Du caractère chinois au cas

Réflexions d’une psychanalyste chinoise sur l’ancêtre et la psychanalyse

Par Wang li

L’image ancienne du caractère

Je vais parler de l’ancêtre en tant que Chinoise, je vais le faire en empruntant le chemin de l’archéologie, par les inscriptions sur des écailles de tortue et sur des bronzes, pour y retrouver les anciennes images des caractères chinois et essayer de comprendre certains aspects qui ont trait aux ancêtres et à la transmission.

Le « vaisseau Liang » est un ustensile coulé il y a plus de 2000 ans durant la période tardive de la dynastie des Zhou de l’Ouest, dans les inscriptions pour faire des offrandes aux ancêtres. Il y a par exemple l’image d’« un petit garçon manifestement debout sous le toit du hall des ancêtres symboliques » (Note : cette description se base sur le documentaire Cinq mille ans de caractères chinois) et cette image c’est le caractère zi字[caractère]. C’est dire ainsi que l’image de la cérémonie devant les ancêtres pour une nouvelle vie est le symbole du système écrit des caractères chinois [décomposition du caractère en toit et enfant].

La civilisation chinoise de la haute antiquité est une civilisation fondée sur l’agriculture, les noms des différentes cultures énoncées sur les écailles et les bronzes étaient déjà très nombreux. Une culture agricole signifie des techniques multiples et une coopération des familles et des clans. Cela souligne aussi l’importance de la transmission de ces techniques et de cette coopération. Compter sur l’agriculture pour vivre et se multiplier n’implique-t-il pas de considérer comme un impératif déterminant l’héritage des ancêtres ? Le savoir agricole, les moyens de production, la terre… Depuis toujours, chaque génération de Chinois a reçu de ses propres ancêtres des biens matériels et spirituels afin de les passer à leurs enfants et petits-enfants.

L’image ancienne du zi字 [caractère] est le symbole du système écrit. Ce fait est en lui-même un témoignage. Les Chinois désirent fortement recevoir et transmettre l’esprit de leurs ancêtres. De la transmission du sang à la transmission du clan, de la transmission du pays à la transmission de la culture…

Le caractère fu父 [père] dans les inscriptions sur écailles symbolise-t-il le père qui tient en main une chose ressemblant à un bâton ou bien symbolise-t-il quelque chose provenant des ancêtres ? L’image du caractère wang王 [roi] est une hache de guerre ; sur un ustensile datant de plus de neuf cents ans il y a un dessin : un enfant soutient un vieil homme qui s’appuie sur une canne. C’est le caractère xiao孝 [piété]. Et la piété est une partie importante de la morale des Chinois depuis plusieurs milliers d’années : « Cent vertueux mettent la piété en premier lieu ».

Les images anciennes de l’écriture chinoise portent en elles-mêmes des informations transmisses de l’esprit, ce qui fait que la « vénération des ancêtres » est une caractéristique de la culture chinoise. C’est cette complémentarité avec la « vénération des ancêtres » qui garantit que l’écriture chinoise soit la seule au monde qui n’a pas été interrompue pendant 5000 ans. Bien que les formes des caractères aient changé, la réference est la même. Lorsque les inscriptions sur écailles furent découvertes à la fin de la dynastie Qing, nos philologues chinois purent relativement facilement déchiffrer les informations que nos ancêtres voulaient nous donner, alors que la traduction des hiéroglyphes égyptiens a donné beaucoup de mal aux philologues. Par le biais des anciens caractères inscrits sur les os de bovins, les écailles de tortue et les bronzes, nos ancêtres sont de tout temps avec nous, comme s’ils ne nous avaient pas quittés.

