En thérapie, la psychanalyse sur le devant de la scène française

Par Lola Goossaert

La série israélienne Betipul, imaginée par Hagai Levi, Nir Bergman et Ori Sivan, est sortie en 2005 et connaît depuis de nombreuses adaptations à travers le monde. Cette fiction rencontre un grand succès ; les épisodes courts, savamment rythmés, éveillent la curiosité des spectateurs. Chaque épisode est consacré à une personne qui vient à la rencontre d'un thérapeute, le temps d’une séance hebdomadaire. Le dernier est consacré à la supervision de l’analyste avant qu’une nouvelle semaine ne nous dévoile la suite des aventures de chacun des personnages. Remarquons que le thérapeute de la version française (Philippe Dayan) porte le même nom que l’acteur de la série originale (Assi Dayan[1]).

L’objet - étymologiquement "qui est placé devant" - de la série française En thérapie est la psychanalyse. Des praticiens constatent que ses épisodes ont motivé plus d’une personne à entreprendre une analyse. Celle-ci dépeint finement la démarche psychanalytique en la rendant accessible au grand public par une adaptation réussie sous forme de fiction. Quelles que soient les remarques qui peuvent être faites au filtre d’un regard professionnel sur le déroulement de l’action, il est nécessaire de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une fiction. Plusieurs observations seront avancées ; elles concernent me semble-t-il, la plupart du temps des ajustements nécessaires à ce que l’histoire soit attrayante et touche le public le plus largement possible.

Si la fiction est le fruit de l’imaginaire des réalisateurs, les faits qui sont au cœur de la série française et qui déclenchent le traumatisme sont, eux, bien réels. Ce dont parle la série, c’est l'événement - le vécu singulier - de chacun des personnages confronté à ces faits. In treatment en est la version américaine créée par Rodrigo Garcia. Le premier épisode sort en 2008 ; Gabriel Byrne y interprète Paul Weston, psychologue, psychanalyste et psychothérapeute. Treize ans après, la chaîne Arte diffuse la version française réalisée par Olivier Nakache et Eric Toledano, En thérapie, qui emprunte l’idée originale. Le personnage principal, le Dr Philippe Dayan, psychanalyste chaleureux des beaux quartiers de Paris, est interprété par Frédéric Pierrot.

Nombreuses ont été les adaptations, comme par exemple en Argentine, au Brésil, au Japon, au Portugal, en République Tchèque, en Russie. Il serait intéressant de se pencher sur l’influence de chaque pays sur la réalisation. La série française En thérapie permet de mettre en avant des procédés propres à la psychanalyse et ainsi contribuer à la vulgarisation du cadre de sa pratique. Avec la version d’Olivier Nakache et Eric Toledano, la France devient le dernier des pays qui ont adapté le concept. Nos voisins belges diffusent In Treatment dès 2008). .Si la version française aborde des grandes thématiques comme la thérapie de couple ou le suicide à l’adolescence, la particularité de la lecture française se situe dans l’observation de la notion de traumatisme individuel mais aussi collectif. Alors que la série observe le choc qui a suivi les attentats de 2015, elle est diffusée au moment où nos sociétés vivent l'ébranlement social entraîné par la pandémie de Covid 19, événement qui vient revivifier la sensation de bouleversement collectivement partagé.

Le premier épisode de la série se déroule un lundi matin d’automne parisien en 2015, nous sommes alors trois jours après les attentats du Bataclan. La série française se spécifie, donc, par rapport aux versions qui l’ont précédée ; elle prend appui sur un événement qui “parle” à chaque français et qui concerne le collectif (la population française) mais nécessite une analyse individuelle (l’expérience singulière de l’individu). L’épisode 1 débute par la scène de description de l’annonce des attentats (Ariane et son fiancé sont chez elle ; infos, appel des proches inquiets ; elle est médecin donc éprouve le besoin de rejoindre les urgences). Description d’un silence lourd, frappant “ Même les blessés ne disaient rien… Très longue nuit à lutter contre la mort mais bon… j’ai fait mon job” “Votre job, vous décririez ça comme un job ?”. Dans le même ordre d’idée, lors de la description de la scène d’horreur du Bataclan de l’intérieur par le policier : “Le premier truc qui nous a surpris en entrant : le silence… silence de mort” “vous aussi vous êtes un héros” ; “non ; nous c’est notre job… exceptionnelle ou pas une OP c’est une OP”.

