De quelques particularités des familles africaines aujourd’hui

Par Olivier Douville (psychanalyste et anthropologue, Laboratoire CRPM Paris 7)

La pensée psychanalytique, toujours soucieuse d’une anthropologie fondamentale qui dépasse les contraintes des monographies ethnologiques, vise l’horizon universel des rapports de cet être parlant, sexué et mortel qu’est l’homme aux lois fondatrices de son humanité. L’idée d’une culture « universelle » est souvent rendue compte par un passage, celui de la dite nature à la culture ; passage marqué par le surgissement d’une loi tenue pour celle de la prohibition de l’inceste. Structure du psychisme et structure du social co-émergerait alors, c’est du moins ce qu’aurait de plus élémentaire un pensée structurale des rapports entre l’homme et de la société.

Il n’empêche, il existe une pluralité d’expressions locales de cette culture « universelle » et nous rencontrons dans nos institutions d’accueil et de soin des sujets marqués par des symboliques de l’alliance, de l’appartenance et de la filiation, qui ne sont pas toutes équivalentes. De plus, le lien « mère-enfant » peut être compris, même si c’est aller un peu vite, comme étant le lien où les enjeux de transmission des processus d’humanisation sont le plus à l’épreuve. A qui appartient l’enfant ? Que représente-t-il ? Quelle place joue-t-il dans le symptôme maternel ? Mais aussi et encore dans tout la gamme de représentations de l’ici et de l’ailleurs ? Quels lieux culturels, politiques et psychiques occupent-ils ces deux-là que sont mère et enfant, auxquels de ces lieux l’enfant, ce représentant de la génération qui vient est voué ou dédié , non sans paradoxes ou conflits ? Telles sont des questions qui se bousculent dans nos écoutes, nos soins, nos pratiques. Que représentons-nous ? un étranger inentamable ou un tiers qui peut, du fait de sa non-appartenance manifeste à la culture du sujet, jouer comme topos de médiation entre lui et sa famille, lui et ses ancêtres. On retrouve ici une vieille et vénérable question, celle de la position subjectivante du thérapeute. Occupe-t-il purement et simplement la place d’un étranger (l’étranger du patient étranger) ou est-il à même de faire jouer une position d’altérité, permettant à son ou ses patients de se « décoller » un peu des fidélités mortifères ou des idéaux d’assimilation les plus pétrifiants ? C’est que souvent, aussi, l’étranger que nous sommes et que nous représentons est tout à fait bien utilisé par les familles africaines qui nous situent aisément en tant que médiateur. En effet, leurs difficultés psychiques, ces symptômes renvoient toujours à des histoires singulières, qui sont elles-mêmes situées dans des histoires familiales. Et pour de nombreux migrants, les sites d’identité ne sont pas renfermés sur la terre d’origine des ancêtres, la présence des pays colonisateurs a énormément joué dans la mise en place de plus d’un système de repérage et de référence. Parallèlement à l’émancipation de l’ethnologie qui a peu à peu délaissée la notion d’ethnie, autrefois positivé comme le premier matériel de ses constructions, pour prendre en compte la modification des rapports sociaux, l’abord clinique et psychopathologique doit comprendre que nous avons le plus souvent affaire à des sujets qui sont des acteurs et des témoins de passages et de transitions historiques, politiques et culturels de première importance.