Revenons à zi字 [caractère], revenons à cet enfant sous le toit de l’esprit des ancêtres, son esprit ardent. Le poids de ses ancêtres se fait sentir ; cela va sans dire. Traditionnellement en Chine, quand une personne a de la chance et réussit en politique et dans les affaires, la première réaction c’est de dire que ses ancêtres ont une belle tombe. Si au contraire une personne est malchanceuse, il y aura généralement une offrande ou un sacrifice aux ancêtres, en espérant que la protection des ancêtres pourra nous défaire de la mauvaise chance. Je me souviens d’un ami, qui un jour très excité nous a raconté qu’il venait d’apprendre de sa mère qu’il était un descendant de Zhu Yuanzhang [empereur fondateur de la dynastie Ming]. L’expression faciale de cet ancêtre d’il y a de quelques centaines d’années venait d’apparaitre aux yeux de cet ami. Cette révélation nous a tous exaltés.

La recherche d’An

Le village d’An se trouve à la campagne.

Si elle est venue chercher l’aide de la psychanalyse c’est parce que tout pour son fils s’est écroulé. Son fils aux si bons résultats est devenu dépressif à la suite d’un amour en terminale. Plein de colère et d’agressivité, il ne peut plus faire d’études.

Parfois il ne mange ni ne boit, pensant que rien dans la vie n’a de sens. L’état de son fils lui donne l’impression d’être attaquée. Elle ressent qu’elle aussi arrive aux limites de la vie.

An s’est séparée de son mari lorsque son fils avait trois ans. Elle l’a ensuite emmené dans une autre ville. Ayant été dans une très bonne université, travailleuse, elle fait tout pour son fils. Elle trouve que son fils est sage, studieux et se conduit bien. La seule cause du malheur de son fils à laquelle elle pense c’est cette petite amie, qui, elle, « a un grave problème d’humeur. Très opiniâtre, elle en arrive même à se mutiler pour menacer ».Malgré tout, elle sent aussi que pour son fils et pour elle-même il y a un quelque chose qui pose problème, car elle sent qu’elle-même n’a jamais été heureuse, que son fils n’était pas comme les fils des autres familles, libre de contraintes. Bien sûr ce qu’elle peut encore moins supporter, c’est l’état actuel de son fils, qui, selon elle, la rend folle.

Le travail psychanalytique permet à An d’ouvrir un petit peu les rouleaux de peinture de son esprit. Là que voit-elle ?

Le père d’An est un enfant posthume. Son grand-père paternel avait très tôt conduit le plus âgé de ses fils en un endroit très lointain pour gagner de l’argent. Là, ils y avaient attrapé le choléra et étaient morts tous les deux. La seule chose qui était parvenue à la maison était la note de leur mort, rien d’autre. Le père d’An avait, après sa naissance, été adopté dans la maison de son oncle. Plus tard pour une raison inconnue, il avait été repris par sa mère pour vivre avec elle. (Note : en Chine, traditionnellement les enfants posthumes sont considérés comme « dominant le père » [i.e. source de malchance pour le père], c’est peut-être la raison pour laquelle il fut retiré de la maison de son oncle). Après avoir grandi, cet enfant posthume travaille dans un endroit éloigné, mais revient tout de même dans son pays natal pour s’y marier et y avoir des enfants. Dans les souvenirs d’An, le père revenait une fois par an, il n’avait rien à dire à sa femme et ses enfants ; mais à la grand-mère paternelle, il avait beaucoup à dire. D’ailleurs la plupart du temps passé à la maison, il se disputait avec la mère d’An. Celle-ci disait qu’« il savait seulement parler pour parler et voulait retarder le moment d’aller travailler aux champs ». La mère exaspérée faisait passer sa colère et sa violence sur le corps d’An, la grondant et la battant sous le moindre prétexte, en proférant de méchantes médisances. Par contre rien ne se passait pour le grand frère et la petite sœur d’An, en particulier car le grand frère était le préféré de leur mère.

C’est ainsi que ces années d’enfance de souffrances firent d’An une fille entêtée et silencieuse. A chaque fois qu’elle était frappée, elle serrait les dents pour ne pas pleurer, ce qui rendait sa mère encore plus furieuse. An « au caractère devenu dur » était une étudiante assidue, qui recevait admiration et encouragements des professeurs.

Cette fille au « caractère dur » s’était mariée après avoir commencé à travailler avec un collègue au « caractère trop mou ». Rapidement elle ne put supporter cette faiblesse et ce manque d’ambition. « En plus son père était le même genre d’homme ! » Pour cette raison, An n’acceptait que rarement que son fils retourne vers son père et son grand-père, bien que son ex-mari ne se fût pas remarié.

