De la "maladie alcoolique" à la dimension subjective

Par Olivier Douville (Psychanalyste et anthropologue, Laboratoire CRPMS, Université Paris 7 Denis Diderot)

PLAN

1. Un regard anthropologique et épidémiologique

11. Alcool et ritualités

12. De l’ivresse antique

13. Des alcoolisations aujourd’hui: rappel d’anthropologie des mondes contemporains

14. Epidémiologie

2. Histoire et actualités de la « maladie alcoolique ».

21. De la progressive construction d’un lien entre alcoolisme et folie

22. Invention de la maladie alcoolique

3. L’apport psychanalytique.

31. Freud et les freudiens

32. Après les freudiens, avancées lacaniennes et kleiniennes

4. Problématiques conclusives

D’où vient le mot alcool ? Son origine remonterait à la langue arabe : Al Kuh’al (noircir) donnant Al Kah'ala (devenir noir). Ces termes désignaient l’effet de parure d’un antimoine en poudre ou en liquide, d'abord utilisé comme un fard à paupières pour sa coloration noire qui fut aussi il y a un peu plus d’un millénaire employé comme antiseptique et anesthésique. Ce mot sera ensuite au XVI ème siècle, introduit dans son orthographe actuelle, dans notre langue, le terme d’ « alcool » désignant, "ce qui est très subtil".

Ce chapitre va suivre la marche suivante : nous envisagerons d’abord une brève histoire de l’alcool et des représentations qui, partant des usages rituels, envisagera le risque que les conduites actuelles d’actualisation massive font encourir à la génération qui vient ; nous aborderons ensuite les différentes étapes qui permirent la notion controversée de « maladie alcoolique », puis nous réserverons une place particulière à la façon dont des psychanalystes, depuis Freud, ont pu problématiser diverses configurations du sujet à sa dépendance alcoolique, enfin nous traiterons des questions liées aux dispositifs thérapeutiques.

1.Un regard anthropologique et épidémiologique

11. Alcool et ritualités

L’origine de l’alcool, et de même celle de la plupart des substances psycho actives, est à situer dans l’ensemble des procédures techniques traditionnelles visionnaires et ou à visées curatives comme le chamanisme, la transe thérapeutique ou la possession. La consommation de ces substances est un des aspect de la quête du grand voyage au pays de l’au-delà, afin de faciliter, voire de provoquer, la contemplation d’un monde surréel ou encore d’entrer en communication avec des puissances tutélaires, de se rapprocher de leurs présences, de s’acclimater à la façon dont elles s’expriment et de se faire les porteurs des messages qu’elles veulent transmettre aux mortels. Aussi s’agit-il d’une consommation en lien avec les mythes fondateurs, inscrite et insérée dans une ritualisation spécifique.

Autour de ces produits, les analogies cosmiques et cosmogoniques foisonnent selon une logique tranchée. L’alcool ingéré afin d’aider au voyage d’allure chamanique ou à une transe sacrée n’est pas perçu comme un aliment, c’est l’esprit même du produit qui est absorbé, sa substance au-delà de sa matière, bref, sa nature quasi-divinisée. Il se produirait là quelque chose d’une communion primordiale entre le corps et les énergies les plus souveraines et les plus cachées du royaume des choses de la nature. Aussi, et dans de tels contextes, boire de l’alcool ou consommer des produits que notre savoir occidental qualifie de toxique est un geste culturel qui ne peut être fait, en dehors des grandes ritualités collectives, que par trois catégories de sujets :

- les guérisseurs et les autres tradi-praticiens ; pour eux l’alcool et les autres substances constituent une part de leur viatique pour les transes et autres « sorties de soi » - à l’inverse entrer en rapport avec un malade suppose le plus souvent une abstinence et parfois même une abstinence sexuelle, un domptage des pulsions dans un idéal d’effacement des propres tendances et désirs du thérapeute. De telles restrictions peuvent se lire sur la stèle du roi babylonien Hammourabi que conserve le Musée du Louvre(XVII ème siècle av. J.C..) qui mentionne les interdictions de consommer faites aux prêtresses avant le sacrifice

