Du choc au trauma… il y a plus d’un temps

Olivier Douville (adhérent praticien d’Espace Analytique)

La catastrophe plait au public et la notion de trauma reste, en raison de son succès indéniable, amphibologique. De là provient son charme mais aussi la grande difficulté qu’il y a à en faire usage. Une théorie psychanalytique trop expéditive s’accorde à penser que le trauma est structurellement une rencontre avec un excès, avec un non-symbolisable. De sorte qu’une des modélisations la plus constante du trauma est celle de l’inscription (après-coup) du sexuel, compréhension dont nous montrerons un peu plus loin les limites Par ailleurs la notion de “ choc ”, puis celle de “ stress ” ont, l’une et l’autre, pour effet de diluer considérablement le terme de trauma lequel viendrait alors recouvrir toute blessure physique ou morale, tout dommage. Il est vrai que cet amalgame entre choc et trauma facilite la promotion des idéologies victimaires. Je ne céderai pas trop au confort de la stigmatisation ironique de ce sujet victimisé, demandant réparation, hautement en vogue dans un monde où la psychologie est partout et le clinicien nulle part. La mise en avant de sentiments groupaux ou communautaristes centrés sur la définition quérulente d’un dol est un phénomène assez inquiétant, tout de même.

D’un autre côté, on ne voit pas comment une cure psychanalytique, dans la mesure où elle a affaire au sujet de l’énonciation et ne se règle pas sur des modèles d’identification prétendument adaptés, fonctionnerait sans ce trauma dirigé que peut être, au-delà de l’interprétation, la rencontre avec le Réel inhérent à la déconstruction du fantasme. La rencontre du Réel qui vient trouer l’homéostasie imaginaire propre au fantasme peut avoir pour conséquence la déflagration des coordonnées imaginaires et identificatoires qui soutenait tel sujet à telle place symbolique et imaginaire.

Ce sont là des choses assez connues. Elles impliquent le rapport du singulier au Réel, lorsque le sujet est dans une relation de détresse ou de désaide et que se fissurent les coordonnées subjectives qui faisaient tenir le rapport du sujet au monde. Le fantasme de “ fin du monde ” est la reprise, presque la projection d’une catastrophe interne au moment où les auto-représentations et les auto-interprétations sont brutalement désinvesties, non valides. Cette stase est si étrange, si effrayante aussi, que nous pouvons l’envisager comme la brisure d’une rencontre entre la stabilité structurelle et la pulsion de vie. C’est alors que nous pourrions encore envisager que la réponse traumatique est double et qu’au-delà du retentissement meurtri au choc, qui en est son premier temps, elle contient très certainement une façon de lutter contre la désagrégation des processus pulsionnel de liaison et langagiers de représentations.

Je vais le redire, il y a quelque chose dans le trauma qu’il est impossible de réduire à quoi que ce soit qui serait un modèle purement réflexif. De quoi s’agit-il ? Des processus de liaisons qui se défont, puis peuvent suivre un destin de reprise des investissements sur le mode de la répétition, entre le sujet et le corps de la parole, entre le sujet et le lieu, entre le sujet et l’autre. Le peu d’aisance qui est le nôtre lorsque nous parlons de “ trauma ” provient peut-être de la difficulté à lier dans le même bain épistémologique les points de vue structurels et dynamiques. Cette difficulté s’exprime le plus souvent lorsque nous voulons différencier la réaction au “ choc ” de l’élaboration traumatique proprement dite, et sur laquelle je reviendrai dans cet article. Il faudrait absolument ne pas se limiter au modèle du trauma qui le définirait comme la réaction catastrophique de l’appareil psychique à une situation qui dépasserait les capacités de liaisons, donc de création de formes individuées de relations à soi et à autrui. Ce modèle n’est pas faux, il est insuffisant. Loin d’absolutiser une telle modélisation mécanique, la clinique psychanalytique nous mène à considérer diverses temporalités de l’élaboration traumatique, de cette réaction du sujet à la sidération de l’informe, de cette élaboration qui prend en charge l’informe du corporel et tente d’en écrire ses bords.

La question d’une clinique du traumatique devrait pourvoir se situer en ce point-là : si ce qui fait trauma ne se résorbe pas en termes de choc, ni en évaluation de stress, alors on pourrait nommer trauma un destin de la contrainte à la répétition qui ne s’achève pas dans le compromis symptomatique mais prend corps dans un acharnement de la pulsion de mort sur le psychisme même du sujet. Ce dernier est alors en prise avec une façon de jouissance qui ne se laisse pas régler par l’économie névrotique de la castration.

