Des conséquences de l’incroyance

A propos de la réalité psychique

Par Martine Menès - Psychanalyste

(Une partie de ce texte a été publiée dans La lettre de l’enfance et de l’adolescence, N° 73, « Un enfant est handicapé », 2008.)

La réalité psychique, c’est le nom donné par Freud à l’inconscient. La réalité psychique qu’il décrit est celle des rêves, des fantasmes, des formations de l’inconscient. La pulsion en fait la limite de bord, concept flottant, dit-il, entre le psychisme et le biologique, qui en fait une des figures du réel freudien. Affirmer que chacun à partir de sa vie « nue », de son histoire, de sa singularité et de ses obscures décisions, construit une réalité qui lui est propre suppose de croire en l'inconscient, minimum requis de la psychanalyse. Or nous sommes dans une époque d’incroyance, et l’errance des non-dupes n’est plus a-topique. Elle trouve à se loger confortablement dans un discours qui prétend chiffrer tout le réel et ne veut rien savoir des limites de ce chiffrage. La passion de maîtrise que supporte le discours de la science est congruente à celle de satisfaction que véhicule celui du capitalisme. Aucune limite à la toute-puissance de la volonté de domination. Le réel ne passera pas ; trop insupportable. Ainsi mourir est le résultat d’une erreur médicale ; faillir sexuellement est celui d’un mauvais casting de partenaire, qui étant réduit à du consommable, est métonymique ; sa vie est ratée si on n’a pas « la » montre, lors qu’il n’y a plus rien à montrer d’autre qu’une puissance éphémère d’argent-papier. Et dans ce contexte idéologique, toute pathologie devient trouble à l’ordre public, et il faut éradiquer, rectifier, ou intégrer. Certes, le réel traité par la science et le réel aperçu en deçà, ou aux confins, de l’association libre dans la psychanalyse ne sont pas les mêmes. Il n’empêche qu’ils ont à se croiser, autant que des impossibles puissent se rencontrer. Mort, sexe, chair, voix qui s’impose, trou du rien qui aspire un sujet défait de toute amarre, regard qui parle, le réel dont le langage éloigne et protège à la fois, ek-siste. Ne pas y croire, écrit Lacan dans le Séminaire L’éthique de la psychanalyse[1], est « une position du discours […] en rapport avec la Chose – (das ding, la chose perdue, un autre nom du réel freudien) ; la chose y est rejetée au sens propre de la Verwerfung « c’est à proprement dit de Verwerfung qu’il s’agit dans le discours de la science ».

Or par la voie de cette Verwerfung, forclusion, l’incroyance de la science dans les limites rejoint assymptomatiquement une des réalités qui en est l’objet : la psychose. C’était notable, et noté, dès l’extension des diverses classifications des troubles mentaux qui s’imposent depuis plusieurs années, toute référence structurale a disparu. Ils ne restent que des phénomènes observables et supposés traitables par un protocole précis. Les repères de structure clinique qui définissent le rapport à la vie, à l’autre, à l’objet cause et au monde, d’un sujet disparaissent derrière l’inflation de désignations vaguement comportementalistes : troubles des conduites, de la pensée, de l’humeur ... Cette rencontre entre Verwerfung donne lieu à une collusion aussi improbable que celle « d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table à dissection »[2] entre le discours scientifique et ce qu’il s’évertue à évacuer. La psychose, objet rejeté de la société et que l’on retrouve en masse dans les couloirs du métro et dans les prisons, se caractérise elle aussi par l’acte (décidé ?, cela reste indécidable) de se jeter hors du discours qui fait lien social. Incroyante, la psychose l’est aussi, c’est même une de ses caractéristiques. Le psychotique ne croit pas non plus en la limite, ni de l’Autre, ni de lui-même qui n’en est pas séparé ; pas de nom/non qui vienne l’entamer, pas de deuxième temps de la Bejahung signifiante qui vienne le séparer des signifiants qui le représentent. Le psychotique souffre d’une incroyance fondamentale en la fiction du Nom-du-Père qui le prive de l’identification primordiale, au père de la pré-histoire selon Freud, au signifiant fondamental selon Lacan, et le voue à l’isolement, dans la dispersion ou dans la confusion, selon sa structure clinique (schizophrénie ou paranoïa). Dans son aveuglement orchestré par l’économie, le libéralisme exclut les premiers, mais peut mettre aux postes de commande les seconds, dont le narcissisme inentamé qui trouve place naturelle dans la violence des lois du marché. Ainsi sont en continuité deux forclusions, celle révélatrice d’un défaut structurel dans le sujet, et celle révélatrice d’un malaise de civilisation dans la société.

