Démarches cliniques et ethnomédecine : un regard sur les logiques thérapeutiques de patients africains séropositifs, en France

Par Olivier Douville, Allioun Blondin-Diop

Une recherche a été mise en place sur les "parcours de soin de patients africains séropositifs en France". Elle a lieu a l'Hôpital de Bicêtre, dans le service du Pr. Delfraissy et elle est menée par les deux signataires de cet article, avec une méthodologie clinique faites d'entretiens semi-directifs conduits par eux deux avec un sujet, sans négliger la possibilité de recevoir à plusieurs reprises et dans ce cadre les sujets de cette enquête.

La médecine demande aux sciences sociales de lui fournir des informations permettant une meilleure prise en charge thérapeutique des patients atteints du VIH. L'anthropologie médicale est devenue l'objet de demandes fortes émanant du secteur sanitaire et du travail social (Byron J. Good, 1994 et J. Benoist et al, 1996). L'anthropologie de la maladie aborde les dimensions sociales de la maladie. Il faut souligner l'importance de l'émergence du SIDA pour cette discipline. Cette maladie a mis au jour le rôle socialisateur des stratégies des acteurs sociaux qui visent à fabriquer, à nouveau, de gages d'appartenance du sujet à ses communautés. La démarche de recherche prend ces stratégies comme objet d'étude, dans leur réussites mais aussi et surtout en considérant leurs éventuels échecs. Cette démarche, pragmatique et centrée sur des objectifs de prévention, s'éloigne d'un culturalisme fragile et ethnicisant les réalités sociales. Nous pensons que l'anthropologie de la maladie doit contribuer à élargir la connaissance des processus sociaux qui prennent en charge a santé et le soin. Or, comme le soulignent avec force Gilles Bibeau (1991 et 1996) et Claude Raynaut (1997) à propos des patients d'origine africaine, les demandes qui émanent de la médecine ont soulevé, en France, des questions. Hélas, elles ont aussi provoqué des réponses hâtives sur la prétendue "spécificité ethnique" sans qu'aucun questionnement sur les conditions de diffusion et de réception de la médecine, autant comme savoir que comme technique nécessitant des équipements, s'y soit fait jour.

Il est banal, mais important, de souligner que le domaine de la sexualité des "autres" fascine en même temps qu'il conduit au solipsisme. Le piège est d'introduire de la sorte une distance qui reste fixée et demeure imperturbable aux effets des déplacements des individus et des techniques dans les espaces. Cette opération idéologique reste prisonnière de la mise en forme des discours identitaires fait perdre de vue l'objet même d'une anthropologie clinique. En conséquence, elle fait s'évanouir la problématique de la recherche en anthropologie médicale : mettre en lumière la façon qu'ont des hommes et des femmes d'appartenir, par leurs pratiques, à une pluralité de situations qu'il ne convient guère de poser d'emblée comme contradictoires ou inconciliables entre elles.

En ce sens, nous avons pris, pour notre recherche deux exemples :

- celui de la connaissance et de la méconnaissance (ou encore de l'ignorance) du risque de contamination et de transmission,

- et celui des dispositions singulières et collectives favorables ou non aux messages et aux politiques de prévention.

Ces diverses attitudes, peu prévisibles et parfois tout à fait transitoires et mouvantes, renvoient à bien d'autres explications que celles que dispense la connaissance ethnologique. C'est en cela que l'introduction non critique d'une conception ethno psychiatrique de la vie sociale d'hommes et de femmes ayant connu l'expérience de la migration (terme incluant les situations d'exil intérieur et d'expatriement) risque d'attribuer à la population de la recherche (ou a celle concernée par le soin) une autonomie et une "spécificité" largement fictives. L'enjeu épistémique (autant qu'éthique) reste bien de ne pas souscrire à la redécouverte périodique d'un différentialisme tout à la fois primaire et modernisé : la rupture anthropologique entre soi et l'autre se voyant alors validée par la reconnaissance entière et définitivement altérisée de l'interculture, sous couvert de refus d'"ethnocentrisme".