Attaque de la liaison et de la fonction de représentation, attaque du lien entre les pulsions de vie et les formes individuées de relation : ces données élémentaires du trauma se jouent en masse dans les violences politiques les plus cruelles. En raison de l’effet grossissant des fêlures et des cassures culturelles et politiques qui mettent au clair jour dans la vie collective, des données psychiques que la clinique rencontre, c’est autour de la question de la névrose de guerre qu’a pu se poser à dès le premier grand conflit mondial la question de la valeur psychique du trauma, de son économie et de son destin.

La réaction traumatique, sur quoi Freud, Ferenczi et Rivers ont travaillé, ne se laissait pas entièrement saisir comme un choc, une effraction menant à une régression ou à une sidération. La clinique est plus précise, plus fine, plus actuelle aussi et elle insiste sur les logiques des décompensations et des décompositions des liens entre le sujet et l’autre spéculaire. Loin de se calquer sur des échelles de stress, ou de les anticiper, ces études montrent bien que la matrice même de l’événement traumatique pourrait être non le dommage subi, mais bien, d’abord, celui dont le futur traumatisé est témoin. Autrement dit, ce serait moins, par exemple, la blessure que le guerrier subit, ce choc pourtant indéniable, qui fait trauma, que le fait d’être le seul témoin de la destruction du corps du camarade le plus proche. Et j’insiste là sur l’expression “ le seul témoin ”, le choc perçu ayant eut comme effet de déconnecter les liens entre sujet, objet et tiers. C’est de sa propre mort dont il est toujours question, mais comment la saisir ? Sous le dehors de la mort des autres, l’humanité s’affranchit de la terreur et invente des rites que prolongent la voix des mythes. Dans ce vacarme des morts en masse, la pleine obscénité de la mort, sans le masque de la perte et l’apparat des rituels est ce qui a comme effet de priver le sujet du rapport à sa propre mort. Dire que c’est bien le non représentable de la mort qui troue l’ordinaire fantasmatique qui donne semblance et consistance à la réalité ordinaire qui fait trauma permet d’aller un peu plus loin encore.

Mais cette réaction traumatique quelle est-elle ?

Est-elle pure rencontre avec la mort ?

J’apporterai là des nuances. La déliaison traumatique n’est pas totale. Rien n’indique que devant la disparition le sujet se trouve tout d’un coup congédié de l’économie de la castration. Tout se passe, cependant, comme si cette coupure d’avec le support narcissique et spéculaire qu’est cette altérité foudroyée, faisait se disjoindre la castration en tant que moment qui passe dans le sujet, qui se réalise en lui, de la castration assumée symboliquement. Cette dernière, en effet, n’est pas ce qui accable le sujet mais ce qui circule entre les sujets conformément aux lois du langage et aux espaces de la parole. Plus loin que toute scène fantasmatique, l’élément traumatique qui ravit le sujet, c’est aussi l’effondrement du spectacle des échanges et des réciprocités. Si la castration assumée fait tenir le corps, dans l’expérience de la traversée du trauma, le sujet, d’avoir échappé au danger, n’en arrive pas pour autant à limiter la destructivité. La mise en mot de l’expérience du danger et de l’affect de frayeur ne suffit pas. On ne peut travailler avec le trauma comme avec un rêve et comme avec un matériel de formation de l’inconscient apte à se décomposer métaphoriquement dans les rets de l’association libre. Le travail psychique du traumatisé est souvent de faire du psychanalyste non d’abord un écoutant mais un témoin. De s’assurer d’une possibilité que les traces de ce réel traumatique puissent être physiquement rencontrées (et non seulement évoquées) par le thérapeute. Surmonter le trauma est surmonter la destruction irruptive et dévastatrice des supports langagiers (et anthropologiques) qui donnaient un semblant de garantie au rapport du sujet à sa propre naissance et à sa propre mort.