Le personnage de la série américaine est militaire et le traumatisme participe de son histoire, mais ici, les circonstances du Bataclan donnent un relief particulier aux relations entre les personnages. Le vécu traumatique individuel est comme amplifié par la dimension collective factuelle de ce drame. Le singulier se heurte à un réel partageable.Si le drame vécu par les parisiens favorise l’identification des spectateurs français aux personnages, on remarque que chacun peut s’identifier tour à tour au patient ou à l’analyste[2]. Les histoires personnelles des protagonistes sont sensiblement les mêmes que dans la série américaine : la gymnaste adolescente qui se jette de son vélo devient la nageuse qui se jette de son scooter. Dans les deux versions, le psychologue prend l’amour de sa patiente comme une adresse et tombe amoureux de celle-ci. La jeune femme, constatant cette réciprocité, se rapproche d’un autre patient ; le militaire (version américaine) devient le policier de la BRI (version française), tous deux dans une agressivité quasi-permanente.

La série se caractérise par une tension omniprésente chez les différents personnages. Des mouvements aussi bruts que paradoxaux, chez les patients comme chez l’analyste, reviennent de façon manifeste et récurrente ; il serait intéressant de se questionner sur l’omniprésence de la réponse agressive jusque dans la supervision (Véronique Barfety-Servignat, Konbini, 2021). Y a-t-il un lien avec le thème du traumatisme où s'agit-il d’une licence cinématographique ?

Il me semble que la notion de traumatisme autour des attentats du Bataclan peut parfois apparaître comme greffée à des histoires déjà existantes et trop proches de la version américaine pour parler de réécriture. Cependant, le thème du traumatisme est particulièrement bien exploité et résonne avec certaines histoires plus que d'autres (notamment pour le policier de la BRI ou encore la chirurgienne).

Frédéric Pierrot incarne un psychanalyste tourmenté, faillible, un anti-héros se reposant sur la théorie, dans un cabinet parisien bourgeois très classique. Filmée en champ/contre champ, la série cultive la tension de chacune des scènes qui traversent l’écran chargées de leurs affects. Bien plus chaleureux et expressif que Gabriel Byrne dans In therapy, ses expressions faciales semblent figurer une rencontre entre deux personnes et casse par la même le cliché d’un thérapeute stoïque, impassible et le plus souvent muet. La psychanalyse paraît plus accueillante, moins angoissante. Le Docteur Dayan incarne une figure rassurante et humaine, bien qu’il soit nécessaire de questionner la limite de certains partis-pris. En effet, il est utile de manifester comme de susciter la surprise en séance. Par contre, l’intimité de l’analyste, que trahit sa gêne, sa tristesse, son effroi et même son désir, transparaît de façon trop prégnante dans le cadre d’une analyse. Il se laisse aller à la réciprocité de l’attirance qu’une patiente témoigne à son encontre, prenant même son amour comme une adresse : “Le transfert, comme vous dites, n’est jamais loin du sentiment amoureux, Freud dit même que c’est peut-être le seul amour vrai. Bon, on lui laisse la responsabilité de ses paroles”. Bien entendu, dans une situation thérapeutique, le psychologue est responsable de sa parole. Qu’il ne soit pas responsable de ce que l’autre entend, certes, mais il reste bien responsable de ce qu’il dit. Le fait qu’il laisse transparaître ses émotions permet néanmoins une forme de “mise à égalité” qui me semble favorable, pour le thérapeute comme pour le patient. Dans l’un des épisodes, une jeune patiente demande au Dr Dayan d’échanger leur siège, ce qu’il accepte, amenant la jeune adolescente à associer sous la forme d’un jeu de rôle. Ce qui retient mon attention dans cette scène, comme dans la série en général, c’est que le cadre de la séance n’est jamais figé. D’autre part, ses très nombreuses interprétations, bien que fines et à propos, viennent parfois accentuer le côté mystique du psychologue dans l’imaginaire collectif. Lors d’une séance, les interprétations me semblent devoir être plus ponctuelles, surgir naturellement des échanges avec le patient, sans présupposé ni préparation. De plus, elles doivent être concises, claires, pratiques et non théoriques. Un exemple dans l’épisode 1 “C’est normal que cette interprétation vous choque, ça s’appelle la résistance”. Les assertions du thérapeute se doivent d’ouvrir les sens sans jamais écraser leurs possibilités ou réduire le sujet à un choix binaire (ambiguïté, plutôt qu’équivocité).