Andreas Zempleni et Jacqueline Rabin ont mis au jour une catégorie qui fait aujourd'hui florès dans certains cercles parisiens, "l'enfant-ancêtre". Pour ces deux auteurs, nourris d’une culture méthodologique en anthropologie conséquente, il s’agit de respecter les termes coutumiers, cet enfant sera nommé « Nit Ku Bon » soit « l’enfant qui part et qui revient » [1] Mettons les points sur les « i ». Zempleni, un anthropologue, découvre qu'autour de certains enfants qui posent problème par leur mutisme, une étiologie traditionnelle est mobilisée. On dit: c'est l'esprit d'un mort, d'un ancêtre, qui revient. Zempleni est très prudent: c'est extrêmement rare. Car bien sûr, les familles n'avaient pas envie de s'encombrer d'ancêtres à tire-larigot et il fallait un certain nombre de consultations préalables avant de décider qu'un enfant était bien "l'enfant-ancêtre". Or, transposée de façon mécanique pour penser les difficultés du lien mère-enfant chez des familles africaines en France, cette catégorie est devenue une machine à tout expliquer.. »[2]. L’idée n’est pourtant pas ici de demander aux anthropologues de définir des symptômes coutumiers qui permettraient de situer entièrement les troubles présentés par les patients africains. Ainsi, la catégorie de l’enfant-ancêtre, nom très répandu en région parisienne (93), de l’enfant « qui part et qui revient », appartenait surtout à l’observation anthropologique. Elle ne constituait pas un diagnostic clinique. Si elle a tant marqué – et si mal – les esprits des soignants ethnopsy, c’est aussi parce que la modernité pose de la façon la plus radicale qui soit la question « Qu’est-ce que procréer ? ». Ce qui s’exprimait alors est que le devoir d’avoir une descendance ne recevait plus aucun encodage symbolique valide, ce qui laissait nombre de jeunes mères sans fiction pour éprouver paisiblement un possible désir d’enfant. Le petit corps mis au monde ne pouvant être accueilli comme descendant sera référé à l’ancestralité la plus occulte. De ce fait, l’enfant mis au monde n’est plus porteur de l’alliance entre deux lignées. N’étant plus ce lieu de tension entre l’affiliation, (à une lignée) et la filiation (dans une lignée) il sera le lieu de retour de la part ancestrale mal célébrée dans une seule des deux lignées dont il est issu. On voit bien que ce thème de l’enfant-ancêtre, loin de n’être qu’un des items d’une nosologie traditionnelle, ne peut émerger que lorsque les pactes de solidarités d’une génération à l’autre sont bafoués .

Enfin, si la notion d’ “ enfant-ancêtre ” désigne un façon d’inversion des générations, c’est alors une notion qui va très vite connaître une inflation ne renvoyant en rien à l’expression d’un fonds traditionnel. Déjà une étude poussée des textes magiques utilisés par guérisseurs montre l’aspect ample et flou de cette représentation qui constitue seulement des suppositions pour les wolof et les Lébou. eux-mêmes. Se trouver diagnostiqué « enfant anêtre » – ou plus exactement « enfant nit ku bon »- signifie au final ne correspondre entièrement ni à une identité sociale, ni à une identité culturelle. Constamment le reflet de ses interlocuteurs, de leurs espoirs et de leurs angoissés, l’enfant, parfois promis à un grand avenir, parfois menacé de mort, est la cible privilégiée des projections de son entourage surtout lorsque l’enfant est un carrefour de tension entre la filiation (la ligne ancestrale à laquelle il est voué – et cela peut ne pas faire accord entre ses parents ou au sein de son groupe familial élargi) et l’affiliation (les lois et le jeu des échanges, des dons et des contre-dons entre les deux lignés tressées par le mariage dont il est le fruit). L’amplification du phénomène de réduction de la génération qui vient à celle d’une fraction des ancêtres prend son essor avec les coups fatals portés à la vie coutumière. Elle accompagne les violences urbaines, les guerres, les désocialisations, les éclatements des régulations anciennes. Il serait naïf et sot de notre part d’espérer remonter conceptuellement à l’ordre symbolique propre à une communauté villageoise stable, du moment où il nous est présenté un supposé enfant-ancêtre, pour comprendre et soigner ce dernier. Aussi, le premier et principal problème que nous pouvons rencontrer en Afrique, à propos des enfants stigmatisés, est celui de l’évolution pénible de la catégorie d’ enfant-ancêtre vers celle de l’enfant sorcier.