D’une maltraitance idéologique

Les conséquences de ce rejet dans l’accueil et les soins des malades mentaux sont massives, le plus flagrant se manifestant dans un abandon généralisé. Qui renvoie les plus démunis à l’errance urbaine, et les autres à la sur-consommation d’antidépresseurs, distribués de façon massive sans se fier aux repères structuraux, ce qui fait courir le risque du passage à l’acte suicidaire aux vrais mélancoliques. Dans la clinique infantile, la méconnaissance de la psychose entraîne tout autant de risques de non assistance en personnes en danger, parfois tant du côté du sujet malade que de celui de son environnement. Il est pourtant particulièrement important, pour orienter les soins et accompagner un jeune sujet dans son cheminement, fût il atypique, de s’y retrouver dans le mode de rapport qu’il entretient avec le monde et avec sa propre réalité psychique. Je citerai deux situations illustrant cette mal-traitance généralisée par le discours courrant :

La première est celle d’un jeune adolescent, A., adressé, enfin, pour une prise en charge psychologique dans un lieu de soin ambulatoire (CMPP) à l’âge de 14 ans révolus. Depuis l’âge de 8 ans, il est suivi pour une suspicion de myopathie que les multiples examens pratiqués durant des années n’ont jamais confirmée. Pendant 6 années, aucune investigation scientifique ne lui sera épargnée, jusqu’à une biopsie qui lui fera refuser, ensuite, toute nouvelle hospitalisation. Pourquoi cette supposition ? Parce que l’enfant se présentait comme apathique, se plaignant d’être fatigué, et restant des heures entières allongé sous prétexte d’un mal aux jambes. Allongé où ? Le plus souvent dans ou sur le lit maternel déserté par le père depuis longtemps. Au bout de plusieurs années, en désespoir de cause au sens propre, le médical l’adresse à l’APF (Association des paralysés de France). Le psychologue rencontré réfute le diagnostic médical, resté virtuel du reste, et évoquant une causalité psychique, il conseille au jeune une psychothérapie.

A. se présente comme un jeune adolescent massif, à la voix faussée, au raisonnement court, au contact frustre. « On » est sa place d’énonciation et désigne le couple qu’il forme avec sa mère. Cette formule annonce sa position : il est en fusion avec sa mère. Jusqu’à un lapsus, ou en tout cas une énonciation que je relèverai comme un lapsus : pour désigner son neveu, il dit : « mon petit-fils ». Je rectifie en lui faisant remarquer sa confusion, et en lui donnant quelques explications générationnelles. Ses énoncés changent, il emploie moins le on, ou précise : avec maman. Celle-ci de son côté tente de le maintenir dans une position de dépendance infantile, lui disant volontiers qu’il a le raisonnement d’un enfant de 5 ans et qu’il ne peut rien faire seul. (Deux ans plus tard, il obtient un BEP). Elle a d’ailleurs largement adhéré aux postulats organicistes expliquant les troubles de son fils, et qui d’une certaine façon justifiaient la maîtrise qu’elle exerçait sur lui. En retour il lui oppose des colères clastiques, dont le récit évoque immanquablement l’image d’un vieux couple. Lui parle peu mais pas pour rien. Il désidéalise un père qu’il imaginait en Père Noël intemporel du fait de ses apparitions tout autant sporadiques que généreuses, et prend dans le même temps une certaine distance avec sa mère. Lorsque je lui fais remarquer que c’est à l’âge de 8 ans que son père a cessé de le voir et qu’a commencé son mal-être somatique, il répond : « Pas bête, j’ai pas fait la même relation. Peut-être je voyais trop maman ». Le changement de position se résume entre deux rêves, un d’entrée : « Je gagne au loto et donne tout à maman » et un de sortie : « Je dis à Maman – voilà ta copine – Elle me dit – je vais dans ta chambre (car elle ne veut pas la voir) – Je réponds : Halte ». Vers 15 ans, il est convoqué par la commission statuant sur le taux de handicap devant laquelle il déclare fermement qu’il n’est pas handicapé ; ce qui est entendu, entériné, et provoque la suspension de l’allocation qui allait avec l’étiquette.