Sont mis en évidence la projection des affects, phantasmes, désirs du patient sur l’analyste mais aussi ceux de l’analyste sur le patient. Le thérapeute est montré à cet endroit comme un support de représentations, de phantasmes, un objet déformable accueillant la répétition, tentant de la rendre plus souple, apte aux compromis. Ce n’est pas le psychanalyste qui est l’objet de désir à cet instant, mais l’objet qu’il incarne pour le patient à ce moment-là : ici, le psychanalyste est tenté de prendre l’amour de sa patiente pour une adresse, chose dont il se défend violemment auprès d'Esther (la superviseuse). La supervision permet au Dr Dayan de questionner sa pratique et les mouvements qui sont occasionnés chez lui par l’évolution de sa rencontre avec chacun de ses patients. “Deux sûretés valent mieux qu’une”. Jean de La Fontaine (Le loup, la Chèvre et le Chevreau)

Lors de la première supervision (épisode 5) on se rend compte rapidement que Philippe Dayan connaît Esther de longue date. Leurs histoires passées s'immiscent régulièrement dans les séances comme un recours (une béquille) ou un appel. Esther lui demandera même à plusieurs reprises “Pourquoi es-tu ici Philippe ?”. On remarque également que le Dr Dayan fait appel à des mécanismes de défense proches de ceux de ses patients “ce n’est pas une séance, là”[3].

Si la mise en scène de certaines situations répond essentiellement à des besoins dramatiques, la série a le mérite de dévoiler de nombreux outils du psychanalyste en séance, comme notamment la reformulation, l’association libre, l’analyse des rêves, l’analyse du transfert et du contre-transfert. Le docteur Dayan incite à la parole, il met en lumière les contradictions et prend en compte la dimension du temps tout en respectant les silences. Cette mise en exergue des silences, de leur densité et de leur importance, rythme la dimension présence/absence à l’échelle de la parole dans chaque séance, au même titre qu’elle rythme la perception du déroulé de la semaine chez chacun des protagonistes. Le sujet de l’absence est par ailleurs largement abordé autant du côté de l’analyste que du côté du patient, par le thème du retard ou celui de l’arrêt de la thérapie.