Nous portons notre attention à des compréhensions pluricausales. Voilà pourquoi nous avons, en préalable, procédé à une déconstruction de la trop expéditive et embarrassante notion de culture (Douville, 1996, 1999). Dans cette perspective, nous avons été amenés à considérer le SIDA comme une crise de la parole, cela veut dire aussi qu'un des temps du SIDA, porte en lui l'éclatement, voire la ruine de l'altérité. C'est au moins, une grave cirse de montage de partenaire, au cours de laquelle il convient de fabriquer à nouveau un autre de bonne foi. L'annonce du SIDA a un effet traumatique, dans la mesure où le sujet se sent livré à la destruction, lâché par l'autre. Nous avançons ici une notion, celle de "l'instant traumatique de l'entendre" . Nous rajoutons, tout de suite, qu'un tel "moment" ne se réduit pas à l'annonce, ni à l'"aveu" de la maladie auprès des proches, parce qu'il n'est à priori identifiable comme devant être le même moment pour tous. Mais se laisse dessiner le contour de cet instant lorsque la réaction à l'annonce de la séropositivité (annonce entendue -diagnostic- ou émise par le sujet en direction de son entourage -"aveu") entraîne ipso facto la confrontation du sujet à la jonction entre mort et sexualité. Cette conjonction totalisante s'oppose à la parole, ou, du moins, réduit son empan. Elle élide la fonction imaginaire et la force d'anticipation et elle s'oppose donc aux rouages et aux étayages entre fantasme inconscients et fiction collective et elle met à mal ces articulations et ces étayages (Collignon, 1994).

Nous avons pris en compte le fait que de nouvelles modalités de stratégies de socialisation (créations de communautés, recours à des "églises de guérison", activités militantes dans des associations de "malades", etc.) pouvaient trouver une consistance supplémentaire à partir du moment où elles objectent à une médicalisation croissante et hégémonique de l'existence des sujets. Vient alors au premier plan de l'analyse la façon dont, par des logiques culturelles, sociales, économiques, le sujet crée ses fictions et montages identitaires. La production de la différence, de la distance et de l'appartenance est, en ces cas, le fait d'un individu en décalage, en rupture.

Réponses du sujet et du groupe au SIDA, de l'Afrique à la France

Quand une maladie n'est pas surmontée grâce à un traitement (quel qu'il soit, traditionnel ou moderne), elle risque d'être considérée comme la conséquence d'une action maléfique. La gravité et l'aspect impressionnant de la maladie indiquent aussi que le supposé sorcier veut porter rapidement et dangereusement préjudice et atteinte. La maladie mentale (la folie) et aussi le SIDA sont considérées comme des maladies extrêmement graves. Ces maladies, quant elles surviennent, plongent la famille ou le groupe le plus proche du malade dans l'angoisse. L'imaginaire est surchauffé. On fait face au mal par un possible scénario défensif par la persécution. Cette angoisse et la corrélative mise en fantasmatique familiale de la thérapeutique traditionnelle de l'envoûtement et du maléfice font aussi que la maladie reste souvent cachée ou ignorée et que surtout, et non simplement par ignorance, on ne la nommera que par certains de ses effets, les plus difficile à dissimuler. C'est une stratégie très fréquente pour l'Afrique en ce qui concerne le SIDA. La maladie est alors nommée par un de ses effets (l'affaiblissement) mais très peu par son nom véritable, pourtant connu du patient. On parle aussi de "maux de tête".

Une autre de nos hypothèses est qu'il y a dans la ville en Afrique et dans les situations d'exil, ici, un nombre de transformations qui se font de façon très rapide et qui, probablement, sont à la base des psychopathologies ou des socio pathologies nouvelles.