Dire, ce qui est d’une excessive banalité, que le sujet devient son trauma, est aussi énoncer que la fonction discursive de la condensation et du déplacement subséquent est atteinte, en étant figée. Le trauma serait alors une figure de régulation de la “ mort du sujet ”, de l’expérience du Néant, qui permet à cette mort subjective de se conjoindre à de l’événement : celui de la ruine du corps de l’autre (le semblable, le groupe de semblable). Allons plus avant. La ruine du corps de l’autre et la disqualification du tiers qui en résulte scinderait alors l’épreuve de la castration entre une castration brutale, réelle, et une castration symbolique. Le premier temps du trauma est alors l’expérience d’une rupture entre ces deux, il s’agit non d’un refus de la castration, protestation inconsciente qui, dans l’ordinaire de la névrose, se fait jour dans le symptôme, mais d’un passage empêché entre ces deux types d’expérience de la castration. Ou, pour le dire de façon moins schématique, le trauma aurait un effet généralisé de déliaison du pulsionnel, et, en particulier les pulsions scopiques et invocantes seraient, comme en état libre, ou, plus exactement, comme dans un continuum onirique, en état potentiel de satisfaction hallucinatoire.

Distinguer le choc du trauma implique, on le comprend, une distinction temporelle, classiquement donnée par la notion d’après-coup. Ce genre de distinction est précieux. Il suppose toutefois d’être accompagné par une reconfiguration théorique plus ample. Si la clinique du trauma est bel et bien une clinique de l’ “ au-delà du principe de plaisir ” , alors, oui, c’est bien la dimension du pulsionnel qui importe et qui insiste.

J’en reviens alors à la clinique des traumas de guerre et j’accompagnerai mon propos de ce que j’ai pu observer et entendre avec des enfants-soldats réfugiés des guerres du Libéria et de Sierra Léone, que j’ai rencontrés, et écoutés, à Bamako (Mali), dans le cadre d’un centre d’écoute et de soin mis en place là-bas avec mon concours (et celui du Pr. Baba Koumaré et Mr Attaher Maïgha, Directeur de la Promotion Nationale de l’enfant et de la Famille)

Il y aurait à insister encore non seulement sur la différence entre choc et trauma, mais encore sur celle qui consiste entre deuil et trauma, dans une clinique dialectique qui prendra comme point limite ou point bascule les aspects traumatiques du deuil.

L’événement d’abord. La destruction foudroyante du corps qui servait d’endossement imaginaire au corps du sujet. L’atteinte est souvent très sévère, et elle l’est encore davantage si les situations extrêmes de danger ramènent souvent le sujet qui doit s’y adapter à s’équilibrer sur des re-étayages et à des ré-assurages spéculaires, car nous devons envisager que des situations des périls extrêmes exigent de qui les vit une modification considérable de leur équilibrage imaginaire. Une involution certaine du lien entre Imaginaire et Symbolique offre deux types de garanties : la stricte ordonnance géométrale de l’existence et des mouvements du corps, la très solide identification à celui qui, dans le miroir, l’anticipe un peu et commande, de la sorte, gestes et orientations. Que reste-t-il comme image après ce fameux “ trou noir ” qui suit le chaos où s’engloutit toute représentation du corps foudroyé ? Essentiellement, à lire Ferenczi et Rivers, et à entendre certains de ces enfants rescapés de tueries, deux sortes d’images surnagent, puis insistent. Une image visuelle, celle du ou des disparu(s), “ vit ” au ralenti, forme de cauchemar anesthésié et stroboscopique, parfaitement exacte et “ réaliste ”, mais qui semble comme désorientée dans les axes spatiaux. Elle flotte aux yeux du sujet ou tourne sur elle-même, sans bénéficier d’un lieu où elle pourrait gagner en pesanteur et se poser enfin ; puis, absurdement disjointe de cette image vibre, par moments, une résonance sonore au sein de laquelle le bruit d’un éclatement d’obus, ou celui d’un sifflement de machette, se condense en une ritournelle à percer les tympans avec le cri de la victime. Une image qui appelle sa résidence, un cri qui appelle une forme plausible de vie humaine, où, à nouveau, seraient comme déposés et séparés en des segments disjoints du temps et de l’espace le corps et l’objet offensant (machette, obus, …)

Comment ici oublier l’Esquisse de Freud, où il est si clairement démontré que le cri de l’être en détresse nécessite une réponse qui ne se résorbe pas seulement dans une action spécifique, mais soit aussi pour l’infans, le don d’une forme humaine et humanisante familière, soit le visage de la mère. Le visage certes, mais non en tant que “ bonne forme ”, plus encore en tant que surface où sont identifiables comme distincts (ce qui ne veut pas dire intégralement disjoints) les orifices pulsionnels. La théorie, chère à Winnicott, de la mère comme miroir de l’enfant resterait strictement éthologique –c’est-à-dire incompréhensible- si le miroir n’était qu’une image plate et non un lieu de tension et de répartition du pulsionnel. Tension que, précisément l’image refoule. Revenons à Freud et tentons un grossier repérage ; supposons qu’au cri de l’enfant nul ne réponde, et bien, alors, l’enfant n’aurait pas affaire à la puissance (puissance de dire oui ou non) mais à la toute puissance de l’autre. Et cette toute puissance anéantit.

