pouvait être le seul diagnostic d’une maladie mais plus encore une évaluation construite dans la parole de la façon dont le sujet vivait son expérience du monde avec sa névrose ou sa psychose La phénoménologie vaut ici comme modèle pour une anthropologie fondamentale.

Aujourd’hui, les esprits cultivés qui partagent l’idée freudienne selon laquelle la culture travaille avec les mêmes moyens que l’individu sont amenés à considérer la culture comme ce qui peut produire des mises en scène et en pratique langagières, rituelles et textuelles, qui font du monde un monde humain, c’est-à-dire généalogiquement déterminé. On trouve là aussi des prolongements théoriquement sophistiqués et utiles de cette notion chez Foucault ou Lacan dans leurs théories des ordres de discours. Plus proches de nous, du moins dans le temps, les hypothèses de Legendre sur ce qui assemble, au fil des générations, le matériel humain (corps, images et mots) s’inscrivent aussi dans ce projet d’une anthropologie clinique qui, s’il est un peu éloignée de la doxa phénoménologique n’est point en en divorce avec lui.

Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est non le sujet adapté ou adaptable, mais celui qui fait valoir ses arguments les plus intimes et les plus précieux dans des séries de décalages et d’inadaptations aux idéaux, inadaptations ou décalages que seules des brutes ou des partisans de la police des comportements iront nommer dysfonctions.

Notre responsabilité n’est pas de faire de l’inadaptabilité sociale –il est des fois et des moments où la phobie sociale est une réaction saine et où la bonne adaptation à n’importe quelle pathologie du lien est fort inquiétante, on peut penser au nazisme, au fascisme et à tout lien fanatique ou totalitaire. De façon plus simple et plus ordinaire on peut aussi penser que l’inadaptation des enfants par hyperagitation et des adolescents par errance renvoie aussi à la violence et à la pathologie des institutions qui prétendent avoir la charge de ces jeunes sujets. L’anthropologie est aussi là pour nous permettre de jeter un regard critique par rapport aux idéaux de conformité et d’adaptabilité sous lesquels les dites thérapies TCC se rangent avec la fierté qu’on ne leur connaît que trop.

Nous assistons à de nouvelles formes de rejet de la psychanalyse, suite au développement de la psychopharmacologie et des thérapies cognitivo-comportementales (les fameuses TCC), et aux tentatives de quantification et de standardisation du DSM4... Que continue à nous proposer la psychanalyse? Qu'est-ce qui fait aujourd'hui la spécificité de la clinique psychanalytique : la pratique de l'écoute ou l'explication étiologique?

O.D. : La dimension de l'écoute de la vérité subjective est au cœur de la pratique analytique, laquelle consiste aussi en des actes d'interprétation. Les TCC sont au départ et pour certaines d'entre elles des thérapies déviées de la psychanalyse par des cliniciens nord-américains. Elles dérivent du vieux principe du "traitement moral" qui consiste à raisonner avec le patient pour éveiller sa conscience critique par rapport à ces symptômes et à ses difficultés existentielles. Si il fallait leur trouver des antécédents, à mon sens un peu trop prestigieux, nous citerions Pinel, Esquirol et Paul Dubois, puis tous les "guérisseurs d'âme" qui lors de la naissance de la neurologie, c'est à dire après 1870, se sont rués sur la technique de la suggestion hypnotique pour imposer un bien-être à leur patient. Ce qui donna des résultats éphémères et peu concluants. Freud, plus qu'aucun autre a permis la rupture avec cet engouement très commun en son temps pour la suggestion hypnotique. C'est très récemment que les dites thérapies cognitives cherchent à donner à leur vieillerie une réputation de sérieux scientifique en se prétendant les retombées pratiques des neurosciences et des psychologies cognitives dites "de pointe". Or il est assez clair que les plus grands ou les plus prometteurs des chercheurs de ces deux disciplines ne sont que très très peu concernés par d'éventuelles conséquences de leurs travaux sur les dispositifs thérapeutiques. Ce qui est aujourd'hui en vogue est un énorme fatras conceptuel illogique pour penser la souffrance psychique, les DSM sont des sommes d'ignorance clinique désarmantes et désolantes. Ce qui fondait en raison la psychiatrie soit les grands paradigmes de la mélancolie, de l'hystérie et de la paranoïa disparaît ou survit de façon ridicule par de larges confusions (assimilation de la mélancolie à la dépression, de l'hystérie à l'histrionisme, par exemple). Avec une confusion majeure visant à noyer dans les mêmes eaux ce qui ressort du psychopathologique et ce qui ressort du symptôme social. Le plus inquiétant est aujourd'hui un retour du génétisme et de la psychologie prédictive, sous prétexte de prévention. Or il est absurde de prétendre détecter la délinquance (qui n'est pas un tableau psychopathologique) ou l'éventuelle tendance au suicide (dont il y a lieu de douter qu'elle soit un facteur de personnalité) dès les premières années de la vie comme on tente maintenant de le faire.

La psychanalyse est l'objet de vives attaques dans les lieux de soin ou d'enseignement universitaire en France et la frilosité des institutions ou des écoles psychanalytiques à penser la dimension du politique et du social n'arrange pas la situation. Il y a toutefois de bons mouvements de résistance, souvent par le truchement d'organisations professionnelles à l'université comme en psychiatrie. De plus, si elle séduit moins le monde intellectuel qu'elle le faisait il y a une quarantaine et une trentaine d'années de cela, elle n'en retient pas moins l'intérêt de jeunes praticiens ou futurs praticiens que ce soit à l'université ou dans les lieux de soins. Il semble bien que la notion d'inconscient, la question de la sexualité inconsciente, la question de la folie est au centre de l'engagement professionnel et plus encore de bien de nos jeunes contemporains. A nous d'accueillir cette dynamique.