De la mélancolie dans la psychiatrie classique : enjeu des débats

Par Olivier Douville*

Introduction

Ce qui menace de nos jours la clinique du sujet ce n’est pas la science et son exigence de rigueur, mais l’utilisation autoritaire et scientiste de la science. Une telle imposition réclame et instille l’amnésie pour nous séduire ou nous intimider, elle nous coupe de notre histoire. Refusons donc l’amnésie programmée.

Aujourd’hui, le terme de bipolaire, réputé, populaire et médiatique, semble réduire à peu tout autre clinique des affects ; amphigourique, confus, replet, il ramasse tous les tableaux soucieux de décrire l’humeur perturbée, les émois contrastés et les affections agitées. S’y donne jour une façon de ridiculisation, plus que de radicalisation, de la clinique des passions, alors résumées aux troubles de l’humeur. C’est dans de tels rets que peuvent se trouver stigmatisées et médicalisées nos peines et nos joies quotidiennes.

Ne s’accommodant pas d’une telle réduction de l’affect à une humeur et du réglage sommaire de celle-ci sur une psychologie molle de l’émotion, des mots semblent encore résister, tenir le coup, avec le prestige que leur donne la longue durée. Ils auraient, pour ainsi dire, la peau dure. Le terme de « mélancolie » est bien un de ceux-là. Sa prégnance, qui remonte au moins au Ve siècle avant Jésus-Christ, ne peut cependant trop impressionner. Un goût certain et de bon ton pour la continuité des formes verbales ne peut nous servir de seul viatique, tant le sens de ce terme de mélancolie est devenu profus et mouvant. Voyageons donc avec lui.

La mélancolie est un drôle de nom qu’on ne peut saisir, en raison de l’excès même de sens qui s’y condense. Y voit-on une maladie que, tout de suite, elle se précise aussi, cette maladie, comme une disposition généreuse et exigeante, un fond de l’être qui pousse à la création, torture, puis exalte le génie. En voulons-nous isoler les variétés morbides les plus impressionnantes, tels ces délires par quoi se nie la jonction du corporel et de l’organique, et s’imposent alors le fatum mélancolique qui voue le malade à la fascination douloureuse pour l’immonde ou l’informe, mais, aussi et encore, les penchants que le mélancolique réserve à l’objet esthétique d’exception qu’il traque et cultive, récupère et se réserve et dont son monde, ayant ainsi trouvé sa clef de voûte, s’en fait l’étau et l’écrin.

État douloureux et exalté, propre à la condition humaine, la mélancolie est aussi le nom de la flèche plantée par le philosophe, ultérieurement par le théologien, dans le corps de la médecine. Désastre injuste ou condition nécessaire, la mélancolie pousse à la néantisation comme elle incite à l’œuvre.

Déçue ou dégoûtée par les facticités et le semblant, dolente et caustique, méditative, ressentant au plus vif toutes les variations sur la finitude humaine que lui démontrent et inflige chaque période tourmentée de l’histoire, le mélancolique humaniste de la Renaissance médite l’univers historique, moral et culturel qui est le sien ; il s’en fait l’anatomiste, le compilateur désabusé, ironique et tenace. Burton est témoin des nouveaux tourments de l’âme après que Mercator ait mis la sphère terrestre à plat et que de Cues et Copernic l’aient fait rouler dans l’infini, après que Vésale ait cartographié et arpenté les os, la chair et les viscères de la matière corporelle et qu’enfin, les guerres et les Inquisitions, les réformes, hérésies et contre-réformes aient fait couler le sang, un peu partout, en Europe. Quand le corps ne se rassemble plus dans une forme établie, ou dans un ordre atemporel, alors la pensée rejaillit, l’œuvre esthétique invente des rythmes inattendus et des contours et des perspectives sans précédent, et la mélancolie réapparaît, compagne fidèle, exaltée ou angoissée de telles mutations affectant les appariements conventionnels de nos symboles, de nos images et de nos catastrophes [1].

Mais les Grecs, déjà. Il suffit d’écrire ou de prononcer le mot de mélancolie pour que soient là, présents, tous ou presque, ces antiques médecins-philosophes. Il ne sert plus à grand-chose de préciser encore que le mot « mélancolie » vient, étymologiquement de « bile noire ». Car enfin, pourquoi cette théorie des humeurs ? Sommes-nous tout rivés avec Hippocrate et Aristote à une médecine posant son magister sur un corps compris comme un cadavre, un corpus ? Tout objecte à une telle simplification fâcheuse.

Les quatre humeurs : le sang, le phlegme, la bile rouge, la bile noire. Aucune d’entre elles, bien évidemment, n’est pathologique en elle-même. Elles migrent, toutes quatre, dans le corps, elles peuvent se transmuer les unes dans les autres, leur quantité est instable, leurs équilibres précaires. Un résidu mal convertible, pesant, et voilà que se déclenche alors de la mélancolie lorsque la bile noire est en jeu, ou encore de la manie, nous dit Celse, lorsque le phlegme à son tour est en excès ou en défaut. Les humeurs sont, de plus, reliées aux éléments et à des qualités sensibles contrastées, telles celles du chaud, du froid, du sec, de l’humide[2]. Campons-nous enfin en plein matérialisme pris dans l’exigeant filet du logos, loin des mythes et des Dieux, la science et la philosophie sont-elles enfin exilées de ce monde surnaturel dont rêve le Parnasse et que surplombe l’Olympe ? Pas si vite ! Les philosophes, souligne Vernant[3], n’ont fait que reprendre ce que l’abstraction croissante du religieux, celle que leur offrait la grande simplification spirituelle mycénienne. La physique ionienne dont découle la théorie des humeurs n’est pas encore une science, elle ne fait aucune place aux procédures expérimentales[4]. La question qui l’anime est toute de métaphysique tissée, et elle tente de comprendre comment un monde a-t-il pu émerger du chaos, vaincre une nostalgie pour ce chaos et prendre goût à sa propre persistance ? Comment donc il ne s’est pas abîmé dans une ruine mélancolique et tient à faire connaître ses splendeurs, telle est la question qui fait jointure entre la métaphysique et la physique. En effet, la physique grecque de laquelle est directement issue la médecine des humeurs est une transposition de la métaphysique dans l’observation de la nature, non une rupture avec elle. De même, la médecine grecque, si elle s’exprime en invoquant des causes naturelles, n’opère pas une césure brutale d’avec la Métaphysique, et cela est vrai même chez Aristote, qui fut trop artificiellement opposé au Platon du Phèdre[5]. Avec Hippocrate, si c’est à chaque fois une liste de signes qui est présenté à l’étudiant et au médecin, cette liste contient des informations importantes sur les facultés psychologiques mais la médecine ne va en aucun cas isoler ce que nous nommerions des maladies « mentales ». La gamme des observations, la collection de signes est large qui engagent plus une philosophie qu’une médecine de l’âme à proprement parler. Ce que nous nommons connaissance est pour les Anciens une disposition de l’âme, un sens de l’âme (la gnomè), qui voisine avec les cinq sens, et peut, tout comme la vue, l’ouïe, le tact, le goût et l’odorat, être affecté par une anesthésie.

Le génie, le passionné, le mélancolique : tels sont les trois états de l’âme qui nous viennent de l’Antiquité. Ce trio canonique a pu traverser les siècles, non sans connaître des bouleversements et des condamnations[6]. Cette surprenante triade se présenta encore comme un modèle et une énigme aux fondateurs de la psychiatrie dite classique. Ce moment de notre histoire fera le corps de cet article.

La mélancolie chez Pinel et Esquirol

Dès 1799, Philippe Pinel fait le choix d’une théorie stoïcienne qui attribue aux passions l’origine des folies, et il prend pour cela grandement appui sur les textes de Cicéron, notamment les Tusculanes ou ceux, antérieurs, de Chrysippe de Soles. Toutefois, si pour l’école stoïque on lutte contre les passions par des exercices moraux visant à les réduire à peu, Pinel pense la thérapeutique d’une tout autre façon en préconisant de faire jouer les passions les unes contre les autres, en les contrebalançant et il procède également à une simplification de l’héritage moral des stoïques en annexant les passions aux troubles du jugement.

Il publie, lors de l’an V de la Révolution française[7], une nosographie établie sur le modèle des classifications botaniques de Linné ou Jussieu au sein de laquelle il avait regroupé des maladies mentales marquées par un excès de retentissement affectif, allant jusqu’au risque d’un délire généralisé, soit la mélancolie et la manie. Il définit, par la suite, dans une édition de Traité médico-philosophique datée de 1809, la mélancolie comme un délire partiel centré sur un seul objet, et fait de la manie qui, selon ses observations, suit les périodes de mélancolie, une extension du délire, soit un délire généralisé. Cette dernière, enfin, peut évoluer vers une manie furieuse, défaite de son armature délirante.

Citons-le : « La manie, espèce d’aliénation la plus fréquente, se distingue par une excitation nerveuse, ou une agitation extrême portée quelquefois jusqu’à la fureur, et par un délire général plus ou moins marqué, quelquefois avec les jugements les plus extravagants, ou même un bouleversement entier de toutes les opérations de l’entendement[8] ».

On remarquera à la lecture du Traité médico-philosophique, et tout au long de ses différentes éditions, que Pinel ne définit par précisément ce qu’il désigne par délire et reconduisant les conceptions classiques de la médecine de son temps qui y voit extravagance et fausseté du jugement. Ensuite, la généralisation de ce délire, dans le cas des manies, ne se traduit pas par une exaltation de l’humeur, mais par une violence qui trouvera son acmé dans le cas de la manie sans délire, violente, furieuse, d’un emportement sans fin et dangereuse parfois jusqu’à l’homicide.

Le Traité médico-philosophique met l’accent sur la manie, que sa première édition mentionne dans son titre même. À l’inverse, la mélancolie est une passion qui concentre tout l’intérêt du patient, qui l’enferme en lui-même. Reclus en mélancolie, les malades « restent enfermés dans un silence obstiné de plusieurs années, sans laisser pénétrer le secret de leurs pensées…[9] ». La mélancolie non seulement s’oppose à la manie, mais encore revêt-elle une double forme, à la « bouffissure d’orgueil[10] » des uns s’oppose le désespoir, l’« abattement le plus pusillanime[11] ».

La nosologie proposée par Pinel est alors tripartite, conforme à ce qu’énonçait déjà l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : elle distingue un couple que nous nommerions par facilité « bipolaire » où s’opposé la mélancolie tenue pour un délire partiel orienté vers un seul objet à la manie qui lui fait suite et généralise le délire, quand elle ne se simplifie pas en « fureur ». Se retrouve ici une des grandes thématiques des Tsuculanes de Cicéron qui joue un peu sur les mots entre « la fureur maniaque » et les maux causées par les Furies. Viennent ensuite la démence et l’idiotisme qui sont des affaiblissements considérables de l’entendement, soit par perte, soit par naissance. On doit encore à Pinel la généralisation du terme d’aliénation mentale, exact corollaire de la théorie des passions et de la préconisation du traitement moral entendu comme commerce thérapeutique avec le sujet aliéné, privé de la liberté de la raison.

