De quoi la psychologie clinique pourrait-elle être le nom ?

Par Olivier Douville

Psychanalyste, Maître de conférences en psychologie, Université de Nanterre, Laboratoire CRPM (Paris 7) Directeur de publication de la revue Psychologie clinique

A. La clinique : ça commence où ?

Un embarras nous saisit dès que nous tentons de définir ce que recouvre le terme « clinique ». L’étymologie ne nous est pas d’un grand secours. Et l’acte fondateur de Lagache relatif à la politique de l’enseignement de la psychologie à l’université embarrasse encore tant il dilue la psychanalyse dans une théorie de la conduite – à vrai dire jamais réductible à une doctrine du comportement. Si je porte mon attention vers une supposée histoire de la clinique, je lui fixe un acte de naissance en fonction d’une définition préalable qui se présente ainsi : « la psychologie clinique désigne cette partie de la psychologie confrontée au symptôme ». Le terme « clinique » qui évoque l’observation au lit du patient se trouvant réinscrit dans une logique dite psycho-thérapeutique dont l’écoute est le maître mot mais où le regard joue un rôle déterminant.

Bref, toute clinique ne va pas sans une attention renouvelée aux dires du patient, ces dires que des techniques scientistes (échelles de personnalité, etc.) réduisent à quia. C’est que le dispositif clinique est un dispositif où se reportent et se transcrivent des traces, et où s’inventent des combinaisons de ces traces. Le foyer de la connaissance en clinique n’est pas le même que ce que produisent les stratégies d’évaluation et de stricte mesure. D’où l’insistance mise par certains, dont Georges Devereux, à proposer les termes de « contre-transfert » du chercheur. En bref, comme nous le soulignions avec Marie-Jean Sauret dans le chapitre introductif au collectif Les Méthodes cliniques en psychologie, il convient d’apprendre à distinguer le particulier (objectivable) et le singulier (objection à l’objectivable) et de se doter d’une théorie du singulier, c’est-à-dire, en l’occurrence, d’une théorie du sujet de la parole. C’est là que nous avons besoin d’une théorie de l’inconscient qui rende compte des liens et des disjonctions entre les exigences de la civilisation et le processus névrotique propre à chacun.

B. Du fait clinique

Pas de fait clinique sans clinicien. Il ne pourrait y avoir d’autres points de départ. Pour cheminer alors, à partir de cela il faut s’extirper de la naïveté objectiviste et se rendre compte que toute construction d’un fait, qu’il soit défini comme social ou psychologique, est réalisée par le truchement de méthodes. Méthode et non technique. La distinction est importante qui lie la technique à la situation ou au dispositif envisagé comme lien social et ne la réduit plus à sa seule application expérimentale. En premier lieu,donc, l’entretien ; or, l’entretien ce n’est pas l’enregistrement figé d’un discours déjà tout prévu et tout disponible dans la tête du sujet, c’est un événement de parole et de transfert. Ce dispositif ne se réduit pas à une méthode, et nous l’avons défini avec B. Jacobi comme un lien social dont la description la plus simple débouche sur le statut de la présence du langage, du corps et du transfert sur une telle scène. On n’ignore pas non plus les effets de libre association que comporte l’entretien dès qu’il échappe à un strict contrôle.C’est l’événement qu’il convient d’interpréter pour comprendre le discours. On nomme événement ce qui fait rupture dans la disposition normale, usuelle, des corps et des paroles. Il n’est pas d’autres rationalités cliniques que celle qui voit dans l’événement l’ouverture à de nouvelles possibilités de subjectivation. La méthode inclut la technique en ce qu’elle est ouverture au nouveau, c’est bien en termes de possibilité d’ouvrir à de l’événement qu’il faut aussi évaluer nos méthodes – la technique est la finitude de nos dispositifs, la méthode est l’ouverture de cette finitude à la fécondité du lien de parole. Nous faisons ainsi de nos rencontres langagières avec le patient autre chose qu’une collection de gadgets prompts à nous faire considérer que la statistique est le lieu du vrai.