On pourrait oser ici une première assertion, que j’écris ici à titre d’hypothèse. Le trauma ce n’est pas seulement la disjonction entre la castration qui traverse le sujet et celle qui circule entre les sujets, le trauma c’est l’abolition de la castration de l’autre. Formule d’un sujet livré à la toute puissance de l’autre. Viendrait à l’appui de cette très grossière hypothèse le fait que souvent l’expérience traumatique ne se déclenche pas immédiatement après le choc, mais qu’elle se cristallise en stase sur un mode mélancolique souvent, paranoïaque parfois, lorsque le sujet ne peut plus faire rencontre d’un semblable en qui croire ou qui croit en lui, lorsque les pouvoirs de la parole s’érodent faute de rencontrer un autre sur qui compter, un autre qui use de la parole pour garantir qu’une expérience de la communauté est encore possible pour le sujet. Le bien-fondé de cette première notation clinique serait renforcé du fait que, après ce premier temps de sidération traumatique, qui peut se solder par une forme d’anesthésie, l’élaboration traumatique proprement dite suivra les chemins par lesquels le sujet est, de nouveau, convié à reprendre goût aux univers de langage et de parole, aux ordres des discours. J’y reviendrai.

Ce point amène avec lui deux remarques.

Convenons, dans un premier temps qu’il n‘y a sans doute rien de plus cruel, ni de plus stupide que de militer et d’agir auprès de victimes de “ choc ”, afin qu’elles verbalisent au plus vite leur vécu. Avec cette idée de potache sous-charcotien que plus le choc est rude plus la confession et le témoignage doivent être rapidement expédiés. J’écris ces lignes à une époque où il ne m’étonnerait plus de rencontrer quelques apprentis collègues dévalant les rues de grandes cités meurtries, un divan sur le dos et un gyrophare sur le crâne, au prétexte qu’il y a une urgence à resymboliser quelque chose quelque part. Souvent, ce n’est pas de parler, mais bien qu’on leur parle dont ont éventuellement besoin des victimes de catastrophes.

Considérons, ensuite que, pour un certain nombre de sujets ayant vécu des chocs, l’élaboration traumatique n’est pas une fatalité, elle est encore moins une réponse immédiate. Le modèle du trauma, sitôt disjoint de l’événement “ choc ” ouvre à la compréhension d’un passage. Ce que j’ai appris avec des enfants et adolescents “ soldats ” est que souvent, pour eux, il existe une stase entre le moment où un individu exposé a su, même pendant le choc, “ tirer le rideau ” sur ce qui faisait tenir les pactes narcissiques, et le moment où il a été pris à nouveau par l'effroi. Dans un premier temps, celui de l'action spécifique face au danger, le sujet n'hésite pas, il n'a pas froid aux yeux. Il agit, il peut tuer au risque de transgresser les tabous anthropologiques de son groupe. Cette “ période ” là est hors-temps et hors-lieu. Il s’y produit des “ chocs ” auxquels le sujet peut répondre par une amputation de sa vie psychique. Il n’est pas, à ce prix, devenu un “ enfant traumatisé ”, mais il est un individu adapté à la mécanisation du corps et des actes, mécanisation que réclame les affrontements les plus brutaux. Cette période de défense pas la stupeur redonne à l’individu une stabilité performative complètement actuelle et actualisée. Une telle période n’est qu’un simple instant de voir détaché des autres assignations temporelles. Le passé aboli permet au sujet une façon de virtuosité dans l’usage de son corps, délivré du poids des refoulement ordinaires. Le présent n’est plus enrichi de réminiscences. Le mode d’auto-représentation du Je que permet le dépassement de la stupeur en impersonnalisation amnésique ne saurait se réduire à un avatar de l’inhibition, elle est un refus élaboré de colorer le vécu par l’affect, et de le signifier au moyen des représentations anthropologiques essentielles qui font du sujet un passeur de vie, doté d’un rapport possible à sa propre mort. Une phénoménologie des auras qui précèdent juste l’explosion de violence et où le sujet se vit, non sans euphorie, réduit à la pure maîtrise de son corps devrait ici être envisagée. De sorte que le trauma qui survient en un temps second peut venir saisir celui qui s'est comporté de façon ad hoc et qui a ainsi réussi à survivre à la destruction ambiante. En situation de danger extrême, devenu tel un pion hyperadapté aux orientations du Réel, le sujet est alors tombé droit au-dehors de la fenêtre du fantasme.