- les initiés, c’est-à-dire ceux qui, par le passage initiatique, ont acquis un savoir sur la nature cosmogonique de leur corps, savoir portant le plus souvent sur l’extrême et rigoureuse solidarité entre les éléments et les forces qui composent leur corps et les éléments et les forces qui se combinent dans l’ordre de la Nature. Certains connaissent un surcroît d’initiation, par exemple les grands guerriers ou les chasseurs et la préparation à la chasse et à la guerre suppose une ingestion de produits « toxiques » [1]

- les malades qui ont, d’exceptionnelle façon, besoin de se raccorder par ces substances à une force censée les aider dans la marche de la guérison. L’alcool est réputé contribuer à cette circulation des humeurs permettant ainsi que le flux hydraulique corporel intérieur puisse être préservé pour prolonger l’harmonie avec le monde extérieur.

Il est, au moins, un point commun à ces trois catégories de sujets qui peuvent concerner une même personne (un chamane a connu une initiation et peut tomber malade) ou plus d’une. L’alcool dans tous ces cas de figure efface les traces idéales communes de la personnalité culturelle –ce que l’on pourrait nommer son « moi » social – et qu’il confère une autre identité au sujet (Bonus-Konan, 2001) le mettant face à l’occulte absolu qu’il se donne.

Alcool, savoir occulte, métamorphose ; voilà bien les termes qui définissent un trépied notionnel qui suppose une ritualisation de la prise de produit. Celle-ci se situe dans un tissu symbolique prépondérant.

L’alcool a donc une fonction et de catharsis et d’exutoire, il est souvent l’analogie d’une partie du cosmos et/ou de la force d’un Dieu.

On pourrait trouver dans le rituel chrétien de l’eucharistie qui fait fonctionner l’analogie sacrée entre le sang christique et le vin un prolongement de cette compréhension traditionnelle du recours à l’ivresse que nous prendrons soin de distinguer de l’alcoolisme. En effet ce qui se consomme dans ces pratiques « sacrées » –et voilà une des raisons qui rend moins « scandaleuse » la comparaison avec les rites catholiques et orthodoxes- c’est le signifiant du divan ou de l’ancestral inscrit dans le produit. Aucune variante n’est ici décisive et cela permet d’ajouter aux deux fonctions observables de la catharsis et de l’exutoire une troisième fonction qui est celle de l’identification du sujet à un corps de signifiants primordiaux qui est transité par le produit sans se réduire au produit lui-même.

Les informations que l’analyse anthropologique nous donne concernant la genèse et l’usage prescrit des substances alcoolisées ne se limite pas à l’anthropologie du sacré. L’usage de l’alcool, loin de se réduire à sa simple consommation, est lié à un ensemble de pratiques sociales qui si elles impliquent pour certaines des techniques ritualisées du corps (cf. supra) renvoient, pour d’autres, à la valeur de l’alcool comme bien économique, comme richesse du groupe ou du clan. Dans les circuits du don et de la dette, l’alcool vaut souvent comme monnaie d’exception. Dans de nombreuses sociétés, l’alcool est une richesse parce qu’elle est un produit lié au culte des morts. Les vivants déposent près des tombes, ou au sein d’elles, des tissus, des jarres emplies d’alcool. Mais l’alcool circule aussi et encore comme monnaie entre les vivants. On trouve aussi des usages de payement par l’alcool aux fins de modulations et de résolutions des rapports de tensions au sein de sous-groupes (don de tronc d’arbre évidé, empli d’alcool pour régler des différends violents entre deux familles ou deux sous-groupes) ou comme régulant l’institution de la dot entre deux lignées. Valeur d’exception et bien, l’alcool est utilisé donc comme paiement dans tous ces échanges entre groupes et lignées, entre vivants et ancestralités, lorsque ces échanges sont loin de s’équilibrer sur le seul modèle du troc et qu’il sert de valeur supplémentaire et décisive.

Voilà, sans doute hâtivement tracé, un premier repérage des réseaux de sens et d’usage de l’alcool dans des sociétés à rationalité traditionnelle. L’alcool, non l’alcoolisme, joue sa partition dans les systèmes des dons là où un au-delà symbolique est convoqué.