Il convient de redire cela aujourd’hui où l’opinion pense que les méthodes cliniques en psychologie sont choses si connues, que certains esprits confus vont parler des « tests » comme étant la spécificité des psychologues – mais est-ce un psychologue qui a inventé le Rorschach ? - Pourtant il est rare de rencontrer des manuels qui soient autres que des catalogues de techniques très autolégitimés.. C’est la raison pour laquelle avec Sauret, Villerbu, Jacobi, Samacher et quelques autres j’ai voulu reprendre cette question des méthodes, non sans épistémologie, dans le volume paru chez Dunod en 2006. En effet, l’on ne saurait parler d’emblée des méthodes sans poser au préalable des repères épistémologiques clairs sur ce qu’est la construction du fait clinique et la rationalité du vocabulaire que nous employons. Mais plus encore la clinique s’est, jusqu’à ces dernières années, voulue centré sur la valeur de la parole. Les vitupérations du malheureux Watson contre le privilège exorbitant, selon lui, accordé au langage, ses farouches et délirantes lubies à vouloir brûler « dans un grand élan de la nature » tous les livres de loi pour les remplacer par des manuels de manipulations béhavioristes, pour ne rien dire de son mépris pour qui éprouverait encore de la compassion pour les déviants ou les « fous incurables » résistants aux traitements comportementalistes imposés, et qu’il conviendraient d’exclure à jamais, tout ce fatras totalitaire et en toutes lettres lisible n’a pas retenu l’intérêt critique des psychologues, bien à tort. Il faudrait sans doute tenter aujourd’hui une lecture anthropologique du fameux « Le bahaviorisme ». Toutefois jusqu’à ces dix dernières années, le privilège accordé à la parole et au dialogue dans l’établissement d’un fait clinique ne semblait pas être remis en cause et cela faisait de nous les héritiers d’une tradition qui remonte, avant Freud, à Leuret ou Séglas, sans doute même au surveillant et allié de Pinel, Pussin. Je renvoie là aussi à un travail que Stéphane Thibierge, Christian Hoffmann et moi-même avons mené en 2004 et qui a pour nom « Qu’est-ce qu’un fait clinique ? ». Il est apparu d’évidence, qu’ il n’y a pas de clinique sans cliniciens qui savent au moins mener un entretien et ont une culture fondamentale en psychopathologie. Il est à déplorer que, dans bien des universités, on forme de moins en moins de cliniciens capables de tenir le moindre discours épistémologique et qui sont, en conséquence, les besogneux propagandistes d’un scientisme ahurissant. L’objectivité y est confondue avec l’objectivation, la neutralité avec la neutralisation. Dès que, par exemple, l’attention du dit clinicien se déporte des accidents féconds de la parole du sujet pour ne prendre en compte la thématisation et la catégorisation arbitraire de que ce qui est dit afin de le chiffrer le plus possible, alors le sujet passe à la trappe. Tout cela repose sur une inculture patente. N’importe quel étudiant de philosophie sait que nul n’a le droit de transformer un processus (par exemple le « je pense » cartésien) en une substance comme le font si aisément les psychologues de la personnalité qui, de plus, transforment des possibles (comme ce possible que donne l’analogie entre l’esprit et l’intelligence artificielle) en réalité. Il faut ici lire Émile Jalley qui s’est courageusement lancé dans la tâche de déconstruire les apories et les fausses évidences dont se pare la psychologie objectiviste, laquelle court vite le risque de se mettre au service d’une police des comportements dès qu’il s’agit de « clinique ».

C. Terrains contemporains, mise au point à propos de l’anthropologie clinique.

Nous touchons là au point nécessaire de recoupement entre démarches anthropologiques et cliniques, dès lors qu’au plus près du terrain, nous tenons aussi à une épistémologie qui s’attache aux conditions de production du matériel et aux divers dispositifs.