La même dénégation de sa réalité psychique laissera place, pour un autre adolescent, à une série de passages à l’acte qui finiront pas entraîner une hospitalisation en urgence. C’est un très grand jeune homme, qui déambule avec une légère inclinaison de côté, et la tête penchée. Il est silencieux, immobile, réticent, sombre. Après une fugue du collège qui l’accueille, puis une série d’avertissements (sans aucun effet) pour harcèlement (il envoie des dizaines de SMS à des jeunes filles), il confie quelque peu de sa détresse : « Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’ai des idées noires qui me passent dans la tête. Ma mère je lui en veux. Les SMS j’en envoie tellement que je sais pas ce que j’écris. J’ai mal à la tête, je dors pas. ». Les demandes de prise en charge pédo-psychiatrique restent sans écho auprès de l’équipe qui le suit et qui ne réagit sur le mode éducatif : sanctions, confiscation du portable, tentatives de ar/raisonnement. La réaction ne se fait pas attendre : le jeune devient insultant, menaçant, fugue à nouveau, parle de se suicider. Ce n’est qu’après une agression particulièrement violente contre un autre jeune, où le foyer qui l’accueille doit faire appel aux pompiers pour le maîtriser, que son état mental est enfin reconnu.

L’illusion de l’intégration

Il ne suffit pas de bonne volonté, de générosité, et même d’un certain savoir-faire pour assimiler (synonyme d’intégrer) un enfant en grande difficulté psychique dans un milieu banal. A l’expérience, il s’avère que le jeune s’y trouve la plupart du temps délaissé, sans prise en charge spécifique ou bien très insuffisante, son intégration permettant pour un temps à l’entourage de fermer les yeux sur ses difficultés. L’enfant est donc mal traité, en deux mots, insuffisamment soigné (étymologiquement : s’occuper de, veiller à), insuffisamment pris en compte avec ses particularités. Qui plus est les parents sont peu préparés à anticiper les difficultés éventuelles pour trouver un lieu de soin pour leur enfant lorsque l’accueil en milieu banal n’est plus possible, en tout cas à temps plein. Eux aussi sont abandonnés à leur sort. L’enfant peut être maltraité aussi, en un seul mot, par les autres enfants supportant mal l’étrangeté de leur camarade, maltraité, ou pas traité du tout, par un personnel accompagnant ni formé, ni demandeur, souvent angoissé par les passages à l’acte d’un jeune dont ils ont la responsabilité dans le quotidien. A quoi sert cet étonnant consensus sur l’intégration qui, sous l’abri d’humanisme, aboutit à fermer les yeux sur les troubles mentaux ? Il faut le situer dans son contexte discursif, celui de l’économie capitaliste moderne, de marché, pour faire des hypothèses pas si invraisemblables.

1 – La dislocation de la clinique permet de ranger sous de vastes entités sémiologiquement vides ou amalgamant des réalités très différentes (par exemple la dépression va du simple affect réactionnel à la mélancolie la plus grave), et donc de promouvoir le médicament qui va avec : antidépresseurs, amphétamines, … Autrement dit, les premiers bénéficiaires sont les laboratoires pharmaceutiques.