Le patient qui, en Afrique, va du village à la ville et qui poursuit souvent son trajet jusqu'ici, perd un contexte conteneur qui donnait sens au niveau des relations sociales et au niveau du corps. Le monde traditionnel qui existait au village a été d'une certaine façon transporté et transposé à la ville par les guérisseurs traditionnels mais ces guérisseurs une fois installés en ville ne mènent plus les thérapies avec la totalité des rituels et des sens symboliques utilisés au village. Ou bien ils ne les connaissent plus et, par exemple, donnent des herbes médicinales mais ignorent le rituel censé accompagner cette prescription, ou bien il leur est impossible d'effectuer un traitement groupal familial du malade tant il est difficile de regrouper en ville la totalité des membres statutairement important dans la famille (par exemple l'oncle maternel qui est la personne centrale de la famille), alors qu'au village il est plus aisé de réunir tout le monde.

Généralisons à l'ensemble de la cité : il est clair que si le SIDA a bouleversé les relations hommes/femmes cela n'est pas le cas partout et les bouleversements constatés ne vont pas toujours dans le sens d'une occidentalisation des mœurs. D'une part, la maladie surtout quand elle possède cet aspect d'"inédit" et de violence peut être attribué à des sorciers, à des manœuvres de sorcellerie. Les acquis premiers de notre méthodologie, retraduites dans ce champ d'interprétation, infligent l'évidence que l'altérité (y compris et surtout celle que l'accusation "sorcière" met en place) est avant tout le produit d'une production fantasmatique et d'une relation interpersonnelle. Cette conjonction est immergée dans un rapport social.

À partir de ce modèle nous pouvons reconnaître que la progression des thématiques de sorcellerie n'est en rien "traditionnelle". En revanche, ce qui est traditionnel est contenu et marqué dans un univers du souci et du soin. A contrario, l'inflation des thèmes et des certitudes de préjudices par pratiques magiques identifiées est une des conséquences des malaises et des malheurs dans la modernité, et c'est bien un effet de la destruction des systèmes intermédiaires coutumiers, remplacés, hélas, par leur caricature dans ce crime urbain que sont les ghettos. À cet égard, une remarque : il faut être sous-informé en anthropologie pour penser que les thèmes de sorcellerie pullulent aussi aisément, sans contrôle social, pour ainsi dire spontanément chez des sujets bien insérés dans des mondes à rationalité traditionnelle. Aussi est-il spécieux de porter, lors d'un entretien le plus clair de nos échanges avec les sujets vers des thèmes de sorcellerie ou d'envoûtement.

Pour en revenir au SIDA nous avons également constaté qu'en exil, le fait d'infecter l'autre ou d'être infecté par lui n'entraîne pas toujours ce garnie de conséquence persécutive. Tout dépend de nombreux facteurs qui sont à vrai dire bien peu repérables en termes de "logiques culturelles" tant ils renvoient à la densité composite et ouverte de chaque existence. Au plan des "items objectifs" la recherche dégage toutefois que le recours à ce type de scénarios (qui sont parfois induit par des guérisseurs et des guérisseuses africains ou des ethnopsychiatres besogneux) est davantage le fait de jeunes sujets mal insérés et vivant plutôt seuls. Ces patients peuvent nous entretenir de la thématique du mauvais sort sans pour autant nier le discours médical, mais, bien au contraire, tout en prenant appui sur lui. Ainsi nous avons rencontré des thèmes d'objets maléfiques lancés ou expédiés dans les colis, ou capables d'agir à distance, mais ce genre de "révélations" pouvait aisément voisiner au cours du même entretien avec des montages d'un type logique bien plus hybride. C'est, par exemple, un sorcier qui a la réputation d'avoir, à distance, magnétisé le patient en le rendant sensible à la séduction fatale de telle ou telle fille légère, déjà atteinte du virus. Est-il encore utile de préciser que ces mêmes patients étaient aussi très sous informés par rapport à ce que procureraient une connaissance ou une familiarité avec les rationalités fétichistes ?