L’étiologie suppose en effet des passions sur le corps et envisage le retentissement de tels effets sur la vie psychique. Ainsi, l’étiologie par la passion fait place à une étiologie seconde organique, dans la mesure où les passions affectent, par sympathie, la mécanique des viscères du bas-ventre (idée communément établie au XVIIIe siècle par les savants et les profanes), et que ce retentissement va par la suite exercer son influence sur le cerveau, lui causant des lésions. Ne nous y trompons pas, sous l’apparence d’une stricte obédience pour les modules antiques, Pinel innove, il récuse toute partition entre le corps et l’âme, il n’est pas limité au médecin de s’occuper du seul corps lorsqu’il reviendrait au philosophe de prendre soin des douleurs de l’âme. Le « médecin-philosophe », parce qu’il conjugue et condense les deux postures, est à même de postuler une unité psychophysique qu’on chercherait en vain chez les stoïciens et leurs élèves. D’où, souligne Gladys Swain, « la visée qui surgit tout entier dans l’élément du rapport de parole[12] ». Pinel, se démarquant de façon très nette des thèses de Locke ou de Kant, situe la folie comme une force de contradiction s’exerçant sur les pouvoirs de la raison et contrariant son règne, mais non comme une abolition pure et simple de cette dernière. Hegel lui rendra hommage sur ce point dans son Encyclopédie des sciences philosophiques, parue en 1817, en soulignant, par le biais d’un raisonnement prônant le parallèle psycho-physique, que : « Le véritable traitement psychique se tient fermement au point de vue selon lequel la folie n’est pas une perte abstraite de la raison, laquelle se trouve encore présente, de même que la maladie physique n’est pas une perte abstraite, c’est-à-dire totale de la santé (pareille serait la mort), mais une contradiction dans cette dernière. Ce traitement humain… présuppose que le malade est un être raisonnable, et c’est là qu’il trouve le solide point d’appui pour le saisir sous cet aspect… ».

En Angleterre, Alexander Crichton[13] (cité par Pinel), Vincenzo Chiarugi[14] en Italie et Johan Christian Reil [15] en Allemagne suivent, en dignes enfants des Lumières, une voie à peu près similaire à celle empruntée par Pinel, lequel, s’il est un pionnier, n’en est pas moins exemplaire d’une préoccupation humaniste dans le traitement de la folie qu’on voit s’exprimer ailleurs et précédemment, en particulier chez Joseph Daquin [16].

Le traitement moral ainsi établi ne va pas sans un paradoxe qui n’est rien de moins que celui de la responsabilité du sujet. Un raisonnement trop directement stoïcien mènerait rapidement à la conclusion suivante : si la folie est la marque de la passion exacerbée, et si nous sommes des sujets responsables de nos passions, alors serions-nous responsables de nos folies ? À un tel raisonnement ni Pinel ni, peu après, Jean-Etienne Esquirol ne vont souscrire. La partie thérapeutique engagée avec l’aliéné est plus subtile et davantage malaisée. On ne soigne pas à coups de persuasions, de raisonnement et de sophismes. Si l’un comme l’autre, et avec eux les aliénistes déjà cités dans cet article, refusent que toute la présence d’esprit et la capacité de raisonnement soient abolies chez leurs malades, encore refusent-ils l’idée d’un sujet qui serait fou d’avoir fait le choix de sa folie et resterait le maître d’une telle décision[17]. Très rapidement ce qui restera du traitement moral se réduira à un exercice, point toujours des plus doux, de l’autorité. Le traitement moral dans l’asile (douches très froides, bains surprises…) s’éloignera de plus en plus du colloque stoïque et de la conversation philosophique.

Esquirol reprend à Pinel cette thèse qui voit en la mélancolie le nom d’une passion et non celui d’une humeur. En 1805, il publie une thèse sur les passions. Il suit également les principes pinéliens qui exigent qu’un dialogue soit possible avec l’insensé, en effet, selon lui, la folie n’annule pas le sujet, c’est au contraire avec et grâce à sa folie que l’aliéné conserve un rapport avec l’espace et le temps, même si c’est psychiquement une solution coûteuse, qui, continûment, menace l’être psychique de l’aliéné. Pour lui comme pour son illustre prédécesseur, la folie ne résume pas l’individualité morale et ne tient donc pas au tout de cette individualité. Parler avec l’aliéné, ce n’est pas alors, tout comme le soulignait Pinel, s’entretenir avec la réputée partie raisonnable (on dira en termes plus contemporains, violemment récusés par Lacan, « la partie saine du moi »). C’est bien ouvrir un espace de doute, permettre un suspens dans la certitude délirante, offrir un répit, tenir un juste milieu, bien improbable, entre deux types de séduction : séduire par le calme privilège de la raison, séduire en s’alignant sur la déraison même de l’aliéné. Le fou n’est pas exclu de l’échange et pourtant la folie est bien le nom de ce qui le rend absent à l’échange. Aussi les deux termes de traitement moral et la notion à venir de monomanie, désignant le résidu passionnel intraitable vivant au cœur du délire mélancolique et de la fureur maniaque, vont-ils de pair. La persistance monomaniaque est alors ce que le traitement moral doit le plus prendre en charge en même temps qu’elle constitue l’obstacle majeur à tout traitement moral.

Esquirol tente de reprendre, à nouveaux frais, le problème de la mélancolie. Ce sera un échec. Refusant ce terme de mélancolie, qui toujours fait pont entre le langage médical et le discours ordinaire, le dénonçant comme trop familier aux poètes et aux mondains, trop répandu donc dans l’opinion, il va élire le terme de « lypémanie » (soit la passion triste, expression provenant d’un verbe grec qui signifie éprouver du chagrin et de l’anxiété) et y verra une monomanie intellectuelle, affective et instinctive[18]. Nous sommes en 1820, année de la publication de son traité De la lypémanie ou mélancolie. Invoquant l’autorité de l’ancienne médecine hippocratique et de l’extension qu’en a donné Galien, il décrit la mélancolie comme une succession d’états de tristesse prolongée et de prostration. La lypémanie peut être un délire partiel, marqué par des idées fixes dominantes. Que veut dire ici, pour Esquirol, le terme de passion ? En quoi la passion occasionne-t-elle de tels états de morosité tenace ? Tout comme Pinel, et le prolongeant, Esquirol pose que les passions appartiennent à la vie organique. S’opposant à la rude voie des stoïciens, il penche pour l’humanisme aristotélicien argumentant que vouloir interdire les passions aux hommes revient à leur interdire d’être humains. Il convient alors de régenter les passions, non de les faire disparaître, de nouer une possibilité de lien avec la conscience du passionné, avec son sentiment diffracté du moi, cette instance qui à la fois devient étrangère à elle-même et demeure le témoin perplexe ou accablé de cette étrangeté. Le passionné antique campait au seuil du tragique, où il devait se vaincre lui-même ou s’abandonner au ravage des excès de violence et de haine. Le fond de tout humain est pensé, une fois encore, dans les termes mêmes de la philosophie stoïque, celle qui fait à chacun un devoir de ne pas céder au chagrin ou à la colère, de ne pas devenir un sujet de l’excès. La différence entre la folie et la passion réside alors en ceci que la folie est un déchirement sans résolution, au sein de ce sentiment du moi qui se vit en exil de lui-même du fait des passions qui l’aliènent. À l’ascèse intérieure qui devient un horizon inaccessible doit succéder le traitement moral. Et, là, Esquirol, tout comme Pinel, ne réagit et ne raisonne pas en philosophe. Il ne cède pas à l’illusion qui rend équivalents folie et trouble du raisonnement, passion et trouble de la pensée – illusion qui jouit d’un regain de faveur actuellement avec le cognitivisme blafard sur lequel reposent nombre de thérapies cognitives. Ce serait méconnaître la force des passions que des les traiter avec un appel au bon sens, à la modération, avec des arguments que donne l’arsenal logique du raisonnement dialectique. Si les conseils et les consolations ne sont pas superflus, leur usage ne serait que de peu d’effet s’il ne s’ajoutait à ce dialogue moral la force de la « secousse morale ». Esquirol donne le nom de « méthode perturbatrice » à cette technique tenue pour curative et qui consiste à traiter le spasme par le spasme, la crainte par l’effroi, user de moyens qui affectent le corps et l’esprit.

Revenons à sa classification. Son principe organisateur reste l’opposition du délire général au délire partiel, le premier concernant toute une gamme d’objets passionnant le sujet[19], lors que le second, la lypémanie donc, loin de ne se centrer que sur un objet, est marqué par la tristesse, l’objet mobilisateur semblant absent sans rémission. Le plus important, pour qui céderait à l’illusion de réduire le couple mélancolie/manie à une bipolarité de l’humeur, est de comprendre que chez ces deux auteurs, fondateurs de la psychiatrie, la notion de trouble de l’humeur ne figure pas au premier plan, et qu’il s’agit bien davantage de prêter attention et de porter soin à un ensemble de désordres passionnels et de dérèglements de la conduite. Un autre point mérite d’être souligné et qui concerne ce en quoi Esquirol, plus que Pinel, fait rupture avec la théorie antique de la mélancolie. Rompre avec ce terme, au profit d’un autre que l’histoire va mettre près d’un demi-siècle donc à effacer, permet de briser avec certaines fidélités contraignantes à la notion de fureur prise, depuis Aristote et ensuite Cicéron, comme icône de la mélancolie. Pour Esquirol, rien de tel. On peut être passionné, violent et irresponsable sans être un furieux. De plus, l’examen de la fureur, de ses excès et de ses paroxysmes n’apporte que peu de lueurs à qui veut saisir le fait psychopathologique, la nature et la profondeur de l’aliénation mentale.

C’est graduellement, avec Esquirol, que s’efface l’antique conception humorale, pourtant citée aux débuts de ses travaux. Écarter vigoureusement, comme il tente de la faire, le terme de mélancolie revient à s’émanciper de la théorie humorale toute entière contenue dans l’étymologie même du mot. Ce refus, plus important qu’il le fut dit, a lui aussi son histoire et il est pris dans l’évolution des idées anatomiques. La médecine humorale survit dans l’opinion mais elle dépérit rapidement depuis la découverte de la circulation sanguine. On se reportera ici aux travaux de Jean Starobinski[20]. De plus large façon, c’est toute une intelligence cosmique des rapports de l’homme à son monde qui est bousculée par le rationalisme moderne qui va de Descartes à Montesquieu et qui prend chez Kant une tournure systématique. Loin de penser une correspondance harmonieuse entre l’esprit et le monde, le rationalisme européen postule un divorce entre l’être et le monde, une séparation que la pensée rationnelle, mère de la dialectique, doit reconnaître et surmonter. L’homme, ce roseau pensant, a pour tâche d’authentifier cette césure et de la surmonter dans l’unité précaire de sa pensée rationnelle. L’invention de Pinel se situe dans cette attaque sans précédent que les Lumières ont porté aux cosmogonies antiques. Ce n’est plus, en le sujet, l’attaque des composantes de son être, analogues aux textures du monde qui fait la mélancolie, mais, autrement et plus radicalement sans doute, l’attaque de la capacité pensante. Nous retombons ici sur les liens complexes entre raison et déraison, et sur le choix éthique fait par Pinel et qu’Esquirol reconduit de ne pas considérer la folie comme une exclusion totale de la raison.