2 – « L’extension du domaine du handicap »[3], la banalisation du recours aux psys, l’inflation des rééducations, ont pour effet pervers de balayer les frontières entre le normal et le pathologique, toute difficulté ou tout événement étant ramené à du traitable, du normalisable. Pour exemple, l’INSERM classe dans la catégorie des troubles mentaux, sans distinction, aussi bien l’anxiété légère que l’hallucination chronique. Au passage est noyée la clinique freudienne qui s’appuyait sur la nosographie psychiatrique du début du siècle. Des symptômes phares (par exemple l’enfant n’a plus de difficultés relevant d’une dyslexie-symptôme, il est dyslexique), des situations de vie (le fait de vieillir par exemple) deviennent des faits pathologiques. De la dialectique entre avoir ou pas, le sujet passe à la substance d’être, identification à un état de déficience dans une société idéalisant l’individu sain, soumis à aucun risque, consommateur de biens censés le combler, et dont la maladie et la mort relèvent de l’erreur de parcours. La visée de toute prise en charge est adaptative et non plus préventive, encore moins curative.

La politique de la psychanalyse

La politique de la psychanalyse ne peut ignorer la politique de la cité, et l’éthique qui la gouverne est plus que jamais convoquée. La psychanalyse « se trouve mise au défi d’ex-sister au marché du Bien-être »[4]. Soumise à une évaluation qui consiste à attribuer une valeur qui en fin de compte est toujours économique, elle doit, comme le proposait Lacan dans L’insu s’imposer dans sa dimension de « pratique sans valeur »[5] s’adressant au sujet de l’inconscient pour le réconcilier avec les apories de son désir et non au consommateur pour le réduire à des besoins, le plus souvent créés par l’offre. Les critiques qui se déversent sur la psychanalyse le font au nom d’une efficacité insaisissable (or il suffit d’avoir eu quelque expérience de la médecine technologique moderne pour relativiser sérieusement cette soi-disant infériorité des résultats). Les thérapies brèves, ciblant l’élimination du symptôme, des vastes champs du comportementalisme à celui des thérapies cognitives, lui seraient actuellement largement préférées. Leurs critères d’évaluation sont strictement économiques et la seule visée est l’éradication rapide du symptôme. La satisfaction du patient, nommé du reste usager (c’est sûr qu’il doit l’être, usagé, à force d’être manipulé) est le seul point considéré. En somme tout le système vise à déresponsabiliser le sujet et à obtenir son consentement, dont n’importe qui tenant compte de la tension entre le désir et la demande et n’ignorant pas le cadre du possible (cf. l’exemple cité plus loin : que signifie demander un consentement à un petit, psychotique et muet ?), connaît les limites. Comment contribuer à maintenir l’écoute psychanalytique dans un contexte qui élimine l’hypothèse de l’inconscient ? Il n’y a pas à reculer comme le préconisait Lacan devant la nécessité de démontrer l’efficacité de la clinique psychanalytique, même si, comme il l’écrit dans ”Variantes de la cure-type”[6] : « toute reconnaissance de la psychanalyse, comme profession et comme science, se propose sur la base d’un principe d’extraterritorialité […] mettant toute validation de ses problèmes sous le signe de la double appartenance qui les rend […] insaisissables ». Pourtant les effets de la clinique sont sans cesse évalués. Il y a de fait, bien avant que l’évaluation idéologique actuelle ne soit imposée, une évaluation des effets thérapeutiques observables de cette « pratique sans valeur et sans parole » : par exemple pour les enfants, leur évolution, les réactions des parents, les remarques de l’école, etc…. Certes cette évaluation ne se fait que dans la logique du discours du maître ; ça marche, ça marche pas, ça marche un peu : il mange, il dort, mieux ; il bouge un peu moins ; il est un peu plus attentif, etc… Reste plus difficile à évaluer l’essentiel : la position subjective du patient, c’est-à-dire son rapport à la jouissance, dont Lacan dit qu’elle ressort de la responsabilité de son analyste[7].

Lacan avait prédit dès 1956[8] que la psychanalyse aurait un jour à répondre de sa pratique : « Assurément un Etat policé trouvera-t-il à la longue à redire au fait que des prébendes […] soient laissées à la discrétion d’un pouvoir spirituel dont nous avons noté l’extraterritorialité singulière ». Nous y sommes. Un état gouverné par l’économie ultra-libérale tolère mal un exercice du un par un, par excellence ni évaluable, ni généralisable, ni maîtrisable, ni rentable.

