DE LA MUSIQUE ET DU MYTHE POUR CLAUDE LEVI-STRAUSS

Par Olivier Douville (Psychanalyste et anthropologue, Laboratoire CRPMS, Université de Paris 7, Directeur de publication de la revue Psychologie Clinique)

Un chant Cuna

Je prends départ d’un évènement dans un domaine que je connais un peu, qui est l’anthropologie, à propos d’un texte important de Claude Levi-Strauss, : L’efficacité symbolique (1949). Ce texte est très connu, du moins dans le monde des anthropologues mais peut-être un peu au-delà aussi. Et si le titre n’est pas encore tout à fait dans vos mémoires, il se peut qu’un des faits sur lequel il prend appui pour démontrer ce qu’est l’efficacité symbolique sur le corps vous soit déjà connu. De quoi s’agit-il ? D’un commentaire très précis que fait Lévi-Strauss d’une observation exceptionnelle par la richesse de ses détails que deux anthropologues, Nils M. Holmer et H. Wassen ont fait, en 1947, d’un dispositif visant à aider un accouchement. Dans une population indienne, les Cuna, une femme n’arrive pas à accoucher. Soit l’enfant veut rester dans son ventre, soit dans son ventre elle veut le garder mais, enfin, il ne sort pas. Alors, les sages-femmes du village font appel au service d’une femme qui dans le texte de Lévi-Strauss est appelé chamane et qui va procéder à une longue incantation. La version retranscrite de cette incantation occupe dix-huit pages découpées en cinq cent trente-cinq versets. Elle fut recueillie d’un vieil indien de son village par l’indien Cuna Guillermo Haya qui l’a transmis à Wassen. Que chante la chamane ? elle va raconter un récit, du moins c’est ce que soutient Lévi-Strauss. Un récit qui est à la fois, finalement comme tous les récits que nous allons récolter au lointain, à mi-chemin entre le mythe et l’épopée. C’est-à-dire que c’est à la fois un récit de victoire politique, quelqu’un peut arriver en maître dans un nouvel espace et je pense que là on entend à quel point c’est analogue avec la naissance et puis, un récit où les esprits se font la guerre. Ce récit dont le moteur est en quelque sorte l’évocation d’une naissance miraculeuse apaise quelque chose chez cette femme et l’enfant peut venir au monde.

La thèse lévi-straussienne comporte deux étages qui, peut-être, ne nous retiendront pas avec un égal intérêt. Le premier de ces étages explique que quelque soient les rationalisations que l’on peut donner pour justifier une pratique, il y a un efficace qui dépend du dispositif. Le deuxième étage va tenter de rendre compte de l’imposition du langage sur le corps. La thèse est là qui parle très aisément à notre imaginaire : si on précipite cette femme vers un monde de langage qui lui permette d’être hébergée dans des images qu’elle ne connaissait pas encore et bien, à ce moment-là, un certain registre des identifications se recompose, une certaine chaîne se remet en place et le corps est appareillé par ce nouveau langage. La cure consisterait alors, souligne Lévi-Strauss à proposer d’enserrer des affects dans un tissu de représentations pensables et acceptables. Le facteur psychique, tant collectif que singulier qui rend compte de cette articulation du code mythologique sur le corps et ses émois est définit comme étant « la croyance », laquelle est tout autant croyance dans le récit, force de projection et d’identification, que croyance dans l’efficacité du dire incantatoire. D’emblée une nuance s’impose. Si l’accouchée cède son enfant au monde c’est moins parce qu’elle comprend le récit que parce que son adhésion au dispositif de la tradi-praticienne lui offre la possibilité d’une expérience singulière où les dispositifs symboliques s’ordonnent et se rangent avec l’inconscient « psychosomatique » de la malade. La chamane suscite davantage une expérience qu’elle explique.