An parla de l’éloignement entre ses parents. Elle n’avait jamais eu l’impression qu’ils étaient intimes, en particulier sa mère. Elle a conservé avec eux une relation superficielle et polie. Elle n’a jamais eu l’impression d’avoir été aimé par ses parents, bien que de son côté elle ait toujours essayé d’accomplir envers eux son devoir moral de fille.

L’analyse en arrive à toucher à la famille de la mère. Ses paroles deviennent très obscures. La famille de la mère d’An est originaire de la campagne. La mère d’An est la première enfant. Les deux puinés sont deux garçons qui sont morts ensuite. Puis, viennent trois sœurs. Son père est un professeur de mathématiques en ville, elle-même a été jusqu’au collège, ses résultats était très bons.

« Mais… »

« Il avait apparemment fait des erreurs … »

« apparemment quelque chose entre homme et femme… »

« apparemment c’était par la force… »

« de ce fait il est mort… »

En arrivant à ce moment-là, An se lève « c’est fini pour aujourd’hui, je m’en vais ». En hâte elle sort l’argent de son porte-monnaie pour payer et sort ensuite en courant.

Sur les rouleaux de peinture de l’esprit, nous voyons qu’il s’est inscrit pour la mère d’An un traumatisme psychique grave.

Un fait délictuel lié au sexe a naturellement impliqué une punition sévère dans la période juste après la libération. Il est certain que s’il arrive un tel évènement à un père jouissant de grand prestige, les conséquences seront graves. Nous pouvons facilement imaginer quels avaient dû être les regards et les paroles de l’entourage et du voisinage pour une mère comme celle d’An, fille ainée à cette époque, et quelle avait été la chute pour cette famille dans une telle société. Face à ces mépris et à ces humiliations, la mère d’An avait été obligée de se forger « un caractère qui n’a peur ni du ciel ni de la terre », de prendre une position de hérisson pour faire face, pour ainsi permettre à cette famille de continuer à vivre et à se battre. Elle s’était disputée avec beaucoup de personnes du village. Cette défense qui a consisté à répondre à la violence par la violence, c’était aussi sa voie de survie. D’une certaine façon, le « caractère dur » d’An, c’est aussi la reconstruction du caractère de sa mère. La violence psychique dont la mère a souffert elle l’a extériorisée sur le corps d’An. Et nous devons prendre conscience que l’agressivité envers la fille ainée An est aussi l’agressivité de la mère envers elle-même. En tant que fille ainée d’un homme qui a commis un délit sexuel, elle ressent aussi de la haine envers elle-même.

En arrivant à ce moment important de l’analyse, An, en larmes, dit mot pour mot à voix haute : « il a humilié notre famille … » Suit un temps très long de pleurs. Ses pleurs sont tellement profonds que j’en suis complètement bouleversée. Ses pleurs, qui sont l’expression d’une grande tristesse et d’une grande douleur, viennent de la mère qui avait toujours supporté la violence, tout comme les autres membres de sa famille. C’est à ce moment-là que je comprends pourquoi An n’a jamais dit qu’elle détestait sa mère, mais qu’elle disait « je ne sais pas pourquoi elle me traitait comme ça ? » Depuis son enfance, An supportait les coups et les imprécations de sa mère. De même inconsciemment elle assumait la honte que les ancêtres avaient apportée à cette famille. Ses petites épaules supportaient toutes ces choses, sans paroles, sans pleurs, sans résistance. C’était la méthode d’An jusqu’à ce moment où elle-même a entendu les douleurs et les paroles les plus profondes de sa famille et d’elle-même. Entendus aussi par moi, pourtant étrangère à la famille.