Quant aux femmes, si elles parlent parfois de magie nous avons dégagé le fait que cette allégation n'a ni la même fonction ni la même signification que pour les hommes. Par cette accusation, souvent donnée de façon à la fois certaine et désabusée, la patiente se positionne par rapport à la jeteuse de maléfices et se confronte à cette femme aux amours mercenaires et à la séduction démoniaque, dont la maladie est certes menace de ruine et de mort, mais avant tout signe funeste de puissance sur les hommes. Devant étudier de telles logiques, un anthropologue peut entendre et reconnaître dans ces thèmes des représentations culturelles assez bien établies, rien ne le renseigne toutefois sur le traitement qu'il doit en faire. Mettre à plat le contenu des interprétations culturelles de la maladie ne nous informe en rien quant au sens que ces interprétations prennent pour un patient. Toute notation de ce genre ne vaut que si elle est transformée par l'étude des temps subjectifs, soit ici, l'étude des trajectoires de soins. Passage de l'anthropologie à l'anthropologie clinique.

Une séquence fut alors distinguée et décrite. Elle va de l'accusation aux ségrégations. Elle ne concerne pas de la même façon les hommes et les femmes. Ainsi, une femme dont on sait qu'elle est atteinte du virus sera souvent exclue ou mise à l'écart du groupe. C'est vrai en France et ça l'est davantage encore au pays, au point que le sens de certains exils en France de femmes malades est, pour elles, de fuir l'opprobre villageois. Avec toutes les réticences et les peines ensuite à accepter les difficultés, la longue durée du soin, ici. Nous pensons à une femme, à une sénégalaise que son homme avait quitté et qui s'était, elle, mise en chemin, à son tour, pour vivre seule, dans une parcelle, au sein de sa famille de Casamance où elle fut davantage tolérée qu'accueillie, avant de rejoindre une nièce habitant en banlieue de Paris.

L'homme, lui, ne quitte que rarement son épouse si c'est lui qui est contaminé. La rumeur est tout de même qu'une femme séropositive a la réputation d'être ou d'avoir été une prostituée. Une femme séropositive contrarie davantage l'ordre social qu'un homme séropositif. Une femme atteinte du SIDA fait davantage peur, de sorte que les accusations de vie débauchée qui l'accablent pourraient avoir une fonction d'exorciser cette peur et de l'hystériser.

Le SIDA a bouleversé en grande part la répartition sexuelle des tâches. Et, dans des capitales africaines, comme dans les quartiers nord de Paris ou ses banlieues, on rencontre de plus en plus de jeunes femmes qui décident de se mettre en transgression et de ne pas se marier, qu'elles soient séropositives ou pas. Elles préfèrent rester seules parce qu'elles pensent que leur futur mari aura beaucoup d'autres partenaires sexuels, dans la mesure où un des critères de la virilité est d'avoir accès à plusieurs femmes. De plus, si la polygamie les inquiète, alors elles disent qu'elles ne veulent pas être contaminées par l'hypothétique seconde épouse de leur non moins hypothétique mari et qu'en conséquence elles resteront célibataires.