Tel serait, bien que tracé avec trop de hâte, cet étrange mélange entre invocation des Anciens et continuation de la philosophie et de la physiologie moderne qui marque cette position à la fois souveraine et instable de ce « médecin-philosophe » que ces deux aliénistes voulurent incarner.

La mélancolie est alors fixée comme un état passionnel camouflant parfois et souvent révélant un trouble intellectuel partiel.

De Guislain à Griesinger, une centration sur la douleur morale

Cette conception de la mélancolie, élégante et plus résistante et élaborée qu’il n’a pu y paraître n’a pourtant pas triomphé dans la longue durée. En même temps que la France et les pays limitrophes se couvrent d’asiles[21], les aliénistes pensaient aux diverses façons de regrouper les malades, se résignant pour la plupart d’entre eux à la réclusion perpétuelle des malades tenus pour incurables. Henri-Louis Falret, en 1852[22], Joseph Guislain, la même année, en Belgique[23], se préoccupent des modes de disposition des malades dans l’asile. Novateur, ce dernier refuse un « rangement » conforme « au genre nosologique de leur maladie », objectant qu’une telle façon de regrouper les aliénés dans un même lieu d’internement serait, pour les mélancoliques, les condamner tous à vivre dans une atmosphère de tristesse. Et Guislain, plus que ne le firent Pinel ou Esquirol, s’attache à la souffrance morale du mélancolique, examinant secondairement les troubles qui affectent sa raison. La mélancolie devient un dommage affectif majeur. Il estime que toute folie débute par une douleur morale, qu’il nomme « phrénalgie ». La phrénalgie est une expérience douloureuse, éprouvante et tenace, mais qui, si elle ne se résorbe pas par les soins, va, par une complication secondaire, venir affecter les représentations intellectuelles. Cette pièce maîtresse de sa théorie de la douleur morale lui sert d’argument pour envisager la disposition des asiles. Il l’exprima toutefois dès 1833 : « Primitivement, l’aliénation mentale est un état de malaise, d’anxiété, de souffrance : une douleur morale, mais une douleur morale, intellectuelle ou cérébrale comme on voudra l’entendre. Dire que l’aliénation est un trouble du jugement, de la raison, serait une proposition erronée : ce serait prendre un symptôme secondaire pour le phénomène fondamental[24] ». Guislain, enfin, cesse de maintenir l’opposition entre délire partiel et délire généralisé ; préconisant une attention clinique sensible à la marche de l’affection mentale, il envisage que ces distinctions n’ont plus qu’un caractère évolutif. Au début serait l’affection mentale, qui stagne et se corrode dans une phrénalgie, laquelle, faute de soin, peut à son tour se muer en aspects plus ou moins délirants. Toutefois, une évolution positive et même une guérison ne semblent guère une perspective inenvisageable, même si rare.

Wilhlem Griesinger se situe dans le fil des thèses de Guislain, qu’il explore et systématise dans un langage d’une vigueur et d’une modernité des plus nettes. La seconde édition de son Traité est traduite en France en 1865[25]. Il développe davantage le concept de « phrénalgie » en lui donnant une place décisive dans l’intelligence de la folie. Il considère aussi que ce trouble de l’humeur constitue le début de la maladie dont il représente le noyau initial, primaire. Il incarne le mode d’expression le plus pur de ce que Falret nomme « l’hypocondrie morale avec conscience ». L’humeur mélancolique peut se tarir, faire place à une forme d’indifférence et ressurgir, elle peut encore faire le lit d’un délire. Les élaborations délirantes sont tenues, toujours, pour secondaires. Griesinger considère la disposition à nier tout comme un trouble de l’humeur dérivant de la douleur morale – qui va souvent jusqu’à la haine. Cette douleur morale, à la haine couplée, est le trouble psychique essentiel de la mélancolie.

Chez Guislain, tout comme chez Griesinger, la mélancolie désigne un trouble fondamental de l’expérience vécue qui sert de prélude à toutes les formes ultérieures de pathologies mentales. En ce sens, ces deux auteurs introduisent une rupture nette avec l’ancienne clinique de Pinel ou d’Esquirol, ne situant pas la douleur morale mélancolique comme une phase cyclique qui peut alterner avec d’autres, mais comme un état originel, un préalable obligé à toute complication psychopathologique ultérieure. Cette accentuation sur le point de départ unique à toutes les aliénations modifie en retour ce que Griesinger entend par délire. Il s’éloigne de la conception naïve du délire dont on trouve trace chez Pinel ou Esquirol et qui réduit le délire à un état d’incohérence entre les sensations et les idées et, de façon novatrice, propose que le délire soit une construction, une invention, soit une tentative que fait le malade de se représenter cette altération originelle de son rapport au monde. Le délire n’est plus une ruine de la représentation ou un écart par rapport à l’ordonnance d’un monde fait de perceptions et de sensations justes ; il devient le nom d’une création mentale qui tente de rendre compte de la rupture première et douloureuse d’avec l’évidence naturelle du monde et est donc toujours secondaire à cette perturbation phrénalgique, décrite avec justesse et sensibilité par Guislain.

La fin du dogme de l’aliénation mentale

Vers le milieu du XIXe siècle, J.-P. Falret réfute le dogme de l’unité de la maladie mentale, en 1854, il insiste alors sur l’aspect circulaire de la folie caractérisée par une alternance entre dépression et excitation. La folie circulaire étant caractérisée par l’évolution successive et régulière de l’état maniaque, de l’état mélancolique et d’un intervalle lucide de durée variable. Il était logique, nécessaire, que Falret en vienne à récuser la notion de « monomanie[26] ». Selon lui, la mélancolie, la monomanie et la démence ne constituent aucune des conditions qui pourraient les assimiler à des « espèces naturelles[27] », n’ayant aucune marche[28] qui leur soit spécifique et pouvant se compliquer l’une l’autre. Il approuve la séparation voulue par Baillarger entre ce qui resterait de monomanie triste et la réelle mélancolie affective[29], et se sert de cette distinction pour préciser la nature non pas cyclothymique ou « bipolaire » de la mélancolie, mais son aspect de triptyque. Établir un diagnostic de manie ou de mélancolie exige de pouvoir observer, dans leur succession, la réunion de trois états particuliers : la manie, la mélancolie et l’intervalle lucide.

La mélancolie et la manie ne seraient plus liées circulairement l’une à l’autre comme le sont le jour et la nuit, l’endroit et l’envers d’un même monde. L’année 1854 est celle d’un vif débat parmi les aliénistes. On pourrait avoir le sentiment que deux de ces savants d’exception trouvent la même donne clinique, à peu de distance près. D’une part, Baillarger qui, en 1854, présente à l’Académie de médecine un mémoire « De la folie à double forme » où, à la suite de Guislain et Greisinger, il disserte sur les complications de la manie par la mélancolie ; d’autre part, Falret qui, quelques jours après, revendique la priorité de ces découvertes soutenant, devant la même académie son mémoire ayant pour titre « De la folie circulaire ». Proximité troublante des dates et ressemblance des intitulés choisis, voilà qui égare ! Cette coïncidence ne saurait nous faire plaider pour une homogénéité des thèses et des points de départ. De même, le titre choisit par Falret nous égare quelque peu. Falret, répétons-le, pense trois états particuliers se réunissant dans la maladie dite circulaire et il se fait un fin observateur de l’apparente rémission entre manie et mélancolie, point toujours paisible. Il s’intéresse au type régulier de l’évolution. Pour Baillarger, la folie reste double, il tente de prolonger et de perfectionner Esquirol, en vain.

Après Falret, l’invention d’un autre binôme :

la mélancolie-persécutée

Magnan élargira la description de la manie et sa situation nosologique. La manie, tout comme la mélancolie, peuvent se trouver alternativement liées chez ceux des malades qu’il nomme les intermittents et qu’il rattache à la théorie de la dégénérescence mentale, de même qu’on peut les rencontrer dans des tableaux psychopathologiques très variés (l’alcoolisme, l’épilepsie, mais aussi bien l’hystérie). Ils peuvent donc se rapporter à diverses étiologies. La position de la mélancolie comme trouble secondaire à une altération de l’humeur devient une thèse communément admise chez les aliénistes, peu après la seconde moitié du XIXe siècle. En revanche, si, au moins jusqu’à Séglas, on pouvait rendre équivalentes dépression, douleur morale et mélancolie sans délire, l’existence de mélancolie avec délire, avec son aspect fixe, monotone et centrifuge, permit une nouvelle fois de déclore la réduction de la mélancolie à la pathologie de l’humeur. S’y indiquait le rapport du sujet à une altérité qui s’effaçait progressivement – les négateurs nient même l’existence de Dieu – ou continuait à « tenir le coup ». Une façon de délire imaginatif restait alors en place qui brossait un mixte plus ou moins durable de thématiques persécutives et de thématiques dépressives et dépréciatrices. Il nous revient d’examiner à nouveau la valeur structurale des descriptions de Cotard[30] et de Séglas[31], pour envisager à partir d’elles l’existence d’autres reversements de la mélancolie que ceux par lesquels elle vire à la manie. Il s’agit alors de bousculer l’évidence de toute description en termes de bipolarité de l’humeur et de ses troubles, évidence dans laquelle la mélancolie a tendu à s’enfermer, et de retrouver le sens du binôme « paranoïa-mélancolie » qui est, rappelons-le, le fruit d’un débat ancien, au XIXe siècle dans la psychiatrie et tout particulièrement en France. Ce binôme rassemble le pôle mélancolique et le pôle persécuté-persécuteur.

Le binôme persécuté-persécuteur et la mélancolie délirante

Nous ne pouvons opérer ce décentrement qu’en articulant au phénomène de la négation délirante de la mélancolie anxieuse sa réversion possible, du moins logiquement possible, en certitudes de persécution. Oublier cette possible bipolarité-là, dans l’examen de la mélancolie, ce peut être une façon d’éluder ce dont il s’agit dans le repérage de la structure psychotique : la confrontation abrupte à cette version de l’Autre d’où émanent des injonctions suscitant le paroxysme de l’angoisse.