Comment comprendre cela. ? Bien des recherches qui sociologiques, qui anthropologiques ont pu décrire, non sans justesse et non sans nostalgie, surtout, les arcanes symboliques et culturelles de ladite « famille africaine ». Et souvent, ce qui reste exact de l’Afrique en Afrique et moins, de l’Afrique en Europe exilée, il est fait mention du rôle dévolu à la communauté dans les pratiques de soin et d’éducation. Le voisinage, la famille élargie a sa part de responsabilité. L’autorité de la mère n’est pas pour autant réduite à peu. Bien au contraire, toutes les techniques de maternage, contrôlées par les femmes plus âgées, il est vrai, visent à apporter à l’enfant un sentiment de sécurité tout en lui inculquant, non sans rudesse parfois, les règles de la décence et de la propreté. La première de ces techniques est le massage, laquelle renvoie à la symbolique du passage du corps « mou » ou au corps « façonné ». Le manque de tonus, bien plus que l’état de tension ou d’agitation du corps de leurs nourrissons et tout jeunes enfants alerte bien des mamans africaines. Le corps est façonné, non sans rudesse avons-nous le tort de penser selon, nos sensibilités précautionneuses (trop), et les parties du corps sont différemment traitées selon leur aspect réel et leur signification symboliques. Les massages diffèrent pour les petits garçons et pour les fillettes. Les gestes de la maman s’attardent sur le ventre de ces dernières comme pour saluer en elles leur future condition de mère. La seconde technique est le portage au dos. Le corps à corps est important, l’enfant souvent est porté dans le dos de sa mère, mais il passe aussi aisément de mains en mains que de dos en dos. Quant à la technique du sevrage elle est selon les peuples, brutales ou graduelles. Une constante est que l’enfant est plus tardivement qu’en Europe nourri au sein, et ce, à sa demande. Au reste, le père n’a pas cette fonction d’interdicteur du contact, il ne vient pas brider l’éveil de la sensualité. L’autorité du père est abstraite mais hautement respectée. Il ne fera sentir sa désapprobation et ne rappellera le jeune contrevenant à la loi qu’en cas d’infractions graves, pouvant nuire à la réputation du clan et donc de la lignée (vol, violences). Très souvent ce sont les frères ou les cousins aînés, ou même les frères ou cousins de la mère qui rempliront l’office du gardien des règles usuelles de bonne conduite ordinaire. L’exil va brouiller de tels repérages, et les pères en exil diront souvent à quel point il leur est ardu de supposer qu’ils puissent faire passer les lois du pays dit d’ « accueil » à leurs progénitures ce qui donnent aux femmes et aux mères une place d’autorité plus forte souvent que celle qu’elles auraient pu exercer au pays. Ce vaste panorama, réaliste, mais extrêmement réducteur, est déjà, grandement effrité en Afrique même dans les mégapoles où les familles sont loin de se conformer à ces schémas d’harmonie coutumière. Cela peut être d’autant souligné, poursuit-il, que nombre de femmes et d’hommes qui ont quitté l’Afrique pour l’Europe ont séjourné, pour une durée plus ou moins longue, et souvent décisive, dans ces mégapoles que sont Dakar, Bamako ou encore Brazzaville ou Kinshasa. .

A l’observateur nostalgique ou étroitement épris d’ethnicité, ces villes apparaissent comme des ogresses qui dévorant les traditions et leur symboliques et ne recrachent que des désordres ou des symptômes. Une telle vision à la limite du folklorique a de quoi faire sourire même si elle féconde encore bien des rêvasseries culturalistes. Les mégapoles sont, en Afrique comme ailleurs en ce monde, des laboratoires infatigables de nouvelles formes de parentalité. Ce qui est certain est qu’elles individualisent et que s’y inventer des façons de bien aller, ou d’aller malade, de raisonner ou de déraisonner qui mettent en œuvre des processus de trouage des symboliques collectives par des symboliques individuelles ou étroitement familiales. Aussi la connaissance ethnologique fondée sur l’étude du village est d’une aide que nous devons tempérer. Bref, la famille traditionnelle est éclatée. Le mariage apparaît depuis au moins une génération comme une union entre deux êtres autant sinon davantage que comme une alliance entre deux lignées. Les initiations traditionnelles ne concernent plus beaucoup de pré-adolescents ou d’adolescents. Partout où l’Islam s’est imposé les règles du droit musulman, priment sur les contraintes coutumières. Les mutilations sexuelles sont progressivement dénoncées comme des violences et des campagnes d’information s’étendent au Mali, Niger, Sénégal. Reste des inerties, les droits de la femme sont plus souvent proclamés dans des colloques et des réunions politiques qu’ils ne sont une réalité, même si la participation grandissante de femmes dans les divers gouvernements semble jouer comme un salutaire facteur d’évolution des mentalités et des mœurs. Tout n’est cependant pas si heureux. A la pauvreté des campagnes succède souvent la précarité des villes. Se marier coûte cher, et nombre de familles ont un rapport très mercantile à la dot. Plus celle-ci est élevée, plus on espère un gain, plus le mariage devient retardé. Si la polygamie est en recul, on la voit résister sous des formes différentes. L’une peut surprendre. Elle semble être un choix de certaines jeunes femmes qu se considèrent comme émancipées ou intellectuelles et qui peuvent l’être et qui voient dans la solution polygame une façon de ne pas être quotidiennement accaparée par les tâches du foyer et de la conjugalité. Mariées elles sont respectables, et mariée comme seconde ou troisième épouse et en conséquence pas systématiquement assujettie à vivre sous le même tôt que leur mari, elles peuvent mener leur vie, continuer leurs études, persévérer dans leur exercice public de journaliste ou de femmes politiques. De telles options peuvent déconcerter le lecteur occidental, mais elles n’occasionnent ni troubles, ni violences. Bien plus inquiétant sont des cas de polygamies qui sont de véritables passages à l’acte, l’intrusion d’une nouvelle épouse valant presque répudiation de l’ancienne épousée, qui vit dans une réclusion dépréciatrice et déprimante, les enfants du premier lit étant, eux aussi, souvent vécus comme des indésirables. Bien des fugues d’adolescents, ou de plus jeunes encore qui commencent une carrière d’enfants des rues s’expliquent de la sorte [3].

