Olivier Douville : Dire la Guerre

Entretien avec Sylvain Thévoz, Hétérographe, 7, printemps 2012, Lausanne

Psychanalyste, anthropologue, Olivier Douville accompagne sur le terrain des Hommes ayant subi des traumatismes en zones de guerre. Il travaille les décompositions et recompositions identitaires que ces chocs entraînent au-delà du viol, de la solitude et des ruptures de ban.

1) Vous avez travaillé et continuez de travailler en Afrique, notamment avec des jeunes adolescents enrôlés de force dans des bandes guerrières et soumis à cette fin à de véritables pharmacopées de brousse. Quelles conséquences avez-vous observés suite à ces enrôlements ?

Tout d’abord l’identité de base (se sentir vivant et appartenant à l’espèce humaine) est fortement attaquée dans la mesure où beaucoup des techniques de recrutement de ces jeunes en passent par un renversement extrême des tabous culturels de base – des universaux. On leur demande de tuer des membres de leur famille, de consommer parfois une partie de leur corps. Il s’agit d’une désymbolisation programmée et forcenée des appartenances et des filiations. Ce en quoi mon analyse se distingue de ceux qui parleraient ici d’ « initiation », il s’agit d’une anti-initiation. L’initiation véritable présente le jeune aux ancêtres et lui indique un certain monde d’identification et un certain usage conventionnel des jouissances. Ici rien de tel. De nombreux jeunes combattants, une fois revenus dans des mondes pacifiés confient que, durant les conflits, ils ne se sont sentis ni vivants, ni morts, mais désabonnés, en quelque sorte, de leur appartenance à la communauté humaine de base.

Ensuite, nous en venons au fait que souvent ce qu’ils disent de la guerre est qu’ils l’ont faite pour « venger » un ancêtre. Mais souvent le discours ne remonte pas au-delà. Livrés à eux-mêmes après les conflits et souvent errants dans les rues des mégapoles, les jeunes ne se regroupent pas du tout par ethnie mais en fonction des traumas subis et de la gamme de ces traumas subis.

2) La question de la destruction des liens, des filiations, vous semble-t-elle un élément essentiel des désocialisations et dissociations subséquentes dans la violence ?

Oui il s’agit d’une destruction programmée. En Afrique se retrouver dans la situation du sans-filiation c’est se trouver dans une situation de désordre maximal, exclu des scènes du don et de la dette, hors lignée. Chez les enfants et les adolescents soldats, voués à rentrer dans le jeu social après le conflit, les actes hétéro-agressifs ou les propensions à s’accidenter gravement sont des choses très fréquentes. On retrouve un peu le même phénomène d’incassables chez les jeunes gens et jeunes femmes porteurs du VIH dans certains endroits d’Afrique, en particulier en RDC. Il se vivent – et sont souvent de facto- exclus des communautés humaines coutumières et ordinaires. Ils peuvent se regrouper entre eux.

Un autre point sur lequel je commence à travailler est l’effet des guerres « civiles », à visée génocidaire, sur le langage. Dans des zones ravagées par la guerre, le stock lexical pour signifier le sexe et la mort semble se raréfier à une vitesse extrême. Gaellanne Bourges, une amie anthropologue qui travaille dans la région de Goma en RDC m’expliquait, il y a peu, que tout le trésor métaphorique pour dire la sexualité et la procréation (sans que cela soit nécessairement lié) avait disparu très rapidement, surtout là où le viol était une arme de guerre. Il me semble que nous avons à examiner une des conséquences de la guerre en termes aussi d’attaque du trésor symbolique d’une culture, ce trésor qui permet à chacun de se munir d’une langue pour sortir du Réel et dire quelque chose de tenable, de non-sidéré, sur son rapport au sexuel et à la mort.

3) Le viol comme arme de guerre exercée sur les femmes est abondamment documenté et dénoncé. Qu’en est-il, en Afrique, du viol sur les hommes. Quelles en sont les conséquences psychiques et sociales ?