Examinons maintenant comment furent envisagées les éclosions délirantes qui allient thématiques mélancoliques et idées de persécution... Il appartiendra à Lasègue d’isoler le délire de persécution de l’alcoolisme subaigu, et, pour les persécutés non hallucinés, il crée la catégorie des persécutés persécuteurs (1852)[32]. L’étude des moments délirants de la mélancolie va se greffer sur cette innovation. Cette nouvelle entité morbide est consacrée par les recherches de Falret, Foville, Garnier et Christian, et de quelques autres. Toutefois, la place même que le délire de persécution devrait occuper dans la nosologie est encore loin d’être clairement établie. Aussi le retrouvons nous placé parmi les dégénérescences avec Kraft-Ebing, il est encore compté dans le groupe des lypémanies hallucinatoires par Luys[33], tandis que Ball[34], en précurseur, le rapproche de la mélancolie. En 1885, Régis, dès la première édition de son Manuel, baptise ce délire du nom de folie systématisée progressive. Il lui reconnaît trois stades : folie hypochondriaque, qui est la période d’analyse subjective ; folie de persécution ; et folie ambitieuse, laquelle coïncide avec une période de transformation de la personnalité. C’est à peu de chose près le « délire chronique » de Magnan.

Du délire de persécution

Désormais le délire de persécution est admis par les psychiatres de l’époque. Les auteurs les plus autorisés s’efforcent d’établir la constellation de traits et de caractères qui permettront de ne pas confondre le mélancolique négateur et le persécuté, alors que l’existence de délire à formes mixtes de persécution et de mélancolie donne lieu à beaucoup d’observations. Il en est ainsi des travaux remarquables de Falret qui, dans « Du délire des persécutions chez les aliénés raisonnants », distingue deux formes différentes de ce délire. Il appelle « essentielle » la première : une maladie constitutionnelle – état pathologique proche de ce que Cotard se représentera comme la forme la plus « pure » et la plus stable du délire des négations. Falret distingue cette forme essentielle du « délire de persécution chez les aliénés raisonnants ». Contrairement à la première forme, cette dernière ne se systématise pas et ne manifeste pas de caractères multiples. Falret soutient que le délire de persécution, dans ses deux formes, est une maladie qui appartient à la mélancolie et occupe une place intermédiaire entre la mélancolie et la monomanie.

Ultérieurement, Cotard, suivant Falret, inscrit le délire de persécution dans l’ensemble de la mélancolie. « Le délire de persécution peut nous servir de type. C’est surtout en faisant ressortir les différences et les contrastes qu’il présente avec le persécuté, que je cherche à dépeindre le négateur. »

L’ensemble des cliniciens montre une très grande prudence dès qu’il s’agit de tracer une ligne de démarcation fixe entre persécution et mélancolie vraie. On redoute l’erreur de diagnostic, la confusion pouvant infléchir et le soin et le pronostic

Le lent déclin du modèle de la paralysie générale, qui fut proposé et développé par Bayle sous le nom d’arachnitis chronique (1822), libère le « délire de grandeur » de son lien avec cette affection. L’hypothèse qui lie l’apparition du délire de grandeur à la paralysie générale, sera de plus en plus remise en cause, notamment par Georget ou L.-F. Calmeil[35]. On crédite le plus souvent Morel de la première description d’un « passage » entre sentiment de persécution et mégalomanie, en particulier lorsqu’il met en valeur la transition entre sentiment de persécution et mégalomanie dans son Traité des maladies mentales. Il considère pour sa part que les idées de grandeur, comme la plupart des troubles délirants, dérivaient des sensations hypocondriaques. « C’est sous l’influence des transformations étranges que subissent l’intelligence et les sentiments de l’hypocondriaque que s’organise cette aberration singulière qui fait supposer à ces malheureux malades qu’ils sont des êtres exceptionnels et appelés à des destinées surhumaines. Cette dernière conception est la preuve la plus éclatante de la folie nouvelle qui les obsède. Cette folie, bien qu’elle se signale par des conceptions délirantes à prédominance d’idées orgueilleuses, n’en est pas moins la conséquence de l’état névropathique si connu sous la désignation d’hypochondrie ». Plus loin, il indique que la systématisation des idées délirantes mène à des idées de grandeur, à des thématiques d’allures mégalomanes, les patients exprimant l’idée qu’ils sont attendus par de grandes destinées. Cette conception est reprise, puis critiquée par Falret. La période qui mène la transformation des idées persécutives en délire de grandeur devient la quatrième phase des délires chroniques, comme la période « stéréotypée du délire ambitieux ». Toutefois, le modèle évolutif qui suppose une progression inéluctable d’une phase à une autre, de la douleur morale à l’hypochondrie, puis de celle-ci à la persécution, laquelle aboutirait à des délires de grandeur, reste un paradigme théorique loin de toujours rencontrer sa vérification concrète. Ultérieurement, Cotard, se ralliant aux vives réserves exprimées par Falret, critique la thèse d’une transformation constante et générale du délire de persécution en délire de grandeur, et souligne que le délire de grandeur lorsqu’il survient est loin de se substituer entièrement au délire de persécution. Quant à la démentialisation totale de la fin de vie du délire, qui succèderait à la cristallisation de ce délire en des stéréotypes, elle est loin, elle aussi, d’être si générale et si totale.

Par des travaux aujourd’hui plus obscurs, Meilhon et Christian publient des observations de persécutés mélancoliques en leur reconnaissant une physionomie particulière. Puis, en 1888, Séglas publie un cas de vésanie combinée, délire de persécution et mélancolie anxieuse. Il rappelle qu’un sujet peut présenter plusieurs espèces de délires ; et, sous la caution encore invoquée d’Esquirol qui avait déjà dit que diverses formes de délire peuvent se combiner pour former des composés binaires ou ternaires, etc., il déclare que peuvent non seulement se côtoyer mais plus encore se combiner mélancolie anxieuse et délire de persécution. Du balancement entre un modèle de l’intrusion persécutive à un modèle harmonique où le sujet devient le négatif absolu du monde, une dynamique s’écrit, s’observe. Doit-elle être systématisée ?

Dans sa séance du 11 novembre 1889, la Société médico-psychologique met à son ordre du jour la question de la mélancolie et de ses différentes formes. Jules Falret admet à cette occasion trois formes de la mélancolie : la mélancolie avec conscience ; la mélancolie dépressive ; la mélancolie anxieuse, et, à propos de cette dernière, il affirme que ces mélancoliques-là peuvent avoir des idées de persécution. Il faut alors en établir les caractères différentiels. Ce qu’il fait en forgeant cet assez bel apophtegme : « La crainte est la base de la mélancolie anxieuse, la défiance celle du délire de persécution ».

Le syndrome de Cotard et ce que Séglas en reprend

Revenons maintenant au travail de Jules Cotard.

Cotard est élève de Charcot, puis de Lasègue. Ses principales publications sont contemporaines de la création à la Faculté de médecine de la chaire des maladies mentales et nerveuses, en 1882. Élève de Lasègue, il sera présenté au fils de Jean-Pierre Falret, Jules Falret. En compagnie du fils, il exerce quinze années à la maison de santé de Vanves, fondée par le père. Riche d’une forte culture médicale, ce que lui reconnaissait volontiers Séglas, son goût est aussi orienté vers la connaissance des doctrines philosophique d’Auguste Comte et on le voit familiarisé avec les recherches contemporaines des psychologues anglais. Il rédige en 1877 l’article « Folie » du Dictionnaire Encyclopédique. Puis, manigraphe réputé, il livre une suite de travaux remarquables sur les phénomènes de la psychose mélancolique. Le travail décisif de Cotard sur le délire des négations paraît en 1882, dans les Archives de neurologie, que dirige alors Charcot. La démarche de l’observation y est intégralement restituée. Elle est faite de la conjonction cristallisante entre une modalité descriptive qui fait loi, et un souci de méthode qui ne fut jamais plus expressément énoncé que par Charcot. Le principe de base de Charcot est de « ramener toutes les formes au type fondamental ». Mais c’est encore, comme ce le fut avec Pussin et Pinel, puis chez Leuret, le privilège du dialogue de gouverner la clinique.

Depuis Charcot, les recherches suivent une marche rigoureuse. La progression de l’observation va se réaliser dans une constitution du « type » regroupant les signes et les symptômes d’une maladie. Ainsi, des formes morbides sont exposées et, toujours selon Charcot, « l’observation française » (par rapport à l’école allemande) gagne indubitablement en autonomie en reléguant au second plan les considérations physiologiques. Qui veut décrire les grandes étapes de la trouvaille du mélancolique persécuté, doit dégager en quelle manière, s’inscrivant en cette discussion, l’œuvre de Cotard, dès 1882, cerne autre chose, de plus vif et de plus essentiel, que ce tableau contrasté. En effet, le travail sur la négation et le vécu d’immortalité, travail qui va servir de boussole pour comparer lé négateur anxieux et le persécuté « véritable », ouvre vers la saisie d’un point irréductible de toute structure psychotique : la négation de l’instance du je – ce qui plus tard fut baptisé, dans le fil des enseignements de Lacan sur la psychose, « la mort du sujet » (M. Czermak). On trouve peu d’exemples dans la clinique psychiatrique d’auteurs qui, outrepassant les signes manifestes que présente un patient, tendent à dégager un dispositif de paroles, ou plus exactement de rapport du sujet à sa parole, afin d’en extraire la logique des articulations et des accentuations. Gatian de Clérambault avec son syndrome d’automatisme mental est un de ceux-là. Cotard aussi, avec son « délire de négation ». Séglas, étudiant les troubles du langage des aliénés, ne pouvait que se montrer réceptif vis-à-vis d’une telle approche. Cotard admet une évolution possible entre la mélancolie anxieuse et la mélancolie délirante. Entre un état d’hypocondrie morale, ou dépression mélancolique simple, et les délires mélancoliques que caractérisent des thématiques de ruine, de culpabilité, de damnation, de possession, et même de négation systématisée, il n’existe, pour lui, qu’une différence de degré. Chez les délirants négateurs, les simples tendances négatrices du début deviennent des idées de négation universelle qui sont en rapport avec des altérations de plus en plus graves de la personnalité. L’évolution des positions de Cotard s’explique en partie du fait qu’il lui faut aussi objecter à la loi de transformation délirante due à Magnan et son école pour expliquer le passage du délire des persécutés au délire de grandeur dans le cycle évolutif du délire chronique. Une telle transformation supposée et contestée par Cotard ne cadre en effet plus avec l’existence de cas dissemblables de coexistence, voire de renversement dans l’ordre d’apparition des délires. Le délire de grandeur émerge autrement que sur le procédé logique invoqué par ses interlocuteurs et défenseurs du délire chronique. Cotard, par une finesse d’observation singulière et dont il est peu d’exemples qu’elle soit relayée par d’aussi efficaces dispositions à l’esprit de synthèse, abstrait ce tableau des tourments des mélancoliques, des anxieux et des persécutés atypiques. C’est ce que la clinique française a su révéler : « une véritable maladie, distincte par son caractère et son évolution » et en raison d’une lésion intellectuelle également, puisque dans la perspective de dégager les floraisons des formes pathologiques pour les ramener aux nervures d’un type fondamental, les symptômes psychiatriques seront définis sur le modèle des systèmes neurologiques. Mais, pour Cotard et son syndrome, cela se fera plus tardivement, comme en témoigne l’article posthume de 1889. Il y a un bénéfice considérable à mettre en avant une telle modélisation étiologique tant elle permet de tresser des associations régulières entre ces symptômes et l’origine motrice des troubles, et non plus une origine psychosensorielle. La fonction intellectuelle a pour point de départ l’énergie propre des centres psychomoteurs qui prend ses racines dans la vie organique de ces centres et qui n’est pas absolument subordonnée aux influences provenant des autres centres.