Venons en maintenant à examiner les situations plus violentes encore de ruptures des pactes d’alliance et d’affiliations qu’entraînent de façon brutale et peu réversible les grandes violences de l’histoire, celles qui précisément poussent à l’exil des femmes, des hommes et leurs enfants qui quitte le sol natal afin d’espérer survivre

L’exil et l’enfant étranger

Dans ce le cas des violences et des ruptures de l’histoire, les villes comme tout village de brousse, les mégapoles arrogantes ou fiévreuses tout comme chaque bourgade endormie sont le jouet d’intenses convulsions. J’ai mené des entretiens au Congo, notamment, mais aussi et encore avec des réfugiés des guerres du Libéria et de la Sierra-Leone. Il en retire la peinture suivante : « Les morts mal-morts hurlent dans la nuit insomniaque des vivants et la parole donnée ne protège plus du risque de périr, le prochain, le voisin, le proche, l’intime peuvent devenir subitement des étrangers hostiles, ravageurs. Celui ou celle que l’on croyait fils ou fille de l’ancestralité en partage et de la coutume ordinaire deviendrait le bras armé et mécanique d’une obscure lignée d’assassins ! »[4]. C’est souvent cet enfer que fuient des femmes qui viennent ici exiger asile et assistance quant elles peuvent encore articuler une demande. .

La désignation si fréquente dans ces pays déchirés de l’enfant problématique comme enfant –sorcier est un bon analyseur de cette destruction des systèmes symboliques d’alliances et de filiations.

L’ancêtre et le génie sont alors confondus, de plus en plus fréquemment. À Kinshasa, comme à Brazzavaile ou à Pointe-Noire,prolifèrent autour des enfants, le plus souvent, un accroissement morbide et inquiétant des thèmes d'enfants-sorciers, possédés, anthropophages Or, l'accusation d'anthropophagie est la plus redoutable de toutes, elle peut frapper post-mortem. Cette accusation est terrible et terrifiante. Pourquoi donc assistons-nous aujourd'hui à une telle variation morbide de ces thématiques de dédoublement, de possession et à propos d'enfants ? La question est très ouverte. Elle renvoie à l’impossibilité de régler par la coutume les tissus des dettes, les situations de préjudice, les jeux de transmissions, et d’héritage.

Les recherches en anthropologie politique mènent à considérer que ce que représente l’enfant, comme nouveauté, et comme rappel de ce qui est refoulé dans chaque lignée peut être différemment insistant selon que les familles et les groupes se vivent comme réglés et apaisés par une stabilité programmatique à la tradition, ou non.