Venons-en maintenant à ce chant Cuna. Le chant Cuna est un chant traditionnel qui relate un combat entre deux sortes d’esprits protecteurs. Ceux qui œuvrent en faveur de la bonne santé de la parturiente et sont en conséquence les artisans possibles d’un heureux accouchement et Muu, qui est elle aussi une puissance protectrice mais quin a force de veiller sur le futur enfant, devient telle une pulsion avide. Elle refuse toute alliance avec les autres forces et, travaillant pour son propre profit, elle s’est aussi emparée de l’esprit de la future mère. Elle fige de la sorte tous les processus possible du « donner vie ». Le chant mythique touche directement au corps dans le sens où les défilés par lesquels les esprits arrivent à venir à bout de Muu évoquent directement les diverses étapes de la progression du fœtus à travers les voix génitales vers sa mise au jour. L’explication vient comme de surcroît, dans une rationalisation impliquant chacune (la parturiente et la chamane) dans un mode de pensée. Ces deux modes de pensées peuvent être asymptotiques et il est alors possible de parler de construction, ce qui éloigne toute réflexion sur le dispositif thérapeutique traditionnel d’une théorie close de l’influence ou du mimétisme inter-subjectif.L’efficacité se définit alors comme le fait que la suite des symboles prend au corps et en réorganise sa bonne marche. Analogie donc entre le code symbolique et les phénomènes somatiques. Le symbolique s’empare du corps qu’il imprègne et ordonne de sa logique. L’efficacité symbolique provient alors de la transmutation d’une telle analogie en homologie, bien que les lois de transformation du matériel symbolique en bâti somatique soient postulées mais ni établies. Que la modification du système symbolique puisse agir sur l’ordonnancement somatique est une simple postulation Était-ce l’enjeu de l’article de C. Lévi-Strauss ? sans doute pas. Et si nous osons l’hypothèse que c’est dans et par l’analyse du fait musical que l’anthropologue poursuit une telle ambition, nous ne saurions pour autant ranger sous une telle rêverie l’impact de cette fameuse « efficacité symbolique ». Pour Lévi-Strauss ce qui prime est d’établir que tout système symbolique est riche d’une efficacité qui est largement indépendante de ce que disent de ce système des théories locales ou des techniques qui s’y déplient.

Or, bien des années après, en 1955, un anthropologue du nom de Michel Perrin a voulu situer ce que disaient les Cuna qui faisaient le même métier que cette femme chamane. C’est important car qui prend en considération beaucoup de collectes des livres d’ethnographies surtout dans le domaine français, il est très rare qu’il puisse entende la langue des peuples chez lesquels l’anthropologue s’est rendu. C’est par la suite en raison d’un certain intérêt, une certaine inquiétude qu’avait l’ethnographie pour tenter non pas simplement d’observer le lointain, mais de donner un abri à ce qui dans le lointain risquait de disparaître, que certains ethnologues se sont davantage intéressés à ramener dans les filets de la collecte ethnographique la sonorité des langages parlés sur ces terrains. Or, quelle est la découverte de Perrin ? C’est que cette femme chamane, parlait une langue ésotérique totalement inaccessible au profane, une langue peut-être ancienne, enfouie, antique, mais que cette patiente n’était pas en mesure de comprendre, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’était pas en mesure de l’entendre. Et donc, que la thèse un peu trop psychologique que l’on trouve sous la plume de Lévi-Straus –un peu trop psychologique mais c’est aussi parce que Lévi-Strauss s’intéresse à autre chose- énoncerait tout de même qu’une explication qui propulse le sujet vers l’idéal a des effets profonds dans ce qui, dans son corps, peut s’ouvrir ou se fermer. On raconte finalement un mythe d’ouverture héroïque et le corps de la parturiente va s’ouvrir et l’enfant va sortir ; eh bien, ce n’est pas ça qui fonctionnait. Evidemment, on alors peut se dire, Lévi-Strauss s’est trompé et puis être tout content, puisque nous sommes à une époque où nous en avons assez d’avoir une dette vis-à-vis des grands esprits. Assez d’avoir une dette vis-à-vis de Freud, de Lacan, de Lévi-Strauss. Mais, ça ce n’est pas une démarche rigoureuse. Une démarche rigoureuse se tiendrait plutôt à considérer l’hypothèse suivante : à partir du moment où c’est la chaîne signifiante qui fonctionne et pas l’articulation plausible pour le moi des signifiés, alors est-ce le texte de Lévi-Strauss qui chute et par là-même comme dans un effet de dominos, la totalité de son œuvre, ou pas ? Eh bien non. Il se trouve que l’apport d’informations qu’a donné Michel Perrin et qui n’a eu un effet qu’auprès de ceux des anthropologues qui sont psychanalystes, cet apport ne bouleverse pas le modèle structural. Il le précise en cela qu’il nous le fait bien plus entendre du côté de Jakobson que du côté de Saussure, tant il met l’accent sur cet effet du signifiant sur le corps. En d’autres termes, il n’y a absolument aucune raison de considérer que le structuralisme de Lévi-Strauss s’en sort affaiblit, bien au contraire.