L’arrêt de la thérapie est un moment fondamental, s’il n’est pas bien préparé le patient peut se trouver face à un gouffre. (épisode 10/35) Cette volonté de “dévoiler” des aspects privés de la vie de l’analyste, de ne pas le réduire à son champ d’action professionnelle va dans le sens d’une volonté de démystifier le métier de psychologue et de psychanalyste. La densité comme la régularité des interprétations du Dr Dayan peuvent être interprétées de deux façons : on peut y voir l’image d’un psy faillible qui se raccroche à une théorie armée et voulant compulsivement apporter des réponses - c’est ainsi que je l’imagine pour ma part -, mais le spectateur peut aussi imaginer en lui un homme aux pouvoirs surnaturels, une sorte de devin. Dans la série, parfois, les outils de la psychanalyse sont expliqués au patient, ce qui peut être contestable dans le champ d’une rencontre psychanalytique : le postulat doit être maïeutique[4] : c’est le patient qui sait. “C’est normal que cette interprétation vous choque, ça s’appelle la résistance” (Episode 1). Cet extrait illustre bien notre propos ; du point de vue de la psychanalyse, le patient n’a pas besoin de savoir tout cela, il n’est pas en séance pour développer ses connaissances sur la psychanalyse mais sur lui-même. Si c’est lui qui guide les sujets abordés, il est fréquent que son discours montre de la méfiance : “Ne faites pas de conclusion hâtives hein” (épisode 2). Le mot “enfumage” revient de façon récurrente, dans plusieurs épisodes (notamment les épisodes 11 et 12) et chez plusieurs personnages, dévoilant encore cette méfiance. La série En thérapie nous donne à voir la façon dont des scénaristes, des réalisateurs, des artistes français choisissent de montrer la relation patient/thérapeute lors d’une analyse. On peut noter l’originalité, la singularité, de la démarche ; “Cette diffusion est bel et bien un acte en rupture avec la promotion du tout neurosciences qui n’épargne pas les médias” (Nathalie Georges-Lambrichs, N. G. (2021). En thérapie, une série française. Lacan Quotidien, 913, 1‑5.). Ils prennent le parti de permettre au spectateur, qu’il ait ou non vécu l’expérience, d’être “voyeur” de cette relation.

L’analyste ne peut se soustraire à ses propres conflits dans sa pratique. Le conflit, qu’il soit individuel ou collectif, ne doit probablement pas être pensé uniquement en termes de résolution : la vie psychique comme la vie dans une société sont construites sur le conflit. Il favorise l’expression ; c’est une ode à la parole qui peut même participer du lien social. Les accidents du langage, les impossibilités de parler, forment un langage inédit, unique, qui dit même quand il ne parle pas. Dans la relation sociale comme en psychanalyse, écouter est bien plus enrichissant que de tenter de deviner, avoir accès à une vérité. Pour entendre, il est fondamental d’écouter sans questions préalables. Dans la fiction que nous venons d’observer, chaque personnage qui vient consulter semble mut par la volonté de voir se résoudre des problématiques pratiques. Face à eux, l’analyste se trouve parfois tellement pressurisé par ce besoin immédiat qu’il en vient à “lâcher” des réponses pratiques, probablement lui-même en recherche de résolution de ses propres conflits. J’en veux pour exemple l’épisode de la thérapie de couple, dans lequel le mari et la femme invectivent le praticien pour obtenir une réponse : doivent-ils avoir recours à l’avortement ? Le psychanalyste ne doit pas donner son avis mais se sent obligé, par la force de leur demande, d’apporter une réponse immédiate, hors du cadre de la thérapie.

Lola Goossaert (psychologue clinicienne en formation, Université Paris Nanterre)


[1] En Hebreu, Dayan signifie le juge, le droit (juge des lois de la religion juive).

[2] Nathalie Georges-Lambrichs, N. G. (2021). En thérapie, une série française. Lacan Quotidien, 913, 1‑5. https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2021/02/LQ-913.pdf

[3] “Son refus de la théorie est pathétique, ses faux-fuyants ne le sont pas moins, et le courage qu’il lui arrive de manifester ne fait que souligner ce dont il croit ne pas jouir sous prétexte qu’il la nomme, sa lâcheté.” Nathalie Georges-Lambrichs, N. G. (2021). En thérapie, une série française. Lacan Quotidien, 913, 1‑5,

[4] La maïeutique, du grec ancien μαιευτική / maieutikế, par analogie avec le personnage de la mythologie grecque Maïa, qui veillait aux accouchements, est une technique qui consiste à bien interroger une personne pour lui faire exprimer des connaissances. (Source Wikipédia).