Je reviens sur cette dernière remarque. Dans un monde où l'ordonnance logique est tout à fait déconnectée des densités imaginaires (je pense ici aux témoignages d’adolescents soldats qui racontent le fait qu'ils doivent leur survie à l'abolition de la sensibilité, voire de la conscience d'être mortels, abolition que l’usage de drogues explique mais pas totalement), l'individu fait ce qu'il faut pour se défendre, ou même plus pour attaquer. Ce sera bien après, soumis au truchement d'une nécessité d'intégrer ces états inouïs du rapport au corps et au langage, que le sujet se réveille enfin. Nul ne saurait ici garantir que ce réveil aille dans le sens d’un apaisement dans la réintégration progressive du sujet dans la communauté ordinaire. En réoccupant l’espace par sa propre image, le sujet rencontre tout l’archaïque de l’agressivité, et le réveil sera un moment intense de démarcation. Il se retrouve pris dans un discours et il est donc convoqué à fabriquer du lieu psychique, à donner à ce qui peut refleurir de mémoire un ombilic nouveau : une trace de l’autre.

C’est devenu une colossale banalité de dire que l’absence de sépulture du mort crée une façon de brouillage des frontières de la psyché qui risque alors de se confondre avec le tour informe de l’événement traumatisant. Une psyché qui perdrait sa fonctionnalité de feuilletage entre perception et conscience serait alors prédisposée à un fonctionnement hallucinatoire. La clinique de certaines incidences subjectives des traumas de guerre renseigne sur les conséquences psychiques des destructibilités des étayages psychiques. La mémoire amnésique du trauma singulier voue à l’agir et mobilise une défense contre l’agir qui est le plus souvent la stupeur. Les traumas de guerre sont comme emboîtés et situés à l’interface d’un double mouvement de destructivité :de la destructivité des symbolisations plurielles et culturelles et la destructivité des étayages subjectifs singuliers. L’oubli de la mémoire de ce qui fait identité en est aussi une des conséquences. La réaction traumatique, dans son empan de travail psychique, vise à redonner des sites de mémoire à un pur présent privé de réminiscence. Le sujet n’est pas alors, et n’est pas encore à pouvoir se reconnaître une histoire, une historisation. Lorsque des traumatisés de guerre, lorsque des enfants-soldats en absolue déroute, tentent de revenir aux traces même de ce qui a détruit leur semblable, lorsqu’il revienne sur le lieu de l’effraction traumatique et de la perte de soi qui en a résulté, lorsqu’ils manipulent des bribes de corps-objet évoquant la puissance active du disparu, ils n’écrivent pas une histoire, et encore moins leur histoire. Ils rejouent, reprécisent un rapport à l’Originaire. À peine un rite, encore moins un mythe. Un geste, un trajet que nous comprenons, parfois trop vite, par le truchement de nos ritualités et de nos mythologies privées, portatives.

Faute d’honorer un mort, en faisant “ passer ” son cadavre à l’ancestralité, le sujet témoin de la destruction massive de l’autre, de celui qui, proche des forces de vie et de mort était devenu, dans un compagnonnage héroïque ou résigné, un support narcissique, tente de trouver la place où le mort peut enfin être déposé. Un tel geste, non de deuil, pas encore de deuil, mais de création d’une sépulture, ne se fait pas sans que soit ravivé le sentiment d’appartenir à la communauté humaine minimale : celle des vivants qui savent honorer les morts.

La création de cet hébergement psychique est longue, et elle est douloureuse. Souvent, après le choc traumatique, un vécu maniaque d’immortalité et d’indestructibilité peut, un temps, différer l’expérience de l’élaboration traumatique. Un temps seulement, car toute nouvelle prise du sujet dans le discours le rend comptable de ces morts. De sorte que le paradoxe sur lequel les psychothérapeutes du “ choc ” n’ont rien à dire est que c’est bien au moment où le sujet se réamorce à du discours qu’éclate, au grand jour, la période féconde du trauma.