Tout cela pourrait nous sembler des plus rationnels et assez bien calculé. Mais c'est ainsi, à chaque fois qu'on entend une personne parler avec rationalité de la conduite qu'elle va imprimer à sa vie sexuelle, à chaque fois ce genre de paroles résonne en décalage dans la mesure où une Autre scène est en jeu. Nous nous sommes dit alors que le SIDA confrontait violemment certaines femmes à une rivalité féminine insupportable : c'est la rivale qui est dangereuse, c'est elle qui marque le corps et c'est d'elle qu'on meurt. Cette rivalité migre avec les personnes. Il existe en Afrique comme, mais plus rarement, en France, des communautés homosexuées de femmes séropositives se basent sur l'exclusion de l'homme. Elles se socialisent aussi sur la fantasmatique close d'une pure transmission du savoir de femme à femme, c'est à dire ici de mère à fille, sans rien qui fasse surgir le désaccord, le heurt ou la rivalité. Elles se consacrent aux problèmes des femmes dans lesquelles les hommes n'ont plus rien à voir, n'ont plus de rôle à jouer. Certains de ces groupes accueillent des jeunes femmes séropositives et leur confient un rôle éducatif auprès de plus jeunes filles encore. Ceci constitue une bien nette inversion de la condition de femme exclue d'alliance et que la maladie peut priver de descendance. Car avant qu'elles se socialisent et se réparent narcissiquement dans ce genre de phalanstère, ces jeunes femmes ont rencontré un point mélancolique et tétanisant du savoir traditionnel touchant à la répartition des sexualités et des procréations. Une femme malade est aussi une femme qui risque de ne plus avoir d'enfant. Elle devient équivalente à une femme stérile et donc à un être dangereux, à un être de coalescence de la vie et de la mort. La solution pour certaines est encore d'un autre ordre. Leur stratégie qui est proche d'un passage à l'acte, est alors de prendre un homme, de se faire faire un enfant et de délaisser au plus tôt ce procréateur d'occasion. Le choix de la migration, parcours aux étapes complexes (ce trajet peut s'effectuer du Sénégal en France et de là dans un autre pays d'Afrique ou d'Europe, par exemple), vient agir et inscrire cette fuite dans le temps comme dans l'espace.

Quelques remarques, encore. Du fait des bouleversements qu'entraîne le SIDA par rapport à l'identité généalogique, certains sujets (surtout certaines femmes) ne peuvent plus se définir ni être définis comme "passeur de vie". C'est constatable au Zaïre, en Côte d'Ivoire, au Sénégal comme ailleurs. En France, il est ainsi arrivé que des patientes africaines viennent confier à l'institution occidentale et aux thérapeutes qui y travaillent ce désarroi très vertigineux qui les saisit au moment où, averties de leur séropositivité, elles se vivent comme interdites de maternité et en conséquence, dangereuses et, de plus, frappées d'indignité généalogique par rapport à l'ancêtre. Cette douleur peut-elle être, en exil, d'emblée confiée d'abord à des compatriotes, à des familiers ? Il semble bien, du moins pour certaines de ces femmes, que non. Le fait de parler, ici en France ..., à l'étranger (ce que nous sommes au moins pour l'un d'entre nous) crée un effet de "passage" permettant une mobilisation pour de nouvelles subjectivations dans un espace qui possèdes des caractérisations intermédiaires et thérapeutiques aussi en ceci qu'il ne reduplique pas le monde de l'origine.

Données cliniques issues de la recherche

il suffit maintenant de présenter ces données de façon très synthétique :

- Modification des "étiologies": Des étiologies diverses, composites et mouvantes se font jour. Ainsi que le notait M. Cros (1996), la récente distinction entre les maladies qui sont contagieuses et celles qui sont transmissibles ne va pas de soi et elle ne s'exporte pas aisément. De sorte que si des messages de prévention sont reçus acceptés et compris par des hommes et des femmes qui souvent, tiennent à participer à des politiques ou à des campagnes de prévention (ce que plus de la moitié de notre "échantillon" se dit prêt à faire), ces mêmes personnes peuvent aussi alléguer des scénarios de la contamination et de la transmission en complète contradiction avec le rationnel de la prévention. Certains hésitent. Comment classer le SIDA ? Maladie d'un ouvert du corps en excès ou d'un surcroît de fermeture ?