En ce sens, on ne peut que favoriser un dialogue entre la psychologie « interculturelle » et les actuelles tendances et renouveaux des abords anthropologiques et des objets d’étude de cette discipline. Ces dernières avancées ouvrent la recherche à de plus larges perspectives que celles qui définissaient l’ethnologie du lointain. Elles sont davantage préoccupées de formaliser les émergences subjectives au sein des groupes et des transitions d’un modèle culturel à un autre. Cela n’est pas sans incidences sur la clinique psychanalytique envisagée comme méthode. Si nous n’en sommes plus à considérer l’œdipe comme une organisation familiale, en accord avec Jacques Lacan et aussi André Green (qui y voit la « structure organisatrice du sujet » et est sur ce point très instruit par J. Lacan, comme tant d’autres), c’est que nous en faisons un moment logique qui combine l’enfant, sa valeur phallique et l’autre primordial. À cet égard, tous les « psychanalystes » qui s’embrouillent encore à relativiser ledit complexe œdipien au motif de la disparité constatable à l’échelle du globe des structures de lignage et des dispositifs de légitimation de l’autorité éducative sont dans une position indécise entre sociologie et psychanalyse, au risque de perdre tout repères. Passons sur la confusion entre « universel » et « international » dès que nous parlons de ce dit complexe. C’est vraiment un pont-aux-ânes. Disons sobrement que la famille conjugale est un type de famille particulier de par le monde qu’on ne saurait y voir le parangon du normativant et qu’il n’y a pas besoin qu’il y ait un homme à la maison pour qu’il y ait symbolisation dans les organisations familiales humaines qui font se rencontrer plusieurs générations, que parler de double différence, celle des sexes et celle des générations sans articuler le fait que la seconde est subordonnée à la première est une bourde, et que la prohibition de l’inceste est universelle en ce qu’elle garantit au sujet la possibilité d’acquérir la catégorie logique et mythique de l’universel. Vous voyez, je suis gentil, je nous traduis Lévi-Strauss. Et je note au passage qu’il se pourrait que la psychanalyse soit bien plus concernée par l’altérité sexuelle que par la différence sexuelle. Mais revenons à la romance œdipienne avec un minimum de sérieux : qui pourrait une seule seconde penser que nous avons besoin de la psychanalyse pour supposer qu’une instance de médiation puisse au nom d’une loi se prévaloir de pouvoir séparer l’infans du corps maternel premier ? Pas besoin de Freud pour penser ça, heureusement ! Qui enseigne la psychanalyse en se bornant à raconter de telles fadaises n’enseigne rien de la psychanalyse.

Il n’en reste pas moins que, dans le concret de nos consultations et de nos recherches de terrain, nous n’avons jamais affaire à des sujets qui seraient posés comme le simple reflet de leur supposée culture. Ils sont aussi des habitants d’un monde brouillé par les conflits et parfois pas les terreurs d’État. Souvent, pour eux, se réfugier dans une simple présentation culturelle de leur être est une stratégie de défense contre l’évocation du noyau traumatique qui renvoie, quant à lui, à l’actuel des convulsions de l’histoire en ce qu’elles entraînent de perte du rapport symbolique à la mort.

Nous avons à penser ensemble, dans une transdisciplinarité de langues et de méthodes, ce que j’appellerai les « nouvelles maladies sociales de la mentalité », désignant de la sorte non seulement celles qui renvoient à un sentiment de perte de l’identité, mais qui proviennent du surcroît de la croyance en l’identité. À cet égard, le travail de René Kaës sur les souffrances dans l’identité me semble de plus en plus actuel. Aujourd’hui, pratiques de l’espace et des frontières, les mouvements de délocalisation et les errances, les ségrégations et les exclusions seraient ainsi des repères pour travailler les nouvelles pathologies de l’identité, les devenirs de la fonction créatrice de la folie, dans les situations inédites d’affrontement direct entre futur et passé ou d’effondrement catastrophique du passé. Un tel programme de recherche est aussi le fait de l’association Araps, dirigée par Michelle Cadoret, qui édite la revue Ptah et qui a publié un article « Programmatique » dans le Journal des anthropologues, dès 1996.

Parvenu en ce point de nos échanges, je proposerai l’hypothèse d’une interaction entre les superstructures de globalisation et l’apparition de nouvelles pathologies du lien perturbant gravement les dispositifs symboliques de transmission des héritages culturels et des dettes. Ainsi, certains jeunes en cruelle errance, que j’ai rencontrés en Afrique, sont-ils les rebuts de toute transmission de dette et de valeur. C’est très net pour ceux qualifiés d’« enfants-sorciers » et qui ne sont plus du tout des sujets auxquels le monde adulte doit quoi que ce soit. On confiera au traitement de cette hypothèse d’une interaction entre superstructure et ruine « pathologisante » des échanges et des dettes partagées le soin de prolonger les thèses usuelles sur le malaise dans la civilisation.

Nous avons encore à travailler ensemble, mais à travailler aussi et plus encore sur ce qui résiste à l’abrasion des liens et des symbolisations ; il n’est pas à redouter d’en être non seulement témoin, mais aussi acteur de cette résistance. Se rencontre ici la dimension problématique de la demande sociale à la psychologie et, tout particulièrement, à la psychologie clinique.