12. De l’ivresse antique

Un tel regard anthropologique ne saurait à lui seul rendre compte de l’histoire de l’alcool. Et jadis, dans l’Antiquité grecque, l’alcoolisation, si elle présidait encore aux délires qu’expédiaient Dionysos aux plus jouisseurs des mortels, fut envisagée comme une question tout autant philosophique que médicale. Tel est bien ce couplage de deux approches, point si disjointes alors, qui permit la naissance d’un discours politique et moral –non moralisateur- sur l’alcool, discours dont nous allons parcourir quelques étapes. Sans doute, les préoccupations athéniennes visaient un vivre ensemble dans la cité. Les conduites des citoyens étaient sources et objets de débat où ne manquaient pas d’intervenir des préoccupations de santé générale et d’ordre public. La philosophie politique et morale grecque exerce sa vigilance critique sur toutes les figures de l’excès. S’inventent alors des textes qui sont concernés par la figure du buveur qui devient un problème philosophique et politique et non plus l’archétype d’un sujet possédé par une ivresse sacrée.

L’Antiquité grecque a bien perçu et finement décrit le lien entre la forte consommation d’alcool et la folie transitoire. Or, ce lien causal ne fut jamais, du moins chez les philosophes Platon puis Aristote, source d’une condamnation hygiéniste de l’usage de la boisson. Quand bien même le second philosophe se pencha avec succès sur une conception davantage naturaliste des effets de l’alcool que ne le fit le premier, son objectif demeura l’observation des modifications de l’équilibre du caractère en fonction de divers types de consommation de vin. La méthode était donnée par une analogie : considérée cliniquement les effets du vin comme on le ferait d’un accès de mélancolie causée par une cause extérieure au sujet, un pharmakon.

C’est aussi que la notion de la folie qui renvoie à celle d’un excès et d’un déséquilibre ne souffre d’aucune stigmatisation. Pas plus que l’alcool, le délire est une menace pour le social, tant ce dernier est bien réglé comme un lien entre « gentlemen » de la cité athénienne, hommes rationnels et parfois capables de compassions à l’endroit de ceux qui déraisonnent. Chez Platon, le vin peut causer des désordres et même des délires ; ce sont alors les fameux excès dionysiaques (bacchiques, pour les romains). Ces épisodes collectifs furent, il est vrai, une façon de désordre réglementé et d’institutionnalisation rituelle du transgressif, mais, de plus, pour Platon, ils traversent et possèdent les sujets non sans leur donner parfois d’étranges accès de fulgurance et de lucidité. L’homme possédé par de tels désordres peut se transporter loin des les semblants du monde, crever le voile usagé des convenances, et dans l’inconsidéré de son délire plus ou moins sacré, dire le vrai à propos de ce qui ne va pas entre les sujets et les règles qu’ils se donnent.

Par ailleurs, le vin est considéré comme un ingrédient indispensable au bon succès des banquets. Considérons plutôt un passage très précis de son texte Les Lois qui souligne non seulement l’agrément que le libre citoyen d’Athènes peut trouver à banqueter, mais insiste sur l’utilité des banquets pour l’éducation Eduquer c’est aussi apprendre à la jeunesse l’usage tempéré des plaisirs. Citons Les lois, 652A et sq.

« L’athénien :.s’il n’ y a pas non plus dans l’usage bien réglé des réunions consacrées au vin, un élément d’une grande utilité, et méritant d’être pris au sérieux. … Cet usage a du bon comme notre propos semble vouloir l’indiquer ; mais en quel sens et de quelle façon ? . »