Pour la petite An enfant, du fait du regard de l’entourage, des bribes de conversations entendues par mégarde, des conflits violents entre les adultes, cet « ancêtre noir » dont la famille s’était efforcée d’effacer les traces était, sans être parlé, pourtant très présent. Comme sa mère pour qui la « vaillance » servait d’outil de défense, inconsciemment An avait choisi comme outil de défense le silence « en serrant les dents sans pleurer ». Après que cette honte et ce secret de la famille furent cassés par la parole dans l’analyse, An put dire autre chose de cet ancêtre : « D’après les dires, il était très bon professeur de mathématiques », d’autant plus que ses résultats en mathématiques avaient toujours été très bons.

An commençait à comprendre lentement ce qui l’entourait, ce qui avait à voir avec son destin et ses ancêtres. La transmission paternelle que son père en tant qu’enfant posthume avait reçue était de peu de poids, et comme il ne « portait pas chance », il avait aussi été méprisé par sa famille. Cela créa une position très faible dans la toile psychique de la transmission ancestrale et, de plus, du point de vue psychique il était très épris de sa mère. Du côté de sa mère, la transmission ancestrale était lourde de la honte d’un crime , ce qui conduisit An à endurer les éruptions de violence de sa mère qui devaient lui permettre de faire face à la honte. Ceci nous aide à comprendre que dans la relation matrimoniale, An, qui elle cherchait dans la famille de son mari la valeur de la transmission ancestrale, fut pleine de colère quand elle comprit qu’elle avait échoué ; colère envers la « faiblesse » de son mari et de son beau-père car elle faisait face dans leur famille à un vide de la transmission de la valeur ancestrale. Cela peut nous aider à comprendre aussi l’état de son fils : An qui se trouve dans la friche de « l’héritage ancestral » ne peut répondre à son fils adolescent dans le désir d’identification de plus en plus fort à ces ancêtres et le désir d’héritage ancestral. La relation au long terme entre mère et fils conduit le fils à faire face à une friche plus grande encore. C’est pour cela qu’après être tombé amoureux d’une fille (ce qui est aussi un moment de basculement de l’état de garçon à celui d’homme), il perd complètement ses repères, essuyant un échec au point de ne pouvoir se redresser.

Par la suite, An fut malade un temps. Elle n’arrêtait pas d’être malade, épuisée, voulant cependant à tout prix travailler. Ensuite elle me raconta un rêve : « Je ne me souviens que d’une scène. Sur un versant de montagne, il semblait que c’était les tombes de la famille. Il y avait un pavillon et une stèle. Dans la montagne, mon frère ainé tenait mon fils, c’était encore un nourrisson, il lui avait mis des chaussettes. »

Cette scène où le frère ainé avait mis des chaussettes au fils, c’était comme une cérémonie, comme si le grand frère présentait aux ancêtres ce « bébé » (Note : bébé et chaussettes sont des homophones en chinois). Dans cette scène, sous le toit psychique de la transmission ancestrale, An accomplit un accommodement pour son fils, comme elle le fait pour elle-même aussi.

An progressivement comprend tout cela. Elle commence à encourager les échanges entre son ex-mari et son fils, à soutenir son fils pour qu’il habite un temps chez son ex-mari et son grand-père paternel. Elle fait aussi des efforts pour se rapprocher de sa mère. Lors de son échec au bac où elle est insultée par sa mère, elle se souvient d’un geste de son père : « en sortant il était venu me passer la main sur ma tête. » A l’époque ce fut ce geste salvateur qui l’avait fait renoncer à son suicide.

Au Nouvel An chinois six mois plus tard, elle accepta l’invitation de sa mère pour accompagner celle-ci pour retourner dans leur village et balayer les tombes de leurs ancêtres maternels. Elle dit : « Ce n’est pas moi qui devrait l’accompagner pour accomplir ce geste, je suis l’enfant qu’elle apprécie le moins, ç’aurait dû être mon frère ainé ou ma petite sœur qui auraient dû faire cela. »

Cette enfant qui n’était pas appréciée, cette enfant qui était investie de violence, cette enfant qui avait abandonné la parole et qui se trouvait dans la friche, n’était-ce pas aussi celle qui cherchait le plus assidument la transmission ancestrale pour compléter la transmission vers son propre enfant ?

Wang li

Traduction de Violaine Liebhart