Selon Cotard, l’image se décompose entre l’image sensible et l’élément moteur associé à cette image sensible ; ces derniers éléments représentent la réaction du monde extérieur sur le moi, ils sont doués d’une motilité automatique indépendante de tout effort volontaire. Dans la dépression psychomotrice, les objets extérieurs n’agissent plus sur les malades de la même manière et perdent leur réalité substantielle. Le délire des négations auquel aboutissent les formes graves de mélancolie s’explique ainsi par des troubles moteurs. Toutefois, ce syndrome revêt aussi la forme d’une structure simple, peu diffusée en dehors de l’hexagone, et qu’il est ardu ou rare de voir se réaliser dans la totalité de ses composants. Mais le type dégagé par Cotard et les descriptions cliniques dont, autant que Séglas, il nous a gratifié gardent un art de fraîcheur des plus saisissants. Il y a là de quoi stimuler l’écoute qu’on peut avoir du psychotique et de ses tourments.

Dans l’article sur le délire de négation, Cotard adopte une méthode de comparaison entre deux types d’évolution : évolution des délires de négation, évolution des persécutions. Les persécutés ne sont jamais réellement négateurs. Et l’origine du délire de négation véritable est soit dans la mélancolie avec stupeur, soit dans la mélancolie anxieuse. Nous avons là deux états analogues au fond, l’anxiété les rapproche et les caractérise. L’évolution diffère, les mélancoliques du second type étant les plus aptes à verser de temps à autre vers un pôle persécutif.

L’axe de la recherche développée par Cotard : délire de négation et d’énormité l’incite à introduire quelque chose qui va plus loin qu’une clinique des troubles de l’humeur.

La méthode comparative oppose le persécuté (bonne image de soi, mégalomanie) au négateur (hypochondre, délire d’immortalité qui n’est pas mégalomane, c’est un délire d’énormité, non un délire de grandeur, il ne doit pas mourir, il doit souffrir)

La description est attentive à la thématique de damnation, il rapproche, dans son article sur la mélancolie anxieuse, l’errance mélancolique en quête du jugement de celle des aliénés vagabonds. Compulsant l’Encyclopédie des sciences religieuses, l’article de G. Paris sur les juifs errants retient toute son attention. Les épopées de Cartophillus en 1228, d’Ahasverus en 1547, d’Issac Laquedem en 1640, qui, tous, se croyaient coupables d’une offense envers Jésus-Christ et condamnés pour cela à errer sur la terre jusqu’au jour du jugement dernier, sont en écho avec les conduites errantes de certains malades mélancoliques partis en droite ligne, seuls, lancés à la recherche de ce point de l’espace où, enfin, une parole, une sentence viendrait les fixer.

Dans ces travaux, le mélancolique est opposé au persécuté accusateur d’une façon très systématique et très élémentaire. Le débat est centré sur le phénomène de l’accusation. À celui qui accuse l’autre est opposé celui qui s’accuse lui-même. Cette dualité construite par Cotard cernera toutefois davantage des mécanismes et des phénomènes que des sujets. Il n’y a pas toujours possibilité de faire pronostic que le mélancolique auto-accusateur restera campé sur cette position d’adresse à l’autre, et de même en ce qui concerne le persécuté accusateur. Il est des formes mixtes et des étapes, dynamiques. Les patients mélancoliques s’expriment sous forme de litanies. Si dire un bout de leur histoire semble toujours un exercice trop anonyme ou trop périlleux, en revanche, dire la totalité de leur destin ne leur semble guère trop compliqué. Nous butons ici sur la dimension de certitude, d’une certitude anticipée et pour laquelle le destin est écrit sous forme de condamnation sans recours et de châtiment sans remède. Les rencontres cliniques et, plus encore, les prises en charge des patients mélancoliques nous instruisent sur la nature et la logique du rapport particulier au temps et à la temporalité dans la mélancolie. Soit le temps n’existe pas car seule demeure et triomphe l’éternité anéantissante d’un entre-deux morts, au sein de laquelle le sujet n’est ni mort, ni vivant, mais increvablement mort-vivant, soit le temps existe comme un avenir clos qui comporte en lui-même la désignation du sujet comme coupable, d’une culpabilité sans limite le plus souvent. « Je sais que vous êtes venu me juger, moi qui suis une vampire, une gouine, une cannibale, une vache, une putain, qui suis pire qu’Hitler » , me disait une patiente au sortir d’un épisode « cotardien ». Or, bien avant cette effervescence maniaque auto-accusatrice, elle ne pouvait que gémir : « Je ne suis pas même un zéro, un zéro a une circonférence, je ne suis pas même le diable, car le diable est un être mystique ». La phase auto-accusatrice est bien une cicatrisation d’un moment de « syndrome de Cotard », véritable plaque tournante, autant que moment d’affolement de sa mélancolie. En effet, dans l’auto-accusation et par l’auto-accusation, subsistent des altérités, plus ou moins cruelles, plus ou moins instancielles, mais encore consistantes.

Examinons cette fonction garante d’altérité (et donc de temporalité) propre aux conduites d’auto-accusation. S’il n’est pas inutile de suivre une distinction phénoménologique héritée de Sutter entre la « fonction expressive » de l’anticipation et sa « fonction instrumentale », la première répondant à la projection de l’individu lui-même dans l’avenir, la seconde à ce qu’il y découvre, on peut alors saisir en quoi ces deux fonctions sont télescopées et atrophiées dans la mélancolie. En effet si, dans la mélancolie, le sujet est, du fait de ses auto-accusations, irrémédiablement seul, seul responsable, seul fautif, il n’en reste pas moins que de nombreux patients mélancoliques demeurent campés dans un appel à l’autre, appel que conserve et fige l’auto-accusation. Prise dans une asymétrie fondamentale entre avenir et prévisions, leur temporalité est celle d’un temps immanent, ni mesurable, ni vécu comme durée, qui s’achève par une condamnation. Nous nous attarderons sur quelques aspects de l’auto-accusation éhontée, tout à fait repérée par Freud, dans la mesure où l’auto-accusation se double d’assertions portées sur le futur, sur ce temps messianique où par la condamnation, voire la destruction du patient, le monde pourra enfin et à nouveau connaître équilibre et justice.

Cela, bien entendu, ne signifie en rien que l’état de persécution soit tranquille ou constitue un gain assuré, la partie étant alors engagée sous des jours favorables. De fait, elle ne s’engage qu’à peine. Nous savons tous que c’est bel et bien au moment où le mélancolique recrée de l’autre, qu’il médite aussi et presque dans le même tour de débarrasser cet autre enfin reconstitué de sa présence encombrante et jugée par lui-même pernicieuse. L’adage qui édicte que les mélancoliques se suicident une fois guéris n’est pas à comprendre autrement. Ainsi, dans l’anticipation mélancolique, d’autres peuvent venir tenir compagnie au patient, mais ils le font plus en qualité de figurant que de partenaire. De quoi se plaint le mélancolique ? Certainement pas de son sort, ni du sort qui lui sera réservé. Il se plaint de notre manque de franchise à son égard, de notre défiance. Qu’il s’agisse de ses difficultés matérielles, conjugales, de ses problèmes somatiques ou de ses troubles du sommeil, de ses maladresses ou de son retard psychomoteur, tous ces phénomènes sont gênants, certes, mais uniquement pour son entourage. Ici, c’est le moi de l’autre – et son équilibrage par le principe de plaisir – qui est interrogé, ainsi que la réalité de son corps et de ses affects. Il ne suffit en rien de dire que le mélancolique a perdu le sentiment de honte et de pudeur. Il faut préciser encore afin de se rendre compte que ces affects existent toujours, mais qu’ils sont intégralement supposés chez l’autre, renversés chez autrui. C’est autrui qui est affecté, qui pâtît et qui souffre. Le point d’intersection de tous ces affects et de toutes ces plaintes est ce qui se nomme lien social, groupe, société. En ce sens, l’auto-accusé est un exceptionnel producteur de social, ou, du moins, il s’invente un social à sa démesure : forme de lien qui ne peut être restauré et efficace qu’à la condition de nommer chez le mélancolique la cause de ce qui boite – et toujours boitera entre un sujet et un autre, entre un homme et une femme. On l’aura compris, c’est bien à partir de la scène sociale, celle de la compacte majorité que le mélancolique se construit comme l’exception à exclure, une bonne fois pour toutes. Et son corps, ce corps qu’il est et qu’il n’a plus, insiste comme la honte du Monde, son obscénité même.

Poursuivant la discussion clinique, et tentant d’apporter d’autres critères qui expliqueraient la marche de la persécution vers la mélancolie, mais de façon plus fine poseraient des distinctions entre la persécution « vraie » et la persécution mélancolique, Séglas s’attachera, une fois encore, à préciser la nature de l’hypochondrie délirante dans un cas et dans l’autre. Puisque c’est l’écart caractérisant les thèmes accusateurs (et auto-accusateurs) de l’hypochondrie délirante qui signale à l’attention des aliénistes d’hier et des cliniciens d’aujourd’hui une résistance du sujet dans son rapport à sa plausibilité d’être – et donc dans son lien à autrui –, on peut s’attendre à ce que, lorsque le délire hypocondriaque vient à s’ajouter, le pronostic est beaucoup plus grave. La disparition des troubles mélancoliques auto-accusateurs proprement dits, qui ont marqué le début de nombreuses maladies et persistent un certain temps, est tenue pour être d’un fâcheux pronostic.

Négation et destruction : tel serait le couple pathognomonique de la mélancolie délirante. La clinique y gagne en finesse. L’idée que des convictions hypocondriaques pouvaient être à la racine de thèmes ou de délires de persécutions était assez répandue chez les aliénistes. Le caractère divergent et centrifuge du délire mélancolique se retrouve ici. Séglas note dans plusieurs de ses écrits que les malades qui disent avoir les organes en voie de destruction et de consomption, pourris, manifestent une peur de gêner, par l’odeur qu’ils croient dégager, les personnes qui les approchent. De plus, et surtout lorsqu’ils ont des idées de possession, ils craignent de dire des paroles, de se livrer à des actes préjudiciables à autrui ; la différence avec la persécution simple s’affirme en cela que de tels patients sont bien différents d’autres possédés qui pensent, au contraire, que c’est à eux que l’on veut nuire.