D. La psychologie clinique comme objet de demande sociale

La situation de la psychologie clinique est instable et mouvante. Et étroitement tributaire de la recomposition du champ psychopathologique en son ensemble. Celle-ci date des années 1980 et de la promotion des DSM, avec le rôle qu’y jouèrent certains psychanalystes états-uniens. La notion de symptôme a volé en éclats, et, ce, au profit de notions tout à fait rudimentaires de troubles ou de troubles de la personnalité. Ce faisant c’est tout l’anthropos de la psychanalyse qui s’est trouvé menacé. L’incondition de l’humain dans le corps et le langage, la structure nécessairement trouée de tout savoir qui prend le sexe et la mort comme objet, étaient des caps d’avancée des enseignements freudiens et lacaniens , ces savoirs reposaient sur l’idée d’un sujet concerné par l’hétérogène et l’incomplétude du symbolique. Un débat s’annonce alors le terme de clinique complète-t-il celui de « psychologie » en lui apportant les privilèges de la relation et de la compréhension ou le « décomplète-t-il » ? Le sujet auquel la psychologie clinique a à faire est-il l’individu saisi sous ses différentes qualités affectives, sociales, cognitives ou et-il cet hétérogène qui ne se laisse pas cerner par une approche compréhensive et/ou humaniste ?

Ce débat nécessaire refuse une conception machinique et purement fonctionnaliste de l’homme. Le soutenir revient à placer la clinique sur la scène épistémologique et politique La dimension épistémique est avivée par des enjeux des plus actuels qui touchent au statut même de la discipline. Dans un contexte scientiste qui tend à liquider ce qu’il y a de réflexif dans les Sciences Humaines et qui, par conséquent, tend à réduire la démarche clinique à une peau de chagrin, tout se passe comme si, entre la psychanalyse et les pratiques non analytiques, la psychologie clinique formait un maillon qui semble menacé d’éviction, voire de disparition. À l’heure des techniques cognitivo -comportementales où le terme « clinique » se trouve galvaudé ou remédicalisé, l’heure est venue d’un retour à une interrogation sur le vif de la psychologie dite clinique. Une clinique digne de ce nom ne peut que refuser la médicalisation de l’existence (je reprends ici al forte expression de Roland Gori), et ne peut prêter son concours à cette médicalisation des nos émotions et de nos sentiments (Lane, 2009).

Le sujet que nous défendons est sans doute à l’opposé de ce sujet adapté, auto-régulé, parfaitement conforme aux credos du libéralisme. Loin de poser comme le font un bon nombre de moralistes pessimistes que le libéralisme impose un monde sans limite, je rejoindrai une hypothèse qui veut que la société libérale fonctionne d’autant mieux quand chacun se consacre à l’égoïsme auto-normé de ses désirs particuliers sans céder à la moindre tentation de dépassement de soi. Cette monadologie de sujets indivisés, réglés selon le principe de la moindre polémique possible, enclins à confondre identité et caractère, est la coloration majeure de la personnologie libérale. Aussi tout ce qui vient affecter ce pseudo-sujet ainsi réifié, l’angoisse, la tristesse, la refus sporadique de la contrainte à l’échange, tout cela, si pompeusement badigeonné du terme d’anxio-dépression ou de phobie sociale dans une retour aphasique à Janet, apparaît comme un scandale dont on cherchera cause dans les racines profondes de la personne, voire dans son bagage biologique ou génétique. On voit des psychologues gober ce genre de diktats idéologiques et les maquiller en canons scientifiques. Très dans l’air du temps, ils prétendent gouverner la recherche. Disons plutôt que leurs entreprises sont virtuellement nées ruinées.

Olivier Douville

Audisio M., Cadoret M., Douville O., Gotman A., 1996, « Anthropologie et psychanalyse : une rencontre à construire », Journal des anthropologues, 64-65 : 127-142.

Douville O., 2006 Les méthodes cliniques en psychologie, Paris, Dunod

Douville O., 2008, De l’adolescence errante. Essais sur les non-lieux de nos modernités, Nantes, Éditions Pleins Feux.

Douville O., Jacobi B., 2008, 10 entretiens en psychologie clinique de ‘ladulte, Paris, Dunod.

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Douville O , 2009 , Chronologie de la psychanalyse du temps de Freud, Paris, Dunod

Jalley E., 2007, Critique de la raison en psychologie. La psychologie scientifique est-elle une science ?, Paris, L’Harmattan.

Kaës R. (sous la direction de), 2005, Différences culturelles et souffrance dans l’identité, Paris, Dunod.

Gori, R. Del Volgo, M.-J., 2005, La santé totalitare. Essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël

Lane C., 2009, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions, Paris, Flammarion, Bibliothèque des savoirs.

Thibierge S., Hoffmann C. et Douville O., 2004, « Qu’est-ce qu’un fait clinique ? », Psychologie clinique, 17, Paris, L’Harmattan.

Watson J.-B, Le behaviorisme, (1924-1925), version reprise par l’auteur en 1952, 1953 et 1958, trad. franç. de la version de 1958, Les classiques de la psychologie, 1972