Une hypothèse étiologique traditionnelle de l'"ouvert/fermé" a pu être décrite pour de nombreux patients africains, originaires du Zaïre, ou de divers pays de l'Afrique de l'ouest (O. Douville, 1996 ; J. le Roy et O. Douville, 1997). À plusieurs reprises des tradi-praticiens donnent leur point de vue, réputé ancestral, selon lequel les maladies de la personne proviennent d'un déséquilibre entre les qualités d'"ouverture" ou de "fermeture" de diverses fonctions autant somatiques que psychiques, c'est ainsi que la dysenterie et l'effluence maniaque peuvent être, l'une et l'autre, référées à des causalités similaires. Or, le SIDA possède cette caractéristique objective de s'accompagner d'une pluralité de ces maladies opportunistes qu'entraîne l'infection. Le plus probable est que, devant la difficulté à ordonner et regrouper sous la même rubrique d'excès d'ouverture ou de fermeture, l'ensemble de ces maladies opportunistes -ainsi un même patient pouvait à la fois souffrir d'un excès d'ouvert et de fermé, ce qui contredit la binarité traditionnelle des étiologies susnommées- devant cette difficulté logique, alors une autre étiologie a pris le devant. Et c'est ainsi : l'idée que la maladie est transmissible cadre, en revanche, fort bien avec une représentation de la maladie plus discrète et davantage profane dans les sociétés considérées. La maladie est entendue en ces cas comme un malheur venant toucher celui ou celle qui s'est imprudemment mis en contact avec une mauvaise substance, sang et sperme mais aussi aliments ou tissus souillés par ce sang ou ce sperme, ou encore et par degré supplémentaire de déplacement, souillés par de la sueur, de la salive ou de l'urine d'un malade. Ces changements de registres étiologiques de l'image du corps vulnérable alliés à une redéfinition de la nature des agents et des substances pathogènes et du lien qu'ils entretiennent entre eux n'est pas sans conséquence dans les décisions quotidiennes concernant l'hygiène de vie. C'est souvent sur fond de ces nouvelles représentations étiologiques qui font coïncider transmission et contagion que se comprennent et s'interprètent les règles d'hygiène diffusées ici par les campagnes d'information et de prévention. Ceci amène à penser que l'épidémie SIDA et les politiques de santé et de prévention ont conféré une dominance à ces théories étiologiques de la contamination par contact avec un objet ou une substance "tabou" et impure, théories qui, au village et en temps normal, passent au second plan alors que l'étiologie "ouvert/fermé" qui a forgé les représentations et les pratiques sanitaires dominantes perd de sa prépondérance. Ainsi, la scène des explications étiologiques que le SIDA fait émerger à nouveau marque effectivement une translation dans la représentation du corps, de sa santé de son équilibre et ses correspondances avec l'écosystème. Effet de cette translation : la pensée du corps à partir d'une représentation des orifices mettant l'érotisme orificiel en correspondances avec des rythmes fait place à une cosmogonie du corps indexée à la binarité du pur et de l'impur et référé à de la déchéance objectale. Même si cette seconde étiologie a un joli succès, celui-ci rend compte d'une cartographie du corps beaucoup plus restreinte, beaucoup plus centrée sur un mode binaire de gestion de l'hygiène, beaucoup moins solidaire des grands flux culturels des échanges, des stratégies de discours et des directions d'adresse de la voix et de la parole.

- Réactions à la prévention Les messages de prévention "passent" bien, l'usage du préservatif rencontre moins d'objection en Afrique et en milieu africain qu'on ne le disait autrefois. La prévention passera toutefois mieux si elle est bilingue. Mais il faut aussi le français, langue "des blancs" mais aussi langue de la science, du "sérieux" du soin non coutumier, ("langue qui n'enferme pas au village" selon un des sujets de l'enquête), avec tout l'aspect rassurant qui s'attache à un tel soin. Nous voudrions ici relater le contenu des propos de trois sujets qui se sont exprimés, non sans irritation contre l'aspect parfois très "cru" de messages de prévention. Par exemple le fait d'inciter une femme à mettre un condom à un homme peut heurter, de même le fait de montrer qu'on doit jeter au sol un condom plein de sperme. "Cela ne se fait pas". La rupture des mœurs provoquée par le SIDA n'a pas réduit à zéro, il s'en faut de beaucoup, des codifications culturelles extrêmement rigoureuses s'exerçant sur de ce qui est licite ou fait transgression dans les relations sexuelles. Pour des hommes et des femmes qui sont fidèles aux codifications villageoises, il est très important que le sol, la terre ne soit pas directement en contact avec les substances corporelles dont le sperme. C'est là un exemple de "civilité" sexuelle qui, reposant sur l'étiologie du contact, permet de comprendre pourquoi certains sujets de l'enquête jugent que l'aspect "direct" des images ou des représentations de prévention mettent en scène un couple très soucieux de la santé physique, mais vraiment trop oublieux des respects fondateurs d'une représentation qui relie sexualité et symbolique de l'espace. De même choquent encore des représentations trop expressives, trop crues de la mort sur certains matériels de prévention (c'est autant vrai, sinon plus de certaines affiches pour des pays africains).