Trois formes de langage

Nous savons que Lévi-Strauss désignait trois régimes du langage :

-le langage tel que nous le parlons qui pourrait être décrit, d’une part, par le palier saussurien, signifiant/signifié, puis certainement plus par le palier de Jakobson métaphore/métonymie,

-le langage mytho-poétique où il y a une alliance entre les mots et les choses, donc un langage qui a son efficace,

-et le langage musical.

Et toute l’œuvre de Lévi-Strauss -voyez comme c’est net dans le final de L’homme nu- , nous indique que ce qui est important dans nos mythes, dans nos mythologies, c’est beaucoup moins le récit que le système de musicalité qui fait apparaître, converger, ou s’éloigner, disparaître et réapparaître des antagonismes. Je vous rappelle que pour Lévi-Strauss, un mythe ce n’est pas un récit, ce n’est pas un conte à la Perrault ou à la Grimm, non, un mythe c’est une batterie qui met au plus loin possible deux éléments d’un couple antagoniste et qui va faire se surajouter, maintenant l’écart, des contradictions secondaires. Je donne l’exemple suivant. Nous maintenons un écart maximal entre le mort et le vif. Nous peuplons cet écart maximal d’une opposition entre, par exemple, le guerrier et le chef de terre. Celui qui donne la mort ou qui la reçoit et celui qui s’occupe des morts mais qui est protégé y compris par les ennemis. Nous mettons, pour peupler un peu cet espace laissé vacant par cette contradiction secondaire, par exemple l’opposition entre le chasseur et l’agriculteur, etc… Le mythe c’est une façon d’orchestrer des couples d’opposés. Mais le mythe ne se raconte pas comme le racontent les anthropologues, comme le racontent aussi les spécialistes des Sciences de l’Homme. Lorsque nous écrivons un mythe, nous sommes en train de renfermer dans la besace académique une voix qu’on a fait taire. Le mythe c’est une certaine façon de prosodier ces contradictions, de leur donner corps, de les mettre en scène et le rite n’est pas non plus une pantomime, c’est une pantomime qui nécessite un habitacle sonore, peut-être musicale. En tout cas, il n’y a pas de possibilité d’évoquer un mythe par le rite, sans qu’un substrat sonore, ne vienne ici donner à cette parole quelque chose d’une résonance au-delà de ce qu’elle signifie.

Du mythopétique

Pourquoi partir de cela ? Parce que le texte de Lévi-Strauss pose des questions redoutables pour les cliniciens. Certes, il ne s’agit pas de considérer qu’il suffirait d’entendre dans n’importe quelles conditions une succession de signifiants pour s’en trouver saisi. Il y a là un dispositif, où, au moins chacun des deux protagonistes est renvoyé à une autre scène. Qu’est-ce que la chamane ? Qu’est-ce que le chamane ? De façon générale, et très particulièrement dans cette société dont parle Lévi-Strauss bien, c’est un sujet qui n’a pas besoin d’être initié pour faire valoir la parole des morts. Or, la plupart du temps, cette parole des morts, loin d’apparaître d’emblée, y compris dans ce que dit le chaman, comme une parole articulée, une espèce de petite annonce : « ancêtre maltraité recherche village compatissant pour faire sacrifice », ce n’est pas ça. La parole des morts, c’est exactement comme les balbutiements qui pouvaient sortir de la bouche de la Pythie, là où elle se tenait proche de la faille où Python avait été tué. La parole des morts, c’est un espèce de murmure qui rappelle la violence, qui rappelle le meurtre mais qui ne s’articule pas dans un langage univoque. Le bruit du chamane, la parole du chamane, c’est une façon de tumulte faite d’équivoque qui doit être livrée à l’interprétation. Et l’interprétation n’est pas le fait du chamane. C’est quelque chose de tout à fait conséquent.

Chacun des deux protagonistes est renvoyé à ses autres. Pour le chamane, la voix des morts qui ne se sont pas tus et pour la parturiente, et bien cet autre à venir, pour le moment, tout cela est illocalisable dans un mythe qui opposerait la vie à la mort. C’est-à-dire, que par exemple, elle peut tout à fait considérer que son ventre est la sépulture d’un ancêtre qui insiste à rester dans cette sépulture comme j’ai pu entendre, lorsque j’ai fait mes premiers travaux d’anthropologie clinique à Dakar, des femmes qui après leur accouchement déliraient en disant que leur vrai enfant était resté dans leur ventre et que c’était peut-être l’ancêtre qui était dans la tombe de leur ventre. Vous imaginez la mélancolie de ces jeunes personnes.