Mouvement centrifuge du délire : ce qui est relevé par l’observation, chez Séglas, ne mérite pas seulement de l’être à cause de la relation à l’autre que cela décrit ; le caractère remarquable des observations tient aussi à sa valeur sémiologique. Le descriptif des tableaux d’indignité corporelle fait place à une clinique de l’hallucination. Certains mélancoliques, explique Séglas, hallucinés de l’odorat, loin d’accuser, comme les persécutés, les autres personnes de leur envoyer de mauvaises odeurs, croient au contraire que ces odeurs émanent d’eux-mêmes, se répandent dans l’atmosphère environnante et peuvent ainsi devenir nuisibles aux personnes qui les approchent. Le commentaire poursuit, les hallucinations sensorielles sont le plus souvent, lorsque le diagnostic de ces différents symptômes est fait avec soin, intermittentes, épisodiques, peu accentuées, secondaires et comme mode d’apparition et comme symptôme.

Ces hallucinations « psychiques », ainsi nommées par Baillarger et que Séglas nomme hallucinations verbales motrices, ne sont pas un symptôme constant ni même un signe pathognomonique essentiel chez les mélancoliques – et cette observation est toujours valable. Elles sont souvent élémentaires, transitoires et tardives. Elles viennent confirmer les idées délirantes. Syntones à la « litanie »[36] du discours des mélancoliques, elles semblent argumenter les thèmes récurrents dont ces litanies sont emplies Cette pauvreté de l’activité hallucinatoire ne doit surtout pas, pour autant, nous la faire tenir pour rien.

Une fois de plus, la clinique sera dialectique et différentielle. Le pivot de la discussion et de la démonstration différentielle entre délire de grandeur chez les persécutés et délire des négations chez les mélancoliques sera bien dans l’examen de l’écart entre ces hallucinations verbales motrices avec les hallucinations auditives dont Falret étudie la marche chez les persécutés. À la période aiguë, ces dernières sont des mots codés, des phrases courtes, elles tournent ensuite au monologue, puis au dialogue. C’est le troisième mouvement évolutif de ces hallucinations qui les différencie au plus net des hallucinations verbales motrices distinguées par Cotard et Séglas. Ce troisième temps consiste dans le phénomène de l’écho de la pensée que le malade interprète très fréquemment comme un vol de la pensée. Rien de tel, selon Cotard, chez les mélancoliques hallucinés qui n’accusent pas davantage autrui de leur voler leurs pensées que de leur dérober leurs organes. Ce qui compte alors, c’est de formaliser cette différence, Séglas s’y emploie. En effet, l’évolution des hallucinations serait un critère pour indiquer le passage des idées de persécution aux idées ambitieuses. Et la plainte que les pensées soient volées serait là un critère qui fait la part des choses entre la mégalomanie délirante et la grandeur d’énormité propre aux mélancoliques. N’oublions pas l’extrême finesse, l’extrême précision de la clinique des hallucinations dès la seconde partie du XIXe siècle. Et, tout particulièrement, une place est à faire à ces observations qui indiquent à quel point les patients eux-mêmes pouvaient provoquer leurs hallucinations. Lacan ajoutera, dans son troisième Séminaire que ce qui comptait dans l’examen clinique d’un halluciné n’était pas de savoir si le patient croyait ou pas à ses hallucinations, mais d’estimer comment il se représentait qu’elles s’adressaient à lui. Magnan, entre autres, rapporte le cas de cette patiente chez qui « les hallucinations d’abord très nombreuses dans l’oreille que nous pourrions appeler persécutée, tendent à diminuer à mesure que se développent les hallucinations dans l’oreille ambitieuse[37] ». En 1889, dans un cas de vésanie, Séglas note à propose de la patiente madame F. âgée de 37 ans : « Les hallucinations de l’ouïe continuent toujours, presque incessantes, et surtout dans l’oreille droite (qui, il y quatre ans, a été le siège d’une otorrhée). Ces voix, le plus souvent désagréables, ne lui disent plus de sottises, mais des nuances, des ordres brefs et même quelques phrases. D’autres, différentes de timbre, l’avertissent de prendre garde. Une force intérieure l’empêche quelquefois de faire ce que les voix commandent ; c’est son bon ange, il est muet. Quand elle a une pensée, elle n’est pas plutôt arrivée à la fin de son idée, qu’une voix la lui vole et la lui répète tout haut. Ce n’est pas une voix intérieure, ni celle des hallucinations habituelles de l’ouïe, mais une voix extérieure pas très nette pas aussi distincte que les autres[38]. »

Notes sur l’œuvre de Kraepelin

Si, faute de place, je ne puis m’étendre sur ce que Kraepelin[39] a pu apporter dans sa description du couple de la manie et de la mélancolie, lui que l’on crédite d’avoir inventé la bipolarité, je mentionnerai hâtivement les points suivants qui pourraient inciter à une retenue souhaitable qui élirait ce psychiatre pour un prestigieux ancêtre de nos actuels DSM. Avec Kraepelin, c’est net, s’effacent les ultimes vestiges de Pinel ou d’Esquirol. Il rejoint tout un pan de cette clinique qui oppose le binôme mélancolie-manie à la paranoïa, tout en enrichissant, dans la huitième édition de son Traité … ce que recouvre le terme de « Psychose maniaco-dépressive ». Voici qu’à côté des états dépressifs, maniaques et mixtes qu’elle comporte il isole des états fondamentaux faits de dépression et d’irritabilité qui viennent s’enraciner dans le « tempérament psychotique ». Pour lui, les formes de manie ou de mélancolie, les états intermédiaires ainsi dégagés, doivent être observés sur la longue durée. Ils ne sont pas autre chose que les signes expressifs d’un même fond et d’un processus pathologiques, il est alors malaisé, sinon impossible, d’isoler, en théorie tout comme en pratique, les formes simples des formes périodiques et circulaires, partout se tissent des transitions insensibles. N’en déduisons pas pour autant que dans ses « Leçons d’Introduction » et de même dans les diverses éditions de son Traité, Kraepelin plaide pour une description simpliste de ces changements d’état, les réduisant à des péripéties cyclothymiques. Le psychiatre munichois critique sans le moindre ménagement toute entreprise visant à réduire sa psychose maniaco-dépressive à une cyclothymie. Son argument, massif, est le suivant : ce qui distingue une telle psychose d’une cyclothymie est la présence, dans le premier cas, de l’auto-accusation, cette déclaration faite sans nulle honte de l’indignité du sujet, cause du malheur de ses proches. Il revient alors, aidé en cela par les thèses de Wundt sur le ralentissement psychique, sur les conditions qui permettent cette auto-accusation jamais décrite, il est vrai, dans l’aspect de dénonciation radicale qu’ont entendu et recueilli Cotard, Séglas ou Régis. L’auto-accusation se produit lorsque la fuite des idées, caractéristique de la manie, connaît une rémission. La « pause » ainsi obtenue n’est en rien le calme. Bien davantage s’apparente-t-elle à ce que Baillarger nommait stupeur et que Wundt désigne comme le ralentissement des idées et la centration sur un point fixe. On saisit alors que les termes commodes et factices de bipolarité ou de cyclothymie sont bien insuffisants pour nous faire saisir la puissance descriptive des thèses de Kraepelin que nous ne pouvons tenir pour un précurseur de quelque DSM que ce soit.

Tout le registre de l’accusation et de l’auto-accusation, en ce qu’il recèle un balancement entre ruine du sujet et ruine de l’Autre, n’est en aucun cas lisible par la simple dimension de l’humeur, de ses stases ou de ses réversions. De Baillarger à Kraepelin, et par-delà les différences importantes qui séparent leurs doctrines étiologiques et leurs descriptions sémiologiques, jamais le champ clinique ne fut ouvert avec les seules clefs que donnent l’observation de l’angoisse ou celle de la tristesse. Sous-jacente à tout ce spectre théorique, dont je n’ai voulu en rien escamoter la diversité et la disparité, insiste un point de doctrine. La mélancolie, si elle se renverse dans la manie, ne peut pour autant pas s’entrevoir sans sa pente persécutive. C’est alors tout le registre de l’être qui supplante celui de l’avoir, ce qui modifie la topologie du monde vécu et de l’inclusion de la consistance, de l’insistance et donc de l’existence même de ce sujet dans le monde. Le trou dans le Réel, inverse de celui causé par la forclusion peut-il alors être bordé, du moins en partie par le trait accusatif ou auto-accusatif ? S’autoriser d’une telle hypothèse revient à ne plus réduire l’indignité ou la déception radicale du mélancolique à un épisode dépressif mais bien d’y scruter ce qui s’annonce, fragilement, d’un lien possible au champ de l’Autre.

Aujourd’hui

Toute écoute, ne serait-ce qu’un peu soutenue et un peu prolongée avec des patients mélancoliques, mène à dégager un paradoxe temporel structurel, essentiel, qui ruine toute velléité d’anticipation. La disjonction temporelle est nette entre les deux versants des délires : l’auto-accusation et la négation, délire d’inexistence.

Comment rendre compte aujourd’hui de ce rapport si particulier à la temporalité ? Nous ne saurions partager l’opinion assez souvent admise qui fait de l’auto-accusation l’acmé et le terme de la mélancolie délirante. L’examen clinique de la « douleur morale » du mélancolique nous l’interdit. Si, dans cette anesthésie qui est une forme extrême de désarroi, le temps du mélancolique n’est plus soudé au passé, c’est qu’aucune nostalgie ne vient irriguer de ses forces les rhétoriques d’auto-accusations. Lorsque des patients mettent l’accent sur ces formes de péjoration éhontée de leur présence et de leur existence, ils parviennent à une construction. D’une part, n’étant plus un personnage « idéal », ou étant, plus exactement, un idéal en négatif, ils se détachent ainsi de toute identification qui les aliène de façon néantisante au tyrannique idéal maternel ; d’autre part, faisant de nous des juges, des justiciers dont la tâche serait de les condamner, ils mettent ainsi en place une altérité consistante Il est possible de nommer cette altérité par l’expression : un autre de la persécution. En ce sens, l’auto-accusation, cette façon mélancolique de coincer le temps et d’en prescrire le terme, est une victoire sur la mélancolie. Elle conjure l’anéantissement d’autrui. Autrui existe, dans un but et pour une cause figés, mais il consiste. Dès qu’un patient s’auto-accuse, il n’est plus égaré dans le néant.