-Modification des rapports de sexe, émergence d'une nouvelle expression du féminin : Le SIDA est bel et bien un facteur de bouleversement, ou a minima d'évolution des rapports de sexe. À ce titre, l'image de la jeune femme africaine soumise n'ayant pas les moyens de gérer sa sexualité n'est plus vraiment conforme à sa réalité là-bas et ici, il faut aussi, en particulier, tenir compte de l'émergence d'une figure nouvelle d'enfermement domestique mettant en bouclage la maman séropositive, dépressive, abandonnée par son homme et surtout par les autres femmes de la famille, n'ayant comme seuls interlocuteurs que les médecins de l'hôpital et ses propres enfants. Ces cas, loin d'être majoritaires, sont tout de même suffisamment présents et trop fréquemment tus. Ils doivent être portés à l'attention des cliniciens. Mais, une fois encore, aucune causalité univoque entre "identité culturelle" et parcours de soin ne se dégage. Le facteur causal le plus remarquable, lui-même assez complexe, est bien la structure des décisions que les sujets prennent à propos de leur sexualité et de leur vie amoureuse. Chacun, par le SIDA, étant amené à éprouver de nouveau la tension entre les forces d'amour et de haine qui tracent le zodiaque des configurations pulsionnelles au sein desquelles son existence s'est précocement signifiée. Une autre conclusion se dégage déjà. Le SIDA transforme la sexualité dans les lieux urbains et dans les sites de l'exil. D'autres formes de vie amoureuses apparaissent. Souvent, un couple dont l'un des deux est contaminé si il ne se clive pas sur le modèle de l'accusation, se constitue davantage et rapidement comme une entité autonome, le conjugo primant le groupal, les distances s'accentuent avec le pays d'origine. La décision des personnes sur leur sexualité s'accompagne souvent d'une décision, souvent brutale, concernant le lieu de leur sépulture, et de façon peut être moins tranchée ou moins tragique de leurs modalités d'aller et de retour entre la France et l'Afrique. Mais nous ne pouvons oublier que, très certainement, des modalités de liens et de coupure davantage en transitionnalité verraient le jour si on offrait au pays du Sud une médecine acceptable.

-L'existence de parcours de soin au risque de guérir "exclu" : Même lorsque le suivi médical "marche", un risque majeur pour le destin du sujet est celui d'un clivage entre l'insertion du sujet dans le parcours occidental de soin et sa vie sociale et culturelle. Certains une fois guéri, ont perdu nombre de leurs repères et de leurs ancrages sociaux et amicaux d'antan. Il est vrai que le SIDA (et son traitement, ici, mais c'est vrai aussi en Afrique) isole le sujet d'avec les siens. Ce qui est préjudiciable est cette situation limite où recevoir des soins ici équivaut à une mise en exclusion. De plus, s’ils ne sont pas incités, nombre de patients ne nous livrent pas de "logiques culturelles" et nous ne savons rien du sens de la maladie pour eux, ce qui alors peut déboucher sur des conduites dites "à risque". Bien sur nous ne visons pas à réduire le maniement par eux des deux logiques (traditionnelle et "moderne") dont ils font le plus usage pour comprendre le mal qui les affecte. Mais nous avons à mieux comprendre le coût social- et culturel- que représente pour certains le fait d'être malade et soigné ici En tant que psychologue clinicien, pour l'un d'entre nous, et médecin, pour l'autre, travailler avec des collègues anthropologues nous a aussi permis de mieux comprendre une donnée culturelle qui concerne nos propres institutions soignantes. Si le corpus de l'anthropologie médicale abouti souvent à opposer le malade au médecin et à faire valoir ce qui sépare et/ou unifie les logiques de ces deux "partenaires", les institutions de santé sont, fort heureusement le terrain où des pratiques de soins variées s'accomplissent, et, à propos de ces pratiques le rôle des personnels infirmiers est considérable, leur contribution à l'humanisation du parcours de soin est fondamentale.