C’est aussi dans des pays qui ont le plus connu des guerres et des massacres, que l’ancêtre devient sorcier. Que l’enfant est la figure du mort-mal mort qui revient hanter. C’est dans des pays où est empêché le travail collectif de sépulture que reviennent les figures les plus menaçantes et jouissives de la mort et de la ruine. L’enfant ancêtre est le gardien de la mélancolie maternelle, l’enfant-sorcier devient lui un étranger bien plus radical. Un étranger terrifiant et sous terreur qui signe la ruine de la communauté en cela que sa présence est signe que les honneurs dus à la sépulture ont été empêchés et bafoués. Ce n’est plus un dialogue entre l’ancêtre et les vivants de sa lignée qui peut s’initier, mais une ruine de la parole entre les vivants et les morts qui se manifeste. Une figuration désespérée. Ces enfants qu’il m’est arrivé de rencontrer ne peuvent plus être référés uniquement à un refoulement parental ou à une dépression parentale. C’est à les inscrire à nouveau dans l’ordre de la parole et de la dette qui est la priorité. C’est à leur permettre de séparer leur corps vivant d’un informe du cadavre (parents tués sous leurs yeux) autrement que par les auto-mutilations, les addictions, les sexualités erratiques. Les badigeons des ritualités anciennes et des artifices ancestraux glissent sur ces enfants sans les atteindre, sans plus les concerner. Mais ceci est déjà une autre histoire, une histoire on en peut plus atemporelle et surmoderne qui ne concerne plus en rien la moindre lecture ethnique de l’autre.

Enfin, la présence effrayante du virus du SIDA a joué un grand rôle dans les nouvelles configurations des rapports des mères et des enfants. Le SIDA é été une arme de guerre dans toute la région dite de l’Afrique des grands lacs, et en République Démocratique du Congo (ex Congo Belge). Les miliciens ougandais étaient recrutés sur le critère de leur séropositivité. Leur tâche étaient d’exterminer les hommes mais aussi de contaminer les femmes par les viols, de leur « donner la maladie » comme l’indiquaient les termes mêmes de la propagande. Le viol comme arme de guerre a causé une mortalité terrible de femmes et d’enfants. Celles qui en sont rescapées se retrouvent dans des positions intenables au plan des légitimités coutumières, violées, déshonorées, porteuses de mort, peu et mal soignées, elles ne sont que très rarement et très mal réinscrites dans le vie sociale antécédente. Souvent certaines se regroupent en association, certaines en ONG, visant à soutenir leurs compatriotes laissées dans la même condition qu’elles, et elles ont à cœur de développer des réseaux d’informations et d’entraide qui concernent aussi les jeunes filles, tant après la fin des hostilités (2004) l’ensemble des relations sexuelles dans ces régions semble être encore marquée par la crainte et la violence[5]. Il y a encore à rapporter les effets du VIH Sida auprès de jeunes filles vivant de prostitution plus ou moins occasionnelles dans la rue des mégapoles de l’Afrique de l’Ouest. Travaillant régulièrement avec les équipes du Samu Social Mali -ONG que j’ai en grande part fondée, sous la direction de Xavier Emmanuelli[6] en 2000 et 2001 avec l’aide de Guy Jehl, Clémentine Frémontier et Marine Quenin- je constate à quel point une jeune fille atteinte du Sida développe souvent, à la mort de son enfant infecté, une attitude paradoxale vis-à-vis des équipes sociales qui tiennent à s’occuper d’elle. Situation de « blocage », précise intelligemment Madame Gagnoua Sow, travailleuse sociale au Samu Social Mali, dans un mémoire fait tout récemment[7]. Elle désigne par cette expression une situation où la jeune a besoin d’un contact régulier avec l’équipe mais pour ne pas changer. Souvent la subjectivité ravagée se fige sur une position mélancolique persécutée qui fait que soit la jeune fille montre à l’équipe à quel point elle doit se laisser mourir, soit à quel point elle doit se venger de ce qu’elle a subi en faisant de sa séduction une arme de guerre et de son corps une arme de mort, contaminant dans sa folie mercenaire les clients du soir au matin. Seuls de longs entretiens avec ces femmes du Samu permettent à ces jeunes filles d’élaborer leur chagrin et de se restaurer par transfert une image de féminité possible. Reste alors tout le champ de la réinsertion dans une société souvent violente et méprisante vis-à-vis de telles malheureuses[8].