Le raisonnement procède ainsi : N’avons-nous pas tendance incriminer injustement le problème de l’ivresse ? à lui attribuer des effets dont elle, l’ivresse, n’est pas la cause ? Aucun angélisme ici, aucune complaisance non plus pour un usage de l’alcool qui aliène. C’est ainsi, souligne Platon par la bouche d’un de ses protagonistes des plus exemplaires à force d’anonymat car rien ne le spécifie sinon qu’il est athénien, il est vrai que la plupart du temps, les beuveries tournent mal, mais c’est aussi en raison d’un manque de chef de banquet. Le parallèle se fait alors entre la tenue d’un banquet et la marche de l’armée. De même qu’à l’armée il faut un général qui doit se montrer courageux, de même faut il aux réjouissances un chef de banquet sobre. Et ce dernier enseigne aux jeunes gens à modifier le régime de leurs plaisirs, il leur inculque le souci d’une jouissance tempérée. Le vin est un allié pour qui en fait usage, comme on le dit si vite, « à raison » - expression familière, vaine la plupart du temps, mais qui ici aurait trouvé tout son poids de sagesse et de sens. Que pense du vin un tel « général de banquet » ? C’est presque une thèse qui va s’énoncer en prenant amorce du constat suivant : un excès de vin diminue les facultés intellectuelles et accroît l’intensité des sensations. Une telle redistribution des cartes du « penser » et du « sentir » peut parfois être utile. Il n’est en rien déshonorant de régresser de temps à autre « à son propre service », dirions-nous aujourd’hui. Il n’est, en ce sens, guère plus insensé, poursuit Platon, de s’enivrer que de prendre des médicaments ou de faire de la gymnastique. De telles décisions infligent une épreuve au corps et le mettent à mal mais c’est en vue d’un bien à venir. Quel bien peut-il alors provenir de l’ivresse ? Une telle question conduit à envisager deux conséquences de l’ivresse. Le vin est un remède souverain contre la crainte, et il a comme autre effet de provoquer un laisser-aller. Anxiolytique et relaxant, le vin a tout d’un compagnon aimable. Jusqu’à un certain point cependant, tant l’absence de crainte peut mener au parjure et à l’irrespect des lois si elle se corrompt en fantasme d’indestructibilité, et le laisser-aller, nécessaire, comme l’est la rêverie ou l’imagination créatrice, peut lui aussi se dégrader en langueur, en abandon d’une tenue morale. Aussi le vin s’il éloigne temporairement et salutairement des crispations excessives et des frayeurs chimériques est-il, en excès consommé, un danger pour l’âme. Voilà bien la raison qui fait, logiquement, de l’usage du banquet arrosé un moyen tout indiqué pour les éducateurs d’éprouver l’âme des jeunes dont ils ont la charge et de déceler la force de la sagesse qui résiste à l’enivrement. L’éducation ne se réduit pas à une mortification (notion étrangère à la pensée grecque) mais à un usage raisonnable des plaisirs afin d’instaurer un ordre dans les appétences et les dilections sensuelles de chacun. Le jeune qui, bien que sous l’effet du vin, est capable de tenir des propos sensés et peut énoncer des décisions raisonnables et justes est alors, à n’en point douter, un futur citoyen des plus recommandables.

Double statut de l’alcoolisation pour Platon, cette conduite sert d’adjuvant quant elle livre à la folie dionysiaque un sujet. Il en sera peut-être devenu dangereux, luxurieux et violent, mais il sera surtout également possédé par une transe. Cette décharge spasmodique de tensions rend bavard. Pour autant elle ne fait pas des propos incohérents que le possédé peut tenir de simples expressions ridicules ou déficitaires. Ce sont des messages à entendre, à comprendre, des avertissements sur la folie du monde et le désordre des dieux, folie et désordre dont l’enivré dionysiaque est le porte-voix égaré, farouche et insistant.