Donc, la voix du chamane a des effets, non pas parce qu’elle exalterait le corps de la patiente mais parce que, d’une certaine façon, elle en fait taire les bruissements, parce que d’une certaine façon, elle ne fait plus de ce corps, la seule caisse de résonance du monde. Elle réintègre un réel à mesure qu’elle invente une spatialisation des sources. Il y a une autre source de la voix, qui est la voix de la chamane et cette voix dès qu’elle est à la fois source et bain possède des effets d’expansion et de rétraction. Peut-on alors imaginer qu’il y aurait une incorporation de cette forme d’alternance de rythme signifiant ? Oui, mais à une condition, c’est que le corps de cette patiente, soit, en quelque sorte, gagné par un silence. Il se joue, entre cette patiente et cette chamane, non pas une lutte d’un tintamarre contre un tintamarre, ou d’un vacarme contre un vacarme, mais plus exactement le don d’un silence qui ne fait pas gouffre. Nous touchons là à une question redoutable que ne peut manquer de rencontrer la démarche structurale. Si le dualisme structuraliste vient écrire et décrire des ensembles de fonctions et de relations marquées par les écritures possibles de combinatoires reposant sur des oppositions binaires, la voix,elle , médium princeps de cette efficacité symbolique ne s’écrit pas. Par rapport à l’écriture, elle sera toujours dans une dimension tierce. L’écriture du mythe et de ses oppositions est une écriture qui, pour des raisons de logique, décolle du corps et du corps de la voix – du grain de la voix si vous préférez.

Donc, c’est sur ce fond de don de silence que le corps va s’absenter de sa résonnance première. Il y a bien là un don de langage qui n’est pas un don de sens qui l’excède et qui est un don d’une espèce de matière corporelle qui l’engage, c’est à dire un miroir sonore. Mais là où nous nous égarerions un peu, peut-être, ce serait à considérer le terme de miroir dans la matérialité de sa réalité optique, à savoir ce qui renvoie une image.

Lorsque nous parlons d’image sonore, ou de miroir sonore, on pourrait entendre quelque chose qui serait comme une régression. Mais peut-être s’agit-il au fond d’une progression. Il y aurait dans cet exemple de Lévi-Strauss comme dans d’autres cas cliniques que je vais rapporter et qui se rattacheraient, pour le dire assez rapidement, à des sorties de mélancolies dites délirantes, une possibilité pour le sujet, de se réarticuler sur une présence du don de la langue, peut-être est-ce que nous pourrions préciser cette affaire là en parlant avec Lacan de « lalangue »( ce qui s’écrit alors en un seul mot). Précisons, la langue sur laquelle des mélancoliques prennent appui est celle a pu leur donner un silence vivant, un silence qui permet de lire et de lier la voix, qui est la condition d’une attente point trop anxieuse pour un interlocuteur à venir. Ce don de silence qui est l’autre face de la langue les soigne de cette situation térébrante dans laquelle ils ne sont que trop, à savoir d’être prisonniers d’un cri muet et tant dépourvu d’adresse qu’il enfle dans toutes les directions de l’espace.

Revenons alors aux trois langages décrits par C. Lévi-Strauss. Le langage courant, nous ne nous y attarderons pas. C’est celui que la distinction du signifiant et du signifié, puis celle de la métpahore et de la métonymie décrivent, par une « barre », puis par un système d’axes. La notion d’arbitraire y prédomine. Lévi-Strauss invente deux franchissements de ces dualismes – à reprendre ici une expression de Marcel Drach.