Et pourtant…

Le parcours d’un petit garçon et de ses parents va servir d’illustration aux difficultés rencontrées pour prendre en compte les difficultés mentales spécifiques d’un enfant, et la souffrance de sa famille.

E. arrive au CMPP en juin 2006, il a presque 5 ans. Il est sur liste d’attente depuis fin 2005, et c’est grâce à l’insistance maternelle que je le reçois en priorité, si je puis dire. Il est adressé par un généraliste avec le diagnostic à la mode d’hyper activité. Certes… Mais encore ? Les premières rencontres laissent peu de doute sur le diagnostic de structure : psychose primaire. E. parle en ritournelle, ne tient pas en place, ouvre et ferme les portes sans cesse, grimpe sur les meubles à la limite de la mise en danger, fuit le contact. Il ne répond à aucune sollicitation et ignore totalement ma présence après m’avoir fait une bise automatique et distante, télécommandée par son éducation. Il n’a aucune représentation graphique, hormis un vague rond qu’il ne nomme pas. Aucune acquisition non plus, disent les parents qui parlent d’un retard global. Il est énurétique et encoprétique, dort beaucoup, n’a jamais eu de doudou. D’emblée il a fait ses nuits, selon l’expression consacrée, et pendant sa première année dormait tout le temps ce qui a déjà inquiété – à juste titre – ses parents. Auparavant ils ont rencontré un pédiatre qui les a rassuré sur le thème : « ça va s’arranger en grandissant ». L’oracle s’avère inexact : l’assistante maternelle que le reçoit depuis sa petite enfance déclare forfait, et dans le même temps l’école maternelle l’exclut, avec recommandation de consultation dans un service spécialisé de neuro-pédiatrie. Le père est à la fois désespéré et vaguement agressif, reproche à la volée d’être renvoyé d’un intervenant à un autre, sans véritable aide, ni prise en charge, ni orientation. Il est momentanément immobilisé suite à une chute gravissime. J’apprendrais très récemment que c’est le deuxième accident grave, il en a eu un troisième l’été dernier où il manque de se mutiler. Je n’aborderai qu’une fois avec lui, après presque deux années et dans le contexte d’un transfert de confiance franchement établi, la question de ces auto-mutilations en remarquant que sa douleur a du être extrême pour se retourner ainsi contre lui.