C’est aussi en méditant sur les conséquences psychiques de l’alcoolisation que, plus tard, Aristote tressera au vin et à l’ivresse des lauriers philosophiques qui prirent goût à la longue durée. Nous sommes au début de son fameux Problème XXX ,1 « L’homme de génie et la mélancolie ». Revenons à son introduction : « Pourquoi tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques… ? ». Avec ce Problème, la mélancolie chute du ciel des idéalités platoniciennes.Si elle n’est plus fureur envoyée par les Dieux, elle demeure et se survit en tant que fureur plus que comme tristesse. Excès. Et Aristote, qu’on réduit si souvent à un chantre du juste milieu, ne condamne pas cet hubris mélancolique. Avec lui, le mélancolique, cet homme sans lieu et sans retour, ne se réduit pas au proscrit. Si sa parole semble désorganisée, vitupérante, effilochée ou monomaniaque, excessive et encombrante, c’est aussi que nous n’entendons plus la folie alerter le monde social et civil sur le trop grand confort. Nous ne l’entendons plus dénoncer passionnément les petits arrangements avec l’opinion et la pente du bon sens par lesquels chacun endort chaque jour son devoir éthique de se plier au logos. Le scandale du mélancolique, ce n’est pas sa tristesse ou sa résignation c’est son inconditionnel dédain des faux-semblants. En ce sens le philosophe et le mélancolique ont à se prêter main-forte. Mais encore faut-il pour cela sauver la folie mélancolique de la maladie mélancolique et, pour se faire, comprendre de quoi souffre le patient. L’excès d’une des humeurs, la bile noire, précisément, sera l’étiologie retenue par le philosophe. Et une fois de plus, le vin servira de pharmakon, tant il est vrai qu’il est plus aisé de rencontrer des camarades ivres que des francs accès de mélancolie ambulante. Le vin produit artificiellement les effets de la bile noire, lorsque cette dernière se trouve en excès dans l’organisme. Citons Aristote : « Le vin semble, en abondance susciter les mêmes personnages que nous disons mélancoliques, et créer, quand on boit les manières d’être les plus diverses, par exemple il rend les gens irascibles, bienveillants, compatissants, hardis…Et le vin fait des gens excités aux plaisirs de l’amour et l’on dit avec juste raison que Dionysos et Aphrodite vont l’un avec l’autre et les mélancoliques sont, pour la plupart, des luxurieux. »

On le voit l’alcool rend plutôt autre que malade. Les effets du vin sont autres que de simples symptômes. Ils expriment tout un registre existentiel de la jouissance et de l’investissement libidinal d’autrui. Aristote médecin clinicien va élire l’alcool comme ce produit qui crée une mélancolie expérimentale ; Aristote philosophe moral voit dans l’ivresse ce qui permet à chacun de se rapprocher de sa nature mélancolique et du génie propre à cette nature. La comparaison entre le vin et la mélancolie débouche sur une pensée clinique qui relie déliaison psychique et articulation des discours dans la cité car de la bouche du dire mélancolique peut surgir une parole de vérité qui fait incise dans les commodités de l’opinion. Elle ouvre de plus à un questionnement sur les liens entre intempérance et génie, l’alcoolisation, tout comme la mélancolie, conduisant le sujet à un nouveau rapport au langage. Ce texte étonnant ne refuse pas en bloc les héritages anciens se rapportant à l’ivresse inspirée, mais naturalisant le problème, il le soumet à un regard éthique on ne peut plus actuel.

13. Des alcoolisations aujourd’hui: rappel d’anthropologie des mondes contemporains

La modernisation, loin de s’accompagner de modifications processuelles et de continuations douces, se traduit par de grands effets de fracture en même temps que disparaissent des pratiques signifiantes. Les phénomènes de colonisation, puis de globalisation ont fortement abrasé les cohérences symboliques locales. Sur un champ de recherche vaste comme peut l’être une anthropologie de la consommation d’alcool, si des recherches essentialistes tendent encore à décrire des sociétés tenues pour indemnes et vivant dans une supposée autarcie symbolique, des études importantes et allant se recouper en leur constat menées sur les deux Amériques, par exemple, vont prendre en considération d’autres formes d’alcoolisation qui loin de contribuer à l’enchantement du monde, accompagne comme inexorablement, son désenchantement (JF. Garcia-Riuzz, 1984, J. Leroux, 2009). Aux rites sociaux qui se démembrent s’ajoutent des pratiques solitaires