On pourrait presque dire qu’un temps préalable à l’élaboration serait de refuser au discours la possibilité de prendre en charge le moindre hébergement psychique. C’est parfois une conséquence du trauma, non l’installation d’un silence épais, mais la porte ouverte à un bavardage, à un discours sans semblant, sans équivoque et sans adresse. Les psychanalystes savent bien qu’il ne suffit pas de parler pour symboliser, encore faut-il que cette parole trouve, comme toute parole “ pleine ” un point d’accueil dans l’autre. Accueillir la parole d’un sujet en choc traumatique comme si elle accomplissait un exploit, une délivrance, ou même une rédemption est un contre-sens clinique toujours stupide, parfois dangereux. On le redit, ce qui peut occasionner du changement n’est pas le dévidage de la parole, mais la possibilité de rencontre un autre fiable dont la parole et la voix comptent. L’angélisme du psychologisme d’urgence effectue le plus souvent un gommage de l’altérité subjective. Croire qu’il y a tout un monde d’objet et d’états d’âme qui attendent notre soif de nomination pour exister est une illusion qui oublie que ce l’opération de nomination la plus ordinaire réalise c’est un masquage de la dimension Autre, de ce qui dans notre rapport à notre condition de vivant parlant, sexué et mortel ne fait pas rapport, précisément.

Revenons alors à la déliaison de ces éléments qui font tenir le discours, laissant le seul Réel en place de commandement ; pourrait-on supposer que l’au-delà du principe de plaisir soit l’au-delà de l’ordre du discours ? Heureuse alors la conclusion qui en suivrait qui positivant l’amour comme condition de changement de discours, le positiverait comme condition de sorite du trauma. L’amour, pas la compassion, pas l’identification en miroir, surtout pas la réassurance psychosociale. Seulement il y a des sujets qui ne font pas toujours de bonnes rencontres. C’est là qu’il faut envisager, à nouveau, que la remise en route des armatures et des logiques qui font tenir le sujet à un discours, mène souvent le Réel à jouer dans le registre d’une intimation. Tant que le discours est rabattu sur les phénomènes de la conversation, rien ne surgit trop de cette fonction intimante d’une sursymbolisation du réel. Au contraire de cet art du bavardage, la façon dont un sujet rend compte du fait qu’il a traversé un traumatisme est d’un sérieux intense : celui qui marque cette aventure d’avoir à redonner corps de parole entre lui et les disparus qui ont avec eux emportés dans leurs disparitions de corps réel , de figure, de forme et de rythme le propre rapport de ce sujet en trauma à la mort. Parler au risque d’être le premier à parler du monde perdu, des possibles à venir. Cette position de témoin peut être anéantissante, toutefois. Souvent des sujets qui s’évadent de leur engluement traumatique tentent de refabriquer une fraternité de discours ou s’inscrire. Cette tentative est parfaitement dévoyée dans les clubs de victimologie. Elle se dit parfois au clinicien, à ces moments où le sujet ne réclame ni la plainte consolatrice, ni la bienveillance neutralisante, mais tout simplement le fait d’être cru pour sortir de la stupeur et de la honte. L’irréel (c’est-à-dire) le surréel d’un récit de trauma ne saurait s’interpréter comme un rêve, car le Réel ne s’interprète pas comme une formation de l’inconscient. Il est des moments où un maniement “ sauvage ” de l’écoute et de l’interprétation psychanalytique ruine cette assise nouvellement reconquise du sujet dans le discours. Car il s’agit bien de reprendre goût à l’amour de parole.

L’amour de la parole, ou encore ce moment dépressif où le sujet réalise que quelque chose de cet amour et de cette dette non sacrificielle à la parole n’a pas été totalement éradiqué par la catastrophe, que cette dernière ne fut pas totalement totale. Toute rencontre, même traumatique serait-elle alors manquée ? Il n’y a pas place ici pour une simple joie, un simple soulagement.

Poursuivons. Souvent, par ce réveil qui consiste à rentrer dans l’ordre de la parole, le sujet imagine alors ce qu'est la pulsion de mort et l’informe qui s’en déduit. Ce réveil peut favoriser des moments hallucinatoires qui sont, le plus souvent, ces hallucinations des disparus de mort violente. Des corps entre vivant et mort, des activités psychiques qui, pour les évoquer, les honorer et les vaincre, se déplient entre veille et sommeil……