Le mythe bricole, il n’est pas que récit. Il compose avec des signes qui sont des bricolages de signifiants. Le signe ici ne se réduit pas à sa formule saussurienne. Point complètement arbitraire il est le résultat d’un collage qui raboute l’expérience sensible et sensorielle à des concepts. Le mythe se comprend alors plus par rapport à la parole que par rapport à un écrit. Et c’est bien la structure de cette parole, peu son effectuation, qui va retenir l’anthropologue. Car autrement qu’une simple narration, le mythe condense et organise les processus et les stratégies qui permettent aux humains et aux sociétés de fabriquer de l’antinomie et du distinctif, de contrer l’indifférencié qui tente de détruire et de ramener à la paix délétère d’un éternel sans-commencement. Le mythe s’il explique la précision du langage, l’expose surtout et convoque à cet égard chacun à vivre l’expérience de la puissance de nomination. Si le mythe séduit la parole et la capte aussi, c’est bien qu’il ouvre ainsi à la possibilité d’un espace rituel et sacrificiel, il sera surtout déconstruit dans son anatomie comme une batterie signifiante dont le but est de maintenir le plus éloigné possible, le plus distinct des antinomies.

La médiation, toutefois ne serait ni complète ni efficace s’il ne s’agissait que de faire se succéder des opposés binaires. Et Lévi-Strauss précise qu’à chaque étage de ses processus de médiation, la pensée mythique substitue, à une opposition première donnée, non pas une opposition secondaire et plus faible, mais une triade formée d’une telle opposition à quoi s’ajoute un terme médian. Voilà pourquoi, entre la vie et la mort, la pensée Pueblo intercale une première triade composée de l’opposition « agriculture » et « guerre » et du terme médian qu’est la « chasse ». La pensée pueblo, tout comme la pensée grecque pense la vie humaine à l’instar de la vie végétale : une émergence hors de la terre, l’agriculture célèbre la naissance par émergence, elle est source de nourriture donc de vie. Mais elle n’est que saisonnière et toute alternance rappelle l’alternance de la vie et de la mort et la récolte des semailles est le geste inverse que font ces humains qui inhument leurs morts. Entre vie et mort, l’agriculture et la guerre se posent, travaillent l’un avec l’autre et l’un contre l’autre. Cette fragile paire médiatrice, qui rajoute un fil symbolique analogique à deux bouts de réels, doit elle même se retrouver relier à une autre contrainte symbolique. Entre ces deux opposés mineurs, un troisième terme : la chasse. Un terme intermédiaire, donc qui participe de l’un et de l’autre des deux pôles, car la chasse détruit et apporte la vie.

Autrement dit, le surgissement d’une doctrine explicite du mythe a modifié la relation que l’anthropologie a entretenu avec la régime de l’opposition et de la négation. Rien n’est à tout jamais fixé de ce qui serait une opposition majeure en contraste avec une opposition mineure. En même temps que le signe mythopétique est non arbitraire mais motivé par ce jeu de liaisons entre expérience et concept décrit plus haut.La structure d’ordre du mythe désigne un champ sémantique qui reste un couple d’opposition ou le corps est en jeu. Par exemple les couples fondamentaux de l’ouvert ou du fermé, de la conjonction ou de la disjonction. Le mythe écrit une formule du corps qui résulte non de ce que le mythe décrit (nous ne sommes pas avec la sympathique et vaine psychanalyse du conte de fée) mais de la mutiplicité des codes qu’il utilise et qu’il fait embrayer les uns sur les autres.

La parole s’oppose à son abolition, le mythe conjure par l’indifférencié mais il le fait par des oppositions qui peuvent se rabattre les unes sur les autres en des points de catastrophes.

Chaque structure semble alors être hantée par une violence qu’elle conjure mais qui vit sourdement. Aussi est-ce bien la dissymétrie et l’instable qui sert de pivot à Lévi-Strauss dans nombre de ces recherches. Et le mythe tisse le chemin impérieux qui va du monde au corps et du corps à la représentation, tout en s’ordonnant en une tapisserie précise, fragile, que la voix doit innerver, dont elle est la sève et le garant. La voix est l’eau douce qui irrigue les canaux formels de la logique mythopétique Qu’est- alors cette logique ? Qu’est alors la tentative d’écriture de Lévi-Strauss, si ce n’est une tentative d’écrire, de formaliser et de topologiser ce qui ne cesse pas de ne pas s’instituer manifestement, un réel, une voix, une dimension supplémentaire.