Un pesant et long travail d’oubli –Jacques Leroux précise « de censure » pour la culture algonquine- s’est exercé sur les signifiants anciens et les pratiques passées. Il s’en déduit une façon de désorientation psychique dans une atrophie de la vie symbolique partagée qui emporte au moins deux conséquences : la rapide érosion des figures traditionnelles de l’autorité et des idéations suicidaires qui s’expriment, par exemple dans le cas de la société algonquine, par des violences suicidaires et des alcoolisations massives. La symptomatologie et la conduite alcoolique ne sont plus alors synonymes d’une orgie dionysiaque et elles ne peuvent lui être comparées. Le malade alcoolique hante une aire de désillusion. Comme pétrifié dans l’intemporalité d’une destruction, il se replie sur le compagnonnage de l’alcool, cet objet présent, trop présent, fidèle, trop fidèle. L’alcool n’apporte avec lui aucun ciel d’idéalités, il ne fait plus fulgurer un réseau de pratiques et de codes, il est cet objet réel qui prolonge, berce ou fait parfois flamber l’errance psychique du sujet.

Un des exemples les plus connus d’une analyse de ces sociétés fortement déculturés, qui ont brutalement subi une rupture de leur système symbolique, a été le fait d’une école d’ethnopsychiatrie en Bretagne – dont aujourd’hui Carrer, 2007. Il s’y est proposé l’hypothèse que l’alcoolisation massive dans cette région était explicable à l’aide de deux termes proposés par Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychiatrie. D’une part la notion assez mécanique d’ « acculturation antagoniste » et qui envisage qu’un trait d’une culture dominée puisse être utilisé comme un mécanisme de résistance à l’acculturation. D’autre part la notion de « modèle d’inconduite», issue des travaux de Ralph Linton, laquelle implique l’idée d’un modèle détaché de l’idéal social mais prescriptif tout autant et qui exige du sujet que s’il dysfonctionne cela soit sur une modalité comportementale très précise. On retrouverait sans effort la cohérence de la pensée de Devereux, si comme le proposait il y a plus de vingt années C. Le Vot-Ifrah (1989), l’analyse du phénomène breton adoptait comme notion de base celle de « renonciation à l’identité », elle aussi promue par l’ethnopsychiatre. Il n’est point certain que l’ethnopsychiatrie débroussaille plus qu’une autre approche le buisson ses causes profondes de l’alcoolisation dans les contextes de destruction de la langue et des rapports sociaux. En revanche, la renonciation à l’identité est une notion qui importe car elle cerne le sens possible de la mise en acte du sujet et implique ainsi une tentative de compréhension des registres fantasmatiques et sociaux. Aujourd’hui l’alcoolisation tend à être la même partout. Subsistent des façons différentes d’en parler. À Rennes, à Quimper ou à Brest, les jeunes, tardivement, se lanceront sur ce qu’il est commun de nommer en ces terres « des pistes ». Se transporter de bar en bar, d’ivresse en ivresse, jusqu’à la nuit épaisse de l’oubli et de l’hébétude. Le nostalgique y verrait la lointaine, atrophiée et brumeuse survie des voyages chamaniques ou druidiques. L’observateur moins imaginatif ou peu gourmand de folklore conventionnel se trouvera, pour sa part, confronté au monde de plus en plus vaste et mouvant des adolescences errantes, dans des non-lieux (O. Douville, 2007). Dans le même sens, des auteurs (G.Nauleau et S. Quesemand-Zucca, 2002) ont proposé le terme d’ « alcool compagnon », ce qui met l’accent sur l’indissociabilité entre mode de vie « à la rue » et alcoolisation massive permettant une anesthésie psychique ces des exclus de plus en plus jeunes.