Il n’y a pas de possibilité de considérer cette activité hallucinatoire sur le modèle du déclenchement de la psychose. On ne diagnostique rien à énoncer cela. Le sujet est placé devant l’inestimable scandale de la présence erratique d’un mort-vivant. Le psychisme utilise, à ce moment-là, pour se représenter un lien possible avec l’objet des images de choses corporelles, images qui sont en deçà d’une perception unifiée du corps. L’activité hallucinatoire réalisera des formes d’objets où se jouent des processus de destruction et de destructivité rejetés hors de soi. Et l’adolescent, qui en revient aussi à pouvoir réinvestir le nom qu’il porte, met alors son propre corps en jeu. Il peut ressentir alors la nécessité impérieuse et censée de garder comme une possession une relique qui viendrait de l’autre, tel un reste de vêtement, une encore une bribe d’objet (monture de lunette, par exemple, capuchon de stylo, fragment de photo). Cet objet reliquat qui condense et noue ensemble ces malheureux restes est autre chose qu’un souvenir, c’est une forme agissante qui redonne du semblant de corps à ce trou dans le maillage des semblances et dans affiliations déchiré , et à partir de quoi une élaboration fantasmatique des altérités perdues en un non-lieu, peut se remettre en chemin et en chantier. J’en ai vu de ces reliques de ces objets vestiges, de ces formes informes qu’enserraient des bouts de tissus, de bandelettes, de paperasses, et qu’une investigation ethnopsychiatrique aussi malheureuse qu’offensante nommerait fétiche. J’ai parfois entendu ces pauvres litanies, ces psalmodies minimales et ténues qui accompagnaient la manipulation de ces reliques, ces façons de berceuses qui conjoignaient enfin, et à nouveau, le corps de la voix au corps du voir. Une forme rythme donnée au silence et orientant le silence, faisant ombilic de mémoire, avant qu’à partir de ce don de voix outrepassant la sidération où nous engloutissent les ténèbres obscurs et mutiques, une mémoire narrative puisse refleurir. Si on suppose que l’objet reliquat est le reste diurne qui se repose dans les mains du sujet après la décantation des élaborations hallucinatoires, alors nous pourrions généraliser à parler de la matérialité de ce qui reste après l’expérience hallucinatoire et dont l’enfant fait partenaire. Je note encore que ceux des enfants ou adolescents qui ont développé une pratique de ce reliquat sont, beaucoup moins que les autres, enclins à la consommation de ces drogues qui, tout comme le choc replie l’appareil psychique sur lui –même dans une immédiateté anesthésiante, dans ce triomphe d’une apathie, mélancolie sans dépression.

Comment expliquer cela ? Imaginons que le sujet élaborant le traumatisme doive contrer non seulement l’irrémédiable absence de l’autre mais encore le mauvais désir de l’autre. Imaginons qu’avec ses troubles de la représentation de son corps, ses sentiments et ses sensations contrastés d’inexistence et de surexistence, le sujet en trauma contre la méchanceté foncière de celui ou de celle qui aurait eu la toute puissance de disparaître par néantisation. Il me revient que pour bien des soldats des tranchées de la dite “ Grande Guerrre ”, leur pauvre camarade soufflé par un obus, ou brutalement étouffé d’enfouissement dans la boue de ces tranchées, n’était pas vécu comme un misérable doublon d’eux-mêmes, mais bien comme un être qui aurait eut la toute puissance de les abandonner là, sans leur laisser le moindre reste à partir de quoi reconstruire, dans le deuil, une fraternité. Le plus troublant étant que pendant au moins deux ans, ce dispositif anti-traumatique qu’était le culte des morts, avait connu dans les tranchées et sur le front, y compris au risque de périls extrêmes pur qui s’y livraient, un essor des plus riches, là où ils n’existaient presque plus dans la vie de tous les jours des décennies plus tôt.

Le camarade foudroyé comme une des figures de la toute-puissance de la négation………hypothèse assez rude certes, et qui ferait de ce mort néantisé, un sujet ayant réalisé et accompli, pour son propre compte, un Cotard en acte. Un mort qui nierait jusqu’au fait d’avoir un cadavre et serait alors cet éternisé négateur. Je m’explique, par mon usuel détour africain.