Du mythopétique au langage musical

Si la voix ne s’écrit pas, la musique, elle, fut pour Lévi-Strauss le modèle même de cette dissymétrie solidaire et contrariée entre ce qui se formalise au plus et ce qui ne cesse de ne pas s’écrire. La dimension cachée de l’analyse structurelle, cette découverte fondamentale que, cherchant à écrire son monde dans la violence d’une opposition binaire, l’homme fait jouer sous les contrastes linéaires la torsion d’une tierce dimension, rejoint alors la musique même de la structure. Le projet est clairement annoncé dans les Mythologiques où il s’agit de traiter les séquences de chaque mythe comme les parties instrumentales d’une symphonie. Là aussi, il bien question de langage musical, d’une anatomie donc. La musique (non sérielle, non dodécaphonique, nous y reviendrons) renvoie à ce point du mythe où les deux axes de la diachronie et de la synchronie s’embrayent l’un sur l’autre (à la différence du langage ordinaire). La diachronie renvoie au déroulement temporel de l’œuvre et la synchronie désigne les superpositions harmoniques qui lui donnent sa teinte. Reste que le découpage de ce segment musical du mythe qu’est cette grosse unité du mythème (condensant un paquet de relation entre corps et représentation) ne se fait qu’empiriquement, par essais et par erreurs et non selon un modèle prédictif de procédures reproductibles d’isolement d’unités, comme le fait la phonologie. La démarche de l’anthropologue reste très analogique. Et dynamique aussi tant il voit dans l’analyse structurale de la musique (qui, pour lui, commence et presque s’achève à Rameau) ce qui rend au mieux compte des lois de transformation du mythe. Seules ces lois de transformations venant unifier et la série des mythes qui se renversent les uns dans les autres et la série des œuvres musicales qui importent à Lévi-Strauss - dont on notera qu’il ne s’est jamais intéressée à l’ethnomusicologie et pour qui, seules une période finie de l’histoire de la musique occidentale offrait à la lecture d’une analyse structurale des mythologies. Mais une telle analyse a un prix, ou disons le de plus neutre façon, une limite. Qui est bien celle de faire de la musique un récit. A cet égard le Boléro de Ravel est analysé comme une histoire allant se complexifiant et appelant son dénouement. Rien ici qui soit infondé ni trop réducteur. Rien qui, non plus, fasse décisivement avancer l’analyse musicologique, non plus. Seul os dans ce système, seul poisson rebelle à sa prise dans un tel filet : la musique contemporaine, et sérielle tout particulièrement. L’ « Ouverture » du livre, Le Cru et le Cuit, contenait même une attaque virulente contre ces nouveaux courants. Nous étions en 1964 et la surprise et la déception plus encore furent grandes chez ces créateurs d’avant-garde voyaient tenues en piètre estime leurs créations par un théoricien que l’épopée structuraliste considérait comme la plus exemplaire de ses figures de proue. Comment expliquer un tel divorce ? Lévi-Strauss reprochait aux sérialistes de promouvoir une musique sans grammaire générale et de s’en contenter. Ces compositeurs selon lui avait fait la coupable économie d’un infra-code, d’un ordre naturel. C’était sans doute trop juger l’évolution de l’art contemporain à la seule lumière d’un Rameau dont, pourtant, le moins qu’on en puisse dire est que l’ensemble de ses efforts pour établir les bases naturelles du système tonal était aussi impressionnant qu’il se révélait poussif et mal concluant. Le malentendu provenait de là et c’est là qu’il gisait. Ce qui serait une simple anecdote de peu de poids maintenant, à moins qu’il ne surgisse quelques révisionnistes brandissant Le Cru et le Cuit pour descendre en flamme l’homme et l’œuvre – sport sans risque et plus que salissant très en vogue de nos jours, n’en éclaire pas moins l’idée que l’anthropologue se faisait de la musique. Un langage qui embraye un code symbolique sur un code émotionnel. Aussi peut-on penser que c’est bien moins par ces propres écrits sur les musiques occidentales qu’il aimait en connaisseur averti que par une théorie générale du son et du sens relativement au mythe que le Lévi-Strauss musicien nous est actuel et accessible. Le mythe, entendu et non plus seulement formalisé, comme une suite codés en son au lieu de mots – selon la belle expression que contient le « Finale » de L’Homme nu- trouve alors à se réaliser en un formidable appel au corps. Façon de reprendre, de réentendre peut-être ce que Lévi-Strauss et nous, avec lui, aurions pu imaginer de ce chant Cuna qui en fit accoucher plus d’une et plus d’un.

Références

Claude Lévi-Strauss,

« L’efficacité symbolique » (1949) in Anthropologie Structruale –1-, Paris, plon, 1958

Le Cru et le Cuit, Paris, Plon, 1964

L’Homme Nu, Paris, Plon, 1971