Il ne s'agit donc pas de dénoncer le clivage. Il faut aussi de la rupture, toute rupture n'est pas "traumatique". Les séparations que créent l'hospitalisation et les habitudes régulières de consultation à l'hôpital peuvent être tout à fait précieuses pour le patient qui trouve là, une possible occasion de trouver un monde point trop homologue à celui du Surmoi traditionnel et au sein duquel il pourra trouver des interlocuteurs à qui parler sans avoir trop de compte à rendre.

Olivier Douville, Allioun Blondin-Diop

Bibliographie

Assises départementale sur le SIDA en Seine-Saint-Denis (1997), Actes de la journée du 29/11/97 : "Vivre avec le V.I.H. au quotidien en 1997

Jean Benoist et Alice Desclaux, Éditeurs (1996) : Anthropologie et Sida, Bilan et Perspectives, Paris, Khartala collection "Médecine du monde"

Gilles Bibeau (1991) : "L'Afrique, Terre imaginaire du Sida La subversion du discours scientifique par le jeu des fantasmes", Anthropologie et Sociétés, 15 : 125-147

Gilles Bibeau (1996) : La spécificité de la recherche anthropologique sur le SIDA" in Jean Benoist et Alice Desclaux, Éditeurs : Anthropologie et Sida, Bilan et Perspectives, Paris, Khartala collection "Médecine du monde" : 13-30

René Collignon et al. (1994): "L'annonce de la séropositivité en Afrique" Psychopathologie Africaine, 26, 2

Michèle Cros (1996): "Les "maladies qui collent" du terrain à l'écriture in Jean Benoist et Alice Desclaux, Éditeurs : Anthropologie et Sida, Bilan et Perspectives, Paris, Khartala collection "Médecine du monde" : 129-136

Olivier Douville (1996) : "Psychologues cliniciens en situations interculturelles", Psychologie Clinique Nlle série n°1 Printemps 1996 : 89-111

Olivier Douville Éd. (1996) : Anthropologie et Cliniques : recherches et perspectives, Ed. A.R.C.P. Université de Rennes 2, Laboratoire de Cliniques Psychologies.

Olivier Douville (1999) : "Para representar Algu

mas Idéias de Pierre Legendre sobre Nossa Modernidade. Palavras de um Psicanalista Ocidental" in Sonia Altoé Éditeur : Sujeito do Direito, Sujeito do Desejo. Direito e Psicanalise , Rio de Janeiro, Revinter: 141-151

Byron J. Good (1994): Medicine, Rationality and Experience, Cambridge, Press Syndicate of the University of Cambridge.

Jaak le Roy , Olivier Douville (1997) : "SIDA et expressions culturelles. Incidences du SIDA sur les identités culturelles d'hommes et de femmes en Afrique noire : exemple de l'ex-Zaïre", Psychologues et Psychologies, 139 : "Psychologues au temps du SIDA" : 20-25

Claude Raynaut (1997): "L'Afrique et le SIDA : questions à l'anthropologie, l'anthropologie en questions", Sciences Sociales et Santé, Vol. 15, 4 : 9-36