La mère se réfugie, me semble-t-il, dans une normalité de façade, elle exige d’E. une politesse à laquelle il se plie mécaniquement, et lui interdit tout jeu salissant, ce à quoi il ne se plie guère. Dès le début de sa prise en charge, E. donc change d’école et perd sa nourrice : les parents désormais se relaient pour le garder. Il ne manifeste aucune réaction, va dans sa nouvelle école comme si il y avait une continuité sans changement. Les parents y sont encouragés à faire une demande d’aide à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH) ; une auxiliaire de vie scolaire (AVS) arrive au bout de 2 mois, devant s’occuper exclusivement d’E. mais dans la réalité elle n’est présente que les matinées et assiste l’institutrice qui n’a plus d’aide maternelle (postes progressivement supprimés) pour gérer la classe. Pendant les premiers mois, les séances durent quelques minutes. E. répète en boucle la même phrase, d’une voix haut perchée et atonique, refuse tout échange, s’éjecte sans prévenir du bureau pour rejoindre son parent dans la salle d’attente. Pour ce qui est de la conduite de cure, je pratique plutôt le suivi au sens réel, c’est-à-dire que je le suis dans ses déambulations dans les couloirs, l’empêche d’ouvrir toutes les portes des bureaux des collègues, l’entraîne dans une salle où je l’encourage à tracer sur un tableau blanc des signes que j’interprète arbitrairement. Séance après séance, E. a un regard moins fuyant, accepte plus longtemps ma présence que je fais à la fois discrète (j’évite de l’approcher, tout contact lui étant difficile à supporter) et insistante (je lui parle beaucoup, l’enveloppe de ma voix, en faisant attention de cependant ne rien lui demander). Le « je » apparaît dans ses énoncés toujours assez décousus en même temps qu’il commence à s’adresser à moi. Les fonctions sphinctériennes sont maîtrisées à peu près simultanément, ce qui témoigne d’une construction d’un circuit pulsionnel, donc d’une découpe du corps et d’une accroche au signifiant de la demande de l’autre. D’ailleurs il me l’a annoncé lui-même : « j’ai pas fait caca dans mon slip, ni pipi », à la volée qui est son mode d’énonciation le plus fréquent. Par contre les confusions sujet/objet persistent longtemps, encore parfois mon et ton sont confondus. Les mois suivants il s’installe de plus en plus longtemps et passe une grande partie de ses séances devant le miroir ; il se regarde avec perplexité. Je commente comme dans les livres : « c’est toi, c’est moi qui te regarde », etc… Il me regarde le regarder dans le miroir, un échange s’ébauche. Les parents à cette période me signalent qu’il ramasse et cache des objets sous son lit. C’est à cette époque qu’a lieu la consultation prévue dans le service spécialisé. La plupart des bilans prévus (scanner cérébral, EEG, test neuropsychologique…) seront impossibles à pratiquer, E. refusant toute collaboration. Les parents rapportent un diagnostic oral original qui aurait été posé : « surdité intellectuelle ». Heureusement la crainte de voir l’enfant mis sous traitement calmant est infondée. Il est décrit comme hyperactif et inattentif, le bilan neurologique reste sans conclusion, et le diagnostic est finalement assez fidèle à la nosographie classique : « dysharmonie du développement avec une fixation dans la toute puissance infantile », accompagné de la recommandation de continuer la prise en charge au CMPP et de postuler en hôpital de jour, possibilité déjà évoquée avec les parents. Mais nous ne sommes pas sortis du parcours de combattants. Les rencontres à l’hôpital de jour commencent, avant l’été 2007, et un maintien en maternelle est obtenu dans la nouvelle école. L’hôpital de jour qui s’avère recevoir des enfants psychotiques déficitaires est réticent à accueillir E., arguant qu’il doit être scolarisé comme tout autre enfant, et que par ailleurs son consentement est attendu pour une prise en charge par eux… Les lieux de soins s’avèrent ainsi contaminés par la logique du consommateur éclairé et par la déresponsabilisation généralisée. Un enfant doit être en capacité de décider à 7 ans à peine de la pertinence de sa prise en charge ! Le dit hôpital accepte cependant sur l’insistance des cliniciens concernés du CMPP et des parents de le recevoir à l’essai sur de courtes périodes. Très vite, l’état de E. sera pris en compte comme plus grave qu’apparu en première instance.