En écoutant ces jeunes adolescents parler de leurs copains ou de leurs parents massacrés sous leurs yeux et enterrés nulle part, j’entendais fulgurer, dans leur parole, l’écho d’un temps invraisemblable. Celui où ils disséquaient l’image de la mise à mort, non comme celle d’une agression subie, mais plus exactement comme celle d’une prétention réussie du mort à se faire disparaître, morceau par morceau, pièces après pièces, selon la rhétorique implacable d’un délire de négation. Osons aller plus loin encore, et, une fois de plus, à titre d’hypothèse. En ce cas l’hallucination dite positive que certains de ces adolescents se font du disparu, alors même qu’ils peuvent en parler en toute froideur, viendrait contrer et réduire le rien mortifère qu’a pu représenter une hallucination négative venant après le choc et permettant cette façon de suradaptation de surface dont j’ai parlé plus haut. Car un détail clinique insiste, ces sujets suradaptés, un moment, avant donc de rentrer dans les obligations et les pouvoirs de la parole semblent bien présenter quelques troubles de leurs visions ou quelques volontés d’aveuglement, tel ce chef de bande de treize ans que j’ai rencontrés et aidés à soigner à plus d’une reprise dans un quartier très pauvre de Bamako et qui la nuit, glacé dans ses terreurs, ne voyait plus rien des corps des vivants qui passaient près de lui.

Ferenczi avait idée que les restes diurnes étaient en fait des symptômes de répétition de traumatismes. Cette assertion déplace considérablement et la clinique des rêves et la clinique des traumas. Il suffirait de penser pour cela à ce sort des restes diurnes que le sujet traduit en vide idéatif, en hallucination négative bien plus qu’en rêve.

Psychanalystes, nous avons le plus souvent affaire à cette élaboration seconde du trauma lorsque le sujet n'aspire alors plus à une entière et pleine conscience du moment, détachée de toute densité imaginaire. Plus exactement, il est trop tard. L'ancien exposé à la mort ne peut guère davantage camper sur ce registre de mise à plat de l'imaginaire qui fut autrefois nécessaire à la survie. Le corps, rendu au travail de se mémoire, tient à nouveau à rentrer dans le monde de la parole humaine. Ce temps du retour fait que ce corps subjectif de l'être parlant peut redevenir marqué par son endormissement et sa recomposition signifiante dans les lignes du rêve et les lois de la parole. Et ce n'est pas évident. D'être sur le "coup" devenu un corps, le sujet souffre de rencontrer la nécessité anthropologique et morale d'avoir, à nouveau, un corps.

L'espace du transfert va donc, non faire émerger des scènes, mais les créer, les faire revenir à ce point de réel où nous sommes rendus présents à nos propres tombes, nos propres morts et nos propres ancêtres…

Sollicité à rentrer à nouveau dans un univers ne serait-ce qu'à minima- marqué par les indices de reconnaissance propre à la parole humaine, nul ne reste longtemps en phase avec le non-sens du Réel. C'est bien pourquoi il est inutile, voire indécent et, en tous les cas, stupide de calculer le trauma par rapport à une quelconque échelle de stress, comme cela se fait si mal et si fréquemment. La réaction au trauma est et n'est rien d'autre que la possible subjectivation d’une coupure temporelle, donnant au présent factuel la dignité d’un présent réminiscent. L’amnésie du choc est répercutée, telle une onde de choc, dans ce temps mis en suspens, éternisé, qui, souvent, a permis la survie ou, du moins, l’orientation de la personne dans un espace plat.

C'est ultérieurement, que le travail de renouement du registre de la consistance à celui de l'existence donne à la perte la signification de l'objet perdu. Nous parlerons alors d’un trauma au singulier, qui est une construction active du sujet. Cette construction active du sujet, emporterait une victoire contre la mélancolie du trauma, par d’autres armes que celle de produisent les effusions maniaques. Il y aurait une resexualisation du rapport au corps, ce que nous appelons réinvestissement libidinal, il me semble. Car, si le trauma efface la possibilité de se croire doté d’un passé, il ne supprime pas pour autant le matériel réfoulé. Qu’il réveille le refoulé du au traumatisme sexuel est bien aussi ce à quoi le sujet à affaire du moment où il se réveille de la stupeur. De sorte que, et ce sera ma provisoire conclusion, les conduites actives (réappropriation du Nom Propre, manipulation de la relique, activité onirique entre hallucination et cauchemar) ne dessinent pas le seul profil du sujet qui échappe à l’absurde par la restauration d’un anthropos. Ces conduites et ces créations psychiques visent à opérer une liaison entre l’ effraction du Réel et le refoulé sexuel. Cette liaison supposerait ce passage d’une castration qui traverse le sujet à une castration à nouveau assumée.

La clinique du trauma, une fois que nous la distinguons le plus soigneusement possible d’une clinique du choc ne peut se figer en une clinique des “ traumatisés ”. Elle indique que la reprise, au singulier, du travail de la sépulture, accompagne de nouveaux avatars de la libido, permettant in fine au refoulé sexuel traumatique un destin de figuration reconquis.

Olivier Douville