En résumé, il est à reprendre ici la démonstration indiquée par Cotard : les premiers troubles des opérations intellectuelles consistent dans une ampleur inaccoutumée et quasi-exclusive de leur fonctionnement automatique, manifestations par lesquelles se désagrège la personnalité. Notons tout de suite que ce terme de personnalité est, en tant que facteur de synthèse, tout à fait proche de l’idée que, depuis Freud, l’on peut se faire du moi de la première topique. C’est là une nouvelle cause, peut-être la plus puissante, de la douleur morale qui est constituée par la conscience de ce dérangement survenu dans le cours normal de la pensée. L’analyse des troubles de l’énergie psychique motrice dans la mélancolie et dans les hallucinations, les hallucinations « volontaires » en particulier, entraîne l’application de l’origine motrice au délire des négations auquel aboutissent les formes graves de mélancolie. Ces formes se déplient selon une logique, une loi y règne qui semble d’une cruauté inextinguible.

Dans le délire des négations, il ne s’agit donc pas de cette forme et de cette fonction de la négation qui, comme l’indique Freud, dans son texte sur la Dénégation, vaut comme une potentialité d’accès à la signifiance, mais bien d’une ruine de la signifiance. Czermak[40] et Cacho[41] rappellent que Freud, dans ce texte, conditionne une topologie du dedans et du dehors (de l’interne et de l’externe) au jugement d’attribution rendu possible par le symbole de la négation. La fonction du jugement porte essentiellement sur le caractère « bon » ou le caractère « mauvais », elle prédique des objets. C’est ainsi que les objets se détachent et se classent, ils se trient. Le jugement se joue au sein de ce qui fait le tour de la Chose, le jugement n’est pas en prise directe sur la chose.

À ce titre, il est à préciser que les patients qui nous demandent de les juger nous demandent de les constituer enfin comme objets nommables : preuve qu’ils ne le sont pas !

Pour Freud, la dénégation, en tant qu’elle pourrait être l’origine même de l’intelligence, se couple avec l’affirmation en tant que symbolisation primordiale. La négation de l’affirmation, qui est celle dont nous faisons usage lorsque nous articulons un « non » à un « énoncé », a de valeur significative que pour un sujet pris dans un discours, c’est-à-dire pour un sujet ayant déjà été constitué par cette articulation entre la dénégation et l’affirmation. À l’inverse, répétons-le, la négation qui joue sans le truchement du symbole de la négation, c’est-à-dire la négation du délire « des négations » est, en tant qu’abolition symbolique, l’effet d’un pur pouvoir négateur. De sorte que le négateur ne s’oppose pas. Il ne devient pas non plus l’objet comme cela a été trop écrit, il se fait présence de la Chose, de ce qui insiste sans la moindre orientation et sans la moindre adresse. Le savoir qu’emporte cette si particulière négation spéciale au délire des négations est celui qui concerne un réel où ce qui y est articulé n’est radicalement pas articulable.

Le délire dont se sont préoccupés Cotard et Séglas introduit à une topologie plate, sans profondeur de champ. Les enjeux du corps y sont terrifiants. Car aucun être ne se soutient d’un corps réduit à cette infinie platitude. Par là, des actes peuvent s’expliquer. Les actes mélancoliques qui, nous le savons, peuvent aller jusqu’à se conjoindre au vide, en sautant hors des ouvertures, des fenêtres, par exemple, et que nous nommons « suicide », par paresse de pensée, ne seraient-ils pas aussi une façon de trouer cet horizon compact bouché, cadavérisant ? N’allons pas trop vite, toutefois, les patients « cotardisés », doutant de cette énergie du corps qui permettrait encore de se propulser au-delà de la scène, rabattent sur le corps cette nécessité de créer du trou, de la coupure, du point de fuite. D’où de nombreuses auto-mutilations que favorise l’analgésie et sur lesquelles Séglas attire l’attention de ses lecteurs, d’hier et d’aujourd’hui. Une continuité folle s’opère dans une temporalité resserrée et distendue tout à la fois entre des corps qui cherchent un point de fuite, des zones corporelles réduites à des trous qui vibrionnent ou s’épuisent à s’obstruer, avec parfois ce que le délire tisse en suppléance d’un autre encore en pointillé ou, encore, ce que les activités hallucinatoires laissent vivre encore de point de fuite et de rythmicité.

Un réel pulsionnel réduit à la fonction du trou, c’est ce qui fait que la pulsion est liée aux orifices corporels et qu’elle est domestiquée en son montage par l’imposition des lois de la parole, elles-mêmes actualisées par les réponses signifiantes à la demande. Autrement, chaque pulsion travaillera pour elle-même, se refermera sur elle-même ; et tendra à s’abolir la différenciation des significations des fonctions orificielles.

On comprend, à partir de ces quelques remarques, le pourquoi d’une extrême prudence thérapeutique, lorsque nous voulons réduire la pente délirante (délire d’indignité, auto-accusation de la mélancolie). Car ces pentes redonnent une armature de consistance à la constance d’un autre. On sait que le passage à l’acte où le patient effectue avec son corps l’exclusion signifiante qui n’a pas eu lieu, est dérive fréquente chez les psychotiques mélancoliques (mais aussi chez certains enfants autistes). Ce qui impliquerait alors que dans un travail thérapeutique avec le psychotique soit plus que nécessaire la potentialité d’une orientation dans les rets de la sortie paranoïaque de la psychose mélancolique.

À l’acmé de la mélancolie anxieuse, rien ne peut représenter le sujet dans le paysage du Monde. La perplexité, qui souvent suit des moments d’extase, pourra d’autant plus rapidement se résoudre en certitude persécutive que le patient s’en va tenir un discours sur des objets du corps qui tiennent le coup, qu’on a pu lui dérober, comme on le fait dès que l’on retire une ou plusieurs pièces d’un puzzle sans pour autant brouiller ou rendre molle la ligne claire de la découpe. En revanche, lorsque le blanchiment psychique des espaces corporels et orificiels mène le sujet à se croire voué à l’informe, alors la mélancolie anxieuse brouille toutes les lignes de partage. Un travail de recherche reste à faire : reprendre la totalité des observations concernant des négateurs pathologiques en raison du critère du formel ou de l’informe de ce que devient le corps dans le délire. Ne reste, pour se sauver de la confusion généralisant le morbide que la ressource « mégalomane » de se constituer comme la Chose qu’il faudrait fixer dans son contour et son orientation par un jugement qui délivrerait, enfin, le nom capable de résister à toute dégradation possible.

Mais que s’agit-il de nommer dans ce temps psychique de la mélancolie anxieuse et délirante en dérive vers le syndrome de Cotard, alors que le temps de la catastrophe est d’imminence pour autant qu’une première catastrophe, une abolition de la signification primordiale de ce qui représente le corps de l’être, s’est produite sans laisser de traces ?

Aussi voit-on que les équilibrages par des moments persécuteurs visent à sauver l’autre, ce que nous avons déjà souligné, mais visent aussi, par ce délire, à réaliser la structure subjective en son accroche à l’altérité. Le délire ne construit pas l’histoire du sujet, il construit la structure. Il construit avec de la pensée, crée du lieu et de l’adresse et tresse une forme de savoir-faire avec la jouissance inconsciente.

Ce qui résiste de l’altérité avant la cotardisation qui se donne comme totalitaire et totalisante est à situer dans un développement des procédés subjectifs pathologiques qui est au-delà de l’évidence d’un sens délirant. Une révélation, souvent, mène le mélancolique à croire qu’il est damné, immortel, etc. L’observation faite par Séglas en 1884 renseigne bien sur ces moments où la révélation mène très rapidement à la persécution (« Lisant des livres de piété, elle a la révélation qu’elle est un monstre et qu’elle est damnée »). La révélation, tout comme l’hallucination, nécessitent l’intervention de la pensée. Des patients tentent de s’affronter et d’imaginariser ce qui est sans consistance, soit la Jouissance qui les déborde de toute part, ce qu’un lacanien nommerait « Jouissance de l’Autre ». Cette façon d’imaginariser l’inconsistance pourra trouver d’autant mieux le support d’un récit que le délire s’attachera à dégager des images de corps démembrés certes, mais dont les parties sont intactes, comme soulignées par un liseré précis qui les isole dans le plan virtuel. En ce sens, le mélancolique-persécuté se situe sur un axe narratif son délire reste celui d’un délire de grandeur imaginatif, on lui vole des parties du corps, on lui en greffe autres, on l’orthopédie et l’appareille. La négation essentielle, en revanche exprime le sidération par l’inconsistance des composantes organiques. À ceci près que ces patients, tout affairés qu’ils sont à dire qu’ils n’ont plus de bouche, se servent bien de leur bouche pour nous parler, quand bien même ils disent ne plus pouvoir manger en raison de cette absence d’organe.

Séglas sut mettre en garde les cliniciens qui, fascinés, par la pente métaphysique de la négation des délirants mélancoliques, pouvaient enclore l’être du sujet dans l’aspect implacable de ses paroles. Il est vrai que l’on peut d’autant esthétiser un délire, en faire une figure parfaite, qu’il se présente à nous tranchant comme la plainte inflexible du sans-espoir. Et on peut se demander si cette fascination pour la catégorie heideggérienne de l’être « pour-la mort », que Lacan a remis au goût du jour dans la psychanalyse, ne participe pas de cette fascination. Or ce qui compte et insiste, dans toute clinique, vaut avant tout pour ce qui reste de résistance du sujet. Si on se laisse trop aisément gagner au vertige et à l’effroi devant un patient, si on le situe trop hâtivement en tant qu’autre radical voué à errer dans un monde qui n’a plus le moindre pouce de terrain commun avec notre monde existentiel, le risque est là de se tenir dans une clinique contemplative. C’est bien en raison de ceci que nous pouvons dire que la clinique du délire des négations acquiert toute son actualité à nous enseigner sur les aléas des logiques du transfert dans la psychose. On pourrait le proposer autrement et affirmer que la chance d’une clinique du sujet en psychiatrie se situe dans un mouvement qui, tout en construisant et en défendant des politiques institutionnelles, ne peut être amnésique de son histoire. Ces vieux écrits cliniques ont tout leur prix aussi parce qu’ils ont été rédigés par des médecins qui prenaient le temps de rester au contact des patients et de consigner, avec finesse et style, les évolutions, les reversions, les mouvements psychiques, tout en essayant de comprendre ce qui pouvait changer. On est loin du culte moutonnier pour l’instantané clinique récolté dans l’urgence de la plus a-théorique des façons !

Revenons une fois de plus et pour conclure à ce terme de "bipolaire" : il insinue et persuade d'autant qu'il repose sur l'imaginaire en miroir de la cyclothymie. L'un des plus grands défaut de ce modèle est qu'il permet de collectionner une quantité invraisemblable d'existences qui, toutes mais pour des raisons fort diverses, sont marquées par des contrastes d'émotion, des charges affectives fortes. Tout cela peut aussi bien être le signe d'une vie animée par le désir que d'un véritable désarroi psychique "pathologique". Procède de cette fiction du "bipolaire" type" l'imposition tenue pour descriptive et explicative d'un modèle "énergétique" de l'affect qui ne peut que conférer à la manie le privilège et le pouvoir de concentrer en ses excès l'énergie qui manquerait au mélancolique. La destinée de ce dernier se verrait alors réduite à une condition de déprimé.