Au Mali, au RDC, j’ai pu avec d’autres chercheurs (dont Gaellanne Bourges, anthropologue et consultante « RDC » pour les Nations-Unies, Jaak le Roy, psychanalyste et anthropologue, Adelin N’Situ, pédopsychiatre à Kinshasa) assistent à l’éclosion de petites associations ou institutions. Elles sont fondées et dirigées par des femmes intelligentes et dévouées qui savent, à leur façon, au plus près des réels, faire bouger les préjugés et réhumaniser les liens entre sexuel et filiations, si rudement entamés par le VIH, la guerre et pire encore par la conjonction entre ces deux fléaux.

Le terrain d’un possible dialogue entre cliniciens et anthropologue se situe à un niveau épistémologique c'est-à-dire qu’il nécessite que soient formalisées les conditions de la production du savoir. Si ce pas ne s’accomplit pas, il est à prévoir et il est à craindre que l'ethnologie et la psychologie interculturelle clinique ne soit plus pensées que comme science d'approche de sujets issus de sociétés non dissoutes dans le système capitaliste. Ce qui est assez chimérique, voire dangereux.

De plus, un tel dialogue pourrait redonner chance aux ambitions, aujourd’hui malmenées, de la psychothérapie institutionnelle qui toujours a misé, dans le traitement institutionnel de la folie, sur la réhabilitation du sujet en tant qu’agent de la culture et producteur d’un social. Un tel pari, qui mise sur la consistance symbolique de la personne de l’aliénée a des connotations politiques flagrantes. Ces dernières se révèlent et peuvent s’articuler, surtout lorsqu’il s’agit de prendre en compte ce qu’affiche d’ambition et de projet politique la façon dont il est fait part ou non aux singularités des référents symboliques dans la prise en charge psychothérapeutique et sociothérapeutique de sujets jamais considérés pour autant comme des modèles achevés et stéréotypés de leur supposée culture d’origine. Ainsi, donner droit de cité à la langue maternelle, à l’histoire des violences et des dénis d’identité qui, collectivement, ont pu marqué l’existence de telle ou telle personne, dans sa rapport à la parole et à autrui, est une des fonctions les plus éminentes de l’institution soignante, ce qu’incarnait exemplairement le parcours d’un Fanon . Or, cette fonction est de plus en plus menacée par des impératifs gestionnaires auxquelles de trop nombreux psychiatres, réduits à une pauvre autorité médicale et administrative, se soumettent à l’aide souvent de la passive complicité de bien des psychologues « new age ». [9]

Olivier Douville

[1] Andras Zempléni (l'interprétation et la thérapie traditionnelles du désordre mental chez les Wolof et les Lebou (Sénégal), Thèse de 3ème cycle, 1968, 2 tomes.

[2] Olivier Douville, « Quelques remarques historiques et critiques sur l'ethnopsychiatrie ». Journée de l’Ecole de Ville Evrard (EVE) « Quand la folie parle une autre langue » http://ecoledevilleevrard.free.fr/, juin 2000

[3] Olivier Douville : « L’urgence, le trauma. A propos du travail clinique avec des enfants errants dans les rues de Bamako », Victimologie-Criminologie, Approches cliniques, Tome 5 « Situation d’urgence-situation de crise. Clinique du psychotraumatisme immédiat » (sous la dir. de François Lebigot et Philippe Bessolles), Nîmes, Champ Social éditions, 2005 : 103-112

[4] Olivier Douville : « Enfants sous la guerre in Pour une anthropologie clinique », à paraître chez Dunod.

[5] Olivier Douville, intervention au DIU« Abords des mineurs en danger dans la rue » Samu Social International, Universités de médecine Paris VI et Paris XII, 2009

[6] Président du Samu Social International

[7] Gaouagna Traoré Sow « Le blocage… comparaison Nord/Sud » mémoire de DIU, « Abords des mineurs en danger dans la rue » Samu Social International, Universités de médecine Paris VI et Paris XII, j2009

[8] Gaouagna Traoré Sow, op. cit.

[9] Olivier Douville « Clinique des altérités : enjeux et perspectives contemporaines », Psychanalystes, gourous et chamans en Inde (sous la dir de Patrick Bantman, Alain Deniau et Didier Sabatier), Paris, L’Harmattan, 2007 : 67-77