Il est vrai que le viol est une « arme de guerre » exercée le plus souvent contre les femmes. Avec deux objectifs manifestes principaux aussi abjects l’un que l’autre : leur imposer une descendance forcée, un enfant de l’autre groupe ethnique fait ainsi de force, ou, plus radicalement « donner sa maladie » comme cela se disait en Ouganda en les contaminant par la transmission du VIH. Ce viol contre les femmes est amplement commenté et dénoncé – et c’est heureux. Depuis peu, on découvre que le viol a aussi été une arme de guerre contre les hommes. En août 2009, le New York Time avait déjà alerté sur le viol des hommes congolais à l'Est de la République démocratique du Congo, sans que cela ait entraîné des enquêtes. Pour les hommes violés la compassion n’existe que très peu, que ce soit au plan international (financement de prises en charge, enquêtes, etc.) ou local. Un homme ainsi dévirilisé se situe dans un radical non-lieu culturel et affectif. Or, il appert qu’à peu près un quart (23,6%) des Congolais de l'Est reconnaissent avoir été victimes de violences sexuelles lors des différents conflits qui marquèrent la République démocratique du Congo (RDC) depuis 1997 .

Pour avoir lu les témoignages de certaines de ces victimes qui ont, depuis l’ Angola où ils se sont réfugiés, dénoncés les violences subies de la sorte, je lis des tableaux d’extrême angoisse et mélancolisation. Un fort vécu de honte et une crainte d’être objet de rejet au sein de leur famille et de leur clan. Une angoisse de ne pas être cru et d’être tenu en bonne part pour un mystificateur malsain ou pour quelqu’un qui l’avait bien cherché (mais là nous retrouvons toute la cohorte de difficulté du témoignage des personnes violées, hommes ou femmes, difficulté qui provient en bonne part des préjugés culturels les plus sordides).

4) Quelles sont les manières de faire réparation, de recomposer des identités intégrées à partir de ces expériences extrêmes de dépossession de soi ?

Il y a une nécessité de prise en charge visant déjà à faire sortir de la haute solitude souvent honteuse ces personnes, des thérapies de groupe ou des groupes de paroles sont conseillés. Nous sommes souvent en face d’un rapport terrorisé à la parole. Parler pourrait détruire l’autre, l’interlocuteur ou, au contraire, si l’interlocuteur est vécu comme impassible et incrédule parler revient à se détruire soi-même, à s’abolir devant un autre inentamable. Mais sortir de l’inhumain, soit de la destruction programmée de l’humain en soi, ne passe pas d’abord par le témoignage ou par la narration mais par le rêve ou le délire. Il faut entendre ces autres scènes. D’autant que pour obtenir des réparations ou, plus encore, pour se voir accordé un statut de demandeur d’asile, des réfugiés sont amenés, en raison de la pesanteur bureaucratique et institutionnelle, à répéter en boucle le scénario de leurs malheurs. Souvent, des adolescents meurtris, et c’est aussi vrai des adultes, veulent confier l’horreur de la situation une bonne fois pour toute. C’est une façon d’énoncé testamentaire. Mais, après avoir nommé ce qui a effrayé et dépersonnalisé, dans un récit sans pause et sans profondeur de champ, dans un discours dépourvu du doute et du semblant, alors ils disparaissent, on ne les revoit plus. Comme s’il ne répondait qu’à l’exigence de tout dire une bonne fois pour toute. Là, il faut, contre cette énonciation hémorragique, la recadrer, dire qu’on va prendre le temps, lester d’un poids de réalité partageable ce réel qui file comme une flèche, nouer de l’imaginaire, du lien.

5) La psychanalyse a-t-elle pour objet l’affirmation identitaire de l’individu, dans son genre et dans sa sexualité ?

Les malentendus avec la psychanalyse sont de deux ordres. Il y a d’une part le fait que bien des psychanalystes ont pris des positions étroitement normatives sur le droit des homosexuels, ce dans une argumentation hâtive au parfum de fin du monde, argumentation souvent expéditive et vaine. Mais il y aussi le fait que le psychanalyste travaille avec la logique de l’inconscient qui calcule la différence et avec le fantasme qui ne la pose pas comme tel. Aucun fantasme ne vous donnera une clef identificatoire dans les idéaux de la féminité ou de la virilité. C’est plutôt sur le fait que nul sujet ne se réalise pleinement comme homme ou comme femme que nous travaillons. Sur ce plan, nous ne saurions émettre ou nous soutenir de visée normative dans le champ du sexuel où le sujet est laissé seul pour des raisons de structure, non de contingence culturelle, au point qu’il est possible d’affirmer que la distinction entre un modèle homme et un modèle femme n’est pas tout à fait pertinente, car on voit mal en quoi tout modèle prescriptif d’identité collective et de jouissance prescrite pourrait accueillir la singularité de chacun. C’est en tant qu’elle est conflictuelle, et non conviviale ou prescrite aux champs des idéaux, que la sexualité s’inscrit au cœur de la vie psychique.