Or la mélancolie n'est pas qu'abattement, résignation et morosité, elle possède en elle le ressort d'une énergie tenace, cruelle parfois, obstinée le plus souvent, qui ne serait se réduire à l'explosion et l'exténuation maniaque. La manie n'est pas le contre-jour énergétique de la mélancolie, son antidote solaire. Une autre énergie que la fureur luit dans le nuit mélancolique. Elle aiguise cette lucidité qui, méprisant le semblant quand il se fait simulacre ou lieu commun, se trouve sise à la croisée des chemins. L'énergie mélancolique, qui est de la mélancolie sa raison même, se tiendrait dans un paradoxe idéal : renoncer aux séductions du spectacle du monde et trouver refuge et recours dans ce monde par une exploration du réel. S'il est, par exemple, une écriture mélancolique, elle serait une écriture du monde qui, à défaut de l'enchanter ou de le parer des milles chamarrures que colportent les nostalgies convenues, lui redonnerait souffle et consistance, c'est-à-dire présence.

Olivier Douville

[*]Olivier Douville, Psychanalyste, Laboratoire CRPMS Université Paris 7 Denis-Diderot, douvilleolivier@noos.fr

[1] Je renvoie ici à mon texte : O. Douville, « D’un au-delà de la métaphore, ou lorsque l’anamorphose brise l‘allégorie » Figures de la Psychanalyse, n°11, 2005, p. 105-130.

[2] Cette médecine, à la base de la médecine de Galien, a été la seule des médecines antiques à avoir été conservée par les médecins nestoriens suite à leur exil de Byzance vers la Perse (condamnation au Concile d’Ephèse en 431), exil dont on sait qu’il a fourni la base du corpus médical qui permit par la suite à la médecine arabo-musulmane de conserver de larges pans de l’héritage grec et romain, ce qui a permis à la doctrine humorale de féconder la médecine médiévale tardive et celle de la Renaissance européenne. Les nestoriens n’emportèrent pas avec eux des traditions médicales grecques qui faisaient fi de la théorie humorale, telles celles initiées par un des plus scrupuleux et sensible observateur de la manie : Arretée de Cappadoce, ou encore par un observateur plus « matérialiste », Soranos d’Ephèse (ayant exercé et professé tous deux du Ie eu IIe siècle de notre ère). On se reportera à R. le Coz Les médecins nestoriens au Moyen Âge, Paris, L’harmattan, 2004.

[3] J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs ; études de psychologie historique, Paris, François Maspéro, 1965 p. 290-293.

[4] F. Cornford, Principium sapientiae, Cambridge, University Press, 1952, p. 159-224.

[5] Dialogue platonicien qui mentionne les causes « sacrées » des délires.

[6] Je ne peux m’étendre sur ces points. Qu’il suffise ici de rappeler l’apophtegme attribué à St. Jérôme : « La mélancolie est le bain du diable ».

[7] L’an V va du 22 septembre 1796 au 21 septembre 1797.

[8] P. Pinel, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, édition de 1809, p. 139-140.

[9] Ibid., p. 163.

[10] Ibid., p. 165.

[11] Ibid., p. 166.

[12] G. Swain, Le sujet de la folie – naissance de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1977, note 102.

[13] Cf. L.C. Charland, « Alexander Crichton on the psychopathology of the passions », History of Psychiatry, n°19 (75 Pt 3), 2008, p. 275-296.

[14] Mora, G. (1959) Vincenzo Chiarugi (1759-1820) and his psychiatric reform in Florence in the late 18th century (on the occasion of the bi-centenary of his birth) J Hist Med. Oct;14:424-33.

[15] Reil est un réformateur important des asiles qu’on nommait en Allemagne Tolhaus" (maison des fous). C’est à lui que l’on doit l’invention du terme de psychiatrie

[16] cf la seconde édition de sa Philosophie de la Folie, Paris, 1804, dédiée à Pinel

[17] On se reportera ici à G. Swain, « De l’idée morale de la folie au traitement moral », dans Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1994 p. 96-101.

[18] Un lieu commun veut que le choix du terme de « lypémanie » ait été une coquetterie « scientifique » sans lendemain. On trouve pourtant dans le Dictionnaire Dechambre, dictionnaire qui fait autorité dans le monde de la médecine, un renvoi très net du terme de « mélancolie » à celui de « lypémanie », encore en 1870.

[19] On se souvient que le peintre Théodore Géricault a posé en 1820 son chevalet à l’Hôpital de la Salpétrière pour peindre une dizaine de portraits de « monomanes », suite à un violent épisode mélancolique traversé l’année précédente, après les mois de travail intensif qu’a nécessité la réalisation du Radeau de la Méduse. Géricault aurait été soigné par le Docteur Georget, le plus direct et plus brillant des élèves d’Esquirol, pour le compte duquel il a réalisé ces toiles, dont le musée du Louvre en conserve une : La Folle monomane du jeu (Aile Sully, 2ème étage)

[20] J. Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie, Thèse publiée à Bâle en 1960 et rééditée dans L’encre de la Mélancolie, Paris, Le Seuil, collection « La libraire du XX° siècle », 2012, p. 14-158.

[21] Soit dès le milieu du XIXe siècle avec le décret du 25 mars 1852, soit quatorze ans après le vote de la loi de 1838 régissant les modalités de placement en institution des aliénés.

[22] H. Falret, De la construction et de l’organisation des établissements d’aliénés, Paris, 1852

[23] J. Guislain, Leçons orales sur les phrénopathies ou traité théorique et pratique des maladies mentales, Gand, 1852. Cf. également J. Angst, « Historical aspects of the dichotomy between manic–depressive disorders and schizophrenia », Schizophrenia Research, n°57 (1), 2002, p. 5-6.

[24] J. Guislan, Traité sur les Phrénopathies, Gand, 1833.

[25] W. Griesinger, Traité des maladies mentales, traduction française par P.-A. Doumic, Paris, 1865.

[26] J.-P. Falret, « De la non-existence de la monomanie », dans Des maladies mentales et des asiles d’aliénés, Paris, 1864, p. 425-448.

[27] Ibid., p. 440

[28] Terme courant sous la plume des aliénistes et qui signifie évolution.

[29] « Ce qui était des états symptomatiques provisoires ne réunit aucune des conditions nécessaires pour constituer des espèces naturelles », Ibid., p. 448.

[30] J. Cotard, « Du délire hypochondriaque dans une forme grave de la mélancolie anxieuse ». Société Médico-Psychologique, séance du 28 juin 1880, dans Études sur les maladies cérébrales et mentales (textes réunis par J. Falret) Paris, Libraire J.B. Baillière et fils, 1891 ; réed. dans Du délire des négations aux idées d’énormité, Paris, L’Harmattan, collection « trouvailles et retrouvailles », 1997, p. 19-25.

J. Cotard, « Du délire des négations », Archives de neurologie n° 11 et 12, 1882, Études sur les maladies cérébrales et mentales (textes réunis par J. Falret) Paris, Libraire J.B. Baillière et fils, 1891 ; réed. dans Du délire des négations aux idées d’énormité, Paris, L’Harmattan, collection « trouvailles et retrouvailles », 1997, p. 25-53

J. Cotard, « Perte de la vision mentale dans la mélancolie anxieuse ». Archives de neurologie Vol VII n° 21, mai 1884 ; réed. dans Du délire des négations aux idées d’énormité, Paris, L’Harmattan, collection « trouvailles et retrouvailles », 1997, p. 53-58.

J. Cotard, « De l’origine psycho-sensorielle ou psychomotrice du délire », Annales Médico-psychologiques, n°60, 1887.

J. Cotard, « Le délire d’énormité » (Lecture faite à la Société médico-psychologique du 26 mars 1988) ; ; réed. dans Du délire des négations aux idées d’énormité, Paris, L’Harmattan, collection « trouvailles et retrouvailles », 1997, p. 58-62.

J. Cotard, « De l’origine psycho-motrice du délire » (communication posthume préparée pour le Congrès international de médecine mentale d’août 1889; réed. dans Du délire des négations aux idées d’énormité, Paris, L’Harmattan, collection « trouvailles et retrouvailles », 1997, p. 162-74.

[31] J. Séglas, Les troubles du langage chez les aliénés, Paris, J. Rueff, 1882.

J. Séglas, « Notes sur un cas de mélancolie anxieuse », Archives de neurologie, n° 22, 1884, p. 56-68.

J. Séglas, « Mélancolie anxieuse avec délire des négations », Le Progrès médical, 1888, p. 62-85.

J. Séglas, « Un cas de vésanie combinée. Délire de persécution et mélancolie anxieuse », Annales médico-psychologiques, VII, 1888, p. 320-342.

J. Séglas, « Sémiologie et pathogénie des idées de négation. Les altérations de la personnalité dans les délires mélancoliques », Annales médico-psychologiques, 1889, p. 6-26.

J. Séglas, « Diagnostic des délires de persécution systématisés », Semaine médicale, 1890, p. 419.

J. Séglas, « Le délire des négations » dans M. Léante (sous la direction de), Encyclopédie des aide-mémoire, Paris G. Masson, 1895.

[32] C. Lasègue, « Du délire des persécutions », Archives générales de médecine, 1852, dans Écrits psychiatriques, textes choisis et présentés par J. Corraze, Toulouse, Privat, col. « Rhadamanthe », 1971, p. 29-47.

[33] J -B. Luys, Traité clinique et pratique des maladies mentales, Paris, Delahaye et Lecrosnier, 1881.

[34] B. Ball, Leçons sur les maladies mentales, Paris, 1882.

[35] L.-F. Calmeil, De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique historique et judiciaire, Paris, J-B. Ballière, 1845.

[36] L’expression est de Séglas

[37] V. Magnan, « Des hallucinations bilatérales à caractère différent suivant le côté affecté », Archives de neurologie, n°18, 1883, p. 368-400.

[38] J. Séglas, « Diagnostic des délires de persécution systématisés », op. cit., p. 12.

[39] E. Kraepelin, Introduction à la psychiatrie clinique, Munich, 1905, trad. franç. Paris, Navarin, Bibliothèque des Analytica, 1984.

[40] M. Czermak, « Signification psychanalytique du syndrome de Cotard », dans Passions de l’objet, Paris, J. Clims, 1986, p. 205-234.

[41] J. Cacho, Le délire des négations, Paris, Éditions de l’Association freudienne internationale – Le discours psychanalytique, 1993.

J. Cacho, « L’ouïe et le non-paradoxe de l’hypocondrie cotardienne », Psychologie Clinique, n°10, 2000-2, « Corps, affect, émotion », p. 43-52.