Quand à l’école, elle n’accepte de scolariser E. en CP qu’à la double condition d’un suivi parallèle soutenu et de la nomination d’une nouvelle AVS pour l’accompagner pendant son temps scolaire. La réunion devant statuer s’est déroulée sans le responsable référent qui a seul le pouvoir de décision. Les parents font un recours, et un anonyme les informe par téléphone qu’une orientation en CLIS a été envisagée (A cette époque, ils n’en n’avaient jamais entendu parler alors qu’ils vont à toutes les réunions) mais que la décision de la commission est l’entrée au CP, et qu’à titre exceptionnel, une AVS est demandée. En effet ce type de personnel est prévu surtout pour les maternelles. Il reste à en trouver une, puis qu’elle puisse assumer sans la moindre aide ni formation sa mission auprès de E. Elle arrivera après les vacances de Toussaint et ne sera disponible que les jours où l’enfant n’est pas scolarisé car elle partage son temps entre plusieurs écoles et plusieurs enfants en grande difficulté. E. passera de ce fait le plus clair de son temps scolaire en maternelle. Devant une telle incertitude, et pour aider E. à se canaliser, je propose aux parents une prise en charge supplémentaire au CMPP en psychomotricité individuelle avec une jeune collègue dynamique. L’idée est d’offrir au petit garçon, par un travail de contenance et de jeu avec le corps, une meilleure maîtrise et stabilité, de l’aider à intégrer un découpage de l’espace (dessus/dessous, …) jusqu’ici absent. E. adhère avec plaisir à ce qu’il vit comme une activité ludique. Il passe dans les premières semaines la majeure partie de son temps à tourner à toute vitesse, comme un hamster dans sa roue, dans le module de jeux moteurs installés dans la salle de psychomotricité. Mais il répond par l’acte aux sollicitations de sa psychomotricienne qui interrompt et tente de canaliser cette jouissance autistique du corps. Actuellement il accepte des consignes plus contenantes qui visent à l’extraire de la ritournelle des comportements qu’il répète inlassablement. Parallèlement, E. reste un peu plus de temps dans ses séances de psychothérapie. Là aussi, il répète un scénario toujours semblable : dessins sur un tableau blanc pour lesquels il sollicite beaucoup mon aide, puis un commentaire de toujours les mêmes livres, et ensuite il peut passer à un échange moins formalisé. Il répond sobrement aux questions, déclare furtivement des informations qui restent assez énigmatiques. Ainsi il m’annonce qu’il « fait un transformateur ». Il ne s’agit pas encore d’un dialogue mais d’une adresse qui se supporte surtout à son initiative. Depuis peu il joue systématiquement à cache-cache. Il n’est plus dans la précipitation désordonnée mais dans un acte intentionnel où il se fait, comme l’enfant de 18 mois, apparaître et disparaître. Il témoigne ainsi de l’installation dans le symbolique avec cette première distinction entre là/pas là, comme le petit fils de Freud avec sa bobine. C’est un tour de plus que celui de la simple identification à l’objet qui apparaît et disparaît comme il l’incarnait probablement dans le mouvement perpétuel de son jeu en psychomotricité. Son rapport au langage s’en trouve nettement amélioré. Même si l’écholalie persiste, E. acquiesce à la chaîne signifiante (dit oui, Bejahung, à des signifiants communs) suffisamment pour devenir compréhensible lorsqu’il raconte quelques éléments de sa vie, parfois même au futur. Les séances sont plus longues, il me demande de l’aider à dessiner un bateau, une voiture, son chien, l’entoure d’un cercle, puis efface et s’en va. Je l’encourage à faire lui-même. Ses dessins sont toujours très stéréotypés, des cercles avec des traits qui en partent de façon irrégulière. Une seule fois, récemment, il déclare avoir dessiné le lit de ses parents. Nous sommes cependant loin du fantasme de la scène primitive, mais le lien particulier du couple parental a sans doute été intégré.

Cette prise en charge globale, avec une scolarisation prévue en CLIS, n’aurait pu se mettre en place et tenir sans la confiance et même la patience des parents, sans leur détermination à combiner soins et éducation pour leur fils, sans la possibilité d’une véritable alliance thérapeutique. Mais tous les petits E. ne rencontrent pas ces conditions. Que deviennent-ils lorsque les lieux de soins sont paralysés, les établissements scolaires inadaptés, les familles culpabilisées, les enfants rejetés parce qu’inintégrables ?

Martine Menès

[1] Lacan J., Le Séminaire livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris; Seuil, 1986, p.157.

[2] Lautréamont (Ducasse Isidore), Les chants de Maldoror.

[3] Expression introduite par T Garcia-Fons lors de son intervention aux Etats généraux de la psychiatrie médico-sociale en mai 07 à Marseille, "Extension du domaine du handicap chez l'enfant : du "trouble" et de son objectivation dans le lien social" in: "La psychiatrie médico-sociale", PSYCHIATRIES, Février 2008, N°149, pp.23-30, édité par l'Association Française des Psychiatres d'Exercice Privé.

[4] Claude Léger, note introductive aux Journées de décembre 2007 de l’EPFCL sur l’Identité en question dans la psychanalyse, Mensuel de l’EPFCL, diffusion interne, 118 rue d’Assas, 75006.

[5] Ornicar 12/13, Paris ; Seuil, 1977.

[6] Lacan J., Ecrits, Paris ; Seuil , 1966.

[7] Lacan J, Séminaire L’angoisse, Paris ; Seuil , 2004, leçon du 27 février 1963.

[8] Lacan J., « Situation de la psychanalyse », Ecrits, op. cit., p.485.