14. Épidémiologie

Depuis le début des années 1960, la consommation d’alcool est en baisse, passant de plus de 26 litres d’alcool pur par personne de plus de 15 ans à 17,5 litres en 2005 (source INSEE). Ce constat global doit être précisé et nuancé. Les Français boivent moins de vin, à table, et de bière, en revanche, la consommation des spiritueux est en légère hausse. Enfin l’alcoolisation des mineurs associée à d’autres types d’addiction devient un problème accru. Que deux mondes générationnels se heurtent, cela se comprend, mais que des façons inédites de rechercher grâce à l’ivresse une extrême anesthésie de soi, cela alerte ! En effet, une nouvelle forme très préoccupante d’alcoolisation massive se répand dans nos modernes adolescences. Le « binge drinking » consiste à absorber ponctuellement une quantité excessive et intensive d’alcool pour parvenir le plus rapidement possible à l’ivresse puis au coma éthylique (Moins, 2010). Un tel phénomène concerne essentiellement les adolescents de 12 à 16 ans. Il est en augmentation rapide chez les mineurs, au point d’être analysé au Royaume-Uni et en Irlande comme une « consommation frénétique » intentionnelle et organisée, des clinciens sur la notion « d’intentionnalité » de l’ivresse, mais aussi sur le caractère « organisé » saturant les urgences psychiatriques (Moins, 2010) ! De plus, ces fréquentes hyperalcoolisations pourraient conduire à des lésions cérébrales dues à la réduction durable de la neurogenèse au niveau de l’hippocampe, jouant un grand rôle dans la mémoire (Gardien, 2007).

D’un point de vue psychanalytique, nous situerions l’adolescence, en paraphrasant Winnicott comme un baromètre du social et de la culture. Période de transition par excellence, l’adolescence, face à des exigences sociales sévères ou perçues comme inaccessibles, peut-être brutalement confrontée à sa propre dépendance à la vie pulsionnelle infantile laquelle trouve de moins en moins de solutions de « transitionnalité » et de sublimation. Renvoyé à sa dépendance affective et économique, dépendance loin d’être toujours bien accueillie, le jeune ressent une honte pesante assimilée à de la castration imaginaire, occasion de haine et d’auto-destruction. Les besoins affectifs et somatiques peuvent être niés par l’agir qui crée cette subjectivation de la dépendance d’où le sujet s’absente sous les automatismes de répétition. Il confère alors au produit toxique un pouvoir, celui d’une quasi—déité privée, capable de prendre sur lui des pouvoirs de vie, de mort et d’assignation (Douville, 2007)

L’ensemble des processus de déliaison sociale crée aussi une population précaire ou inquiète de le devenir, plus aisément encline à consommer de l’alcool mais aussi des drogues qui, telle la cocaïne, ne sont plus ces produits de luxe (même si onéreux) réservés à quelques politiciens ou artistes et aux milieux aisés. Aujourd’hui on estime qu’il y a en France près de 5 millions de personnes en difficulté avec l’alcool dont 1 ,5 à 2 millions en difficulté avec l’alcool - soir près d’un adulte sur quatre (M. Lejoyeux, et al. 2009)

Aujourd’hui l’OMS définit les seuils suivants pour parler d’alcoolisation:

- jamais plus de 4 verres par occasion pour l'usage ponctuel ;

- pas plus de 21 verres par semaine pour l'usage régulier chez l’homme (3 verres/jour en moyenne) ;

- pas plus de 14 verres par semaine pour l'usage régulier chez la femme (2 verres/jour en moyenne).

Le terme de verre désigne le “verre standard” ou unité internationale d'alcool (UIA) qui est la quantité "normalisée" délivrée pour chaque catégorie de boisson alcoolique dans les lieux de consommation public set qui correspond en moyenne à environ 10 grammes d'alcool pur.

Ces seuils n'assurent pas avec certitude l'absence de tout risque, mais sont des compromis

4. Histoire et actualités de la « maladie alcoolique ».

21. De la progressive construction d’un lien entre alcoolisme et folie

Si le lien entre alcoolisme et folie est pressenti depuis longtemps, sans toutefois faire de l’alcool un fléau, si, de plus, deux législations royales (Charlemagne - François premier) répriment l’ivresse “trouble à l’ordre public”, si enfin des campagnes d’hygiènes publiques sont entreprises à la fin du XVIII° siècle, peu après la mise en avant par la Révolution Française de la Raison comme objet politique, essence et bien commun, la fabrication de l’alcoolisme comme maladie coïncide avec la Révolution Industrielle. Un renversement des valeurs liées à l’alcool s’annonce alors. Il s’effectue en un peu moins d’un siècle, en même temps que les logiques d’internement se modifient et s’étendent. Par le passage d’un enfermement sélectif des indésirables et des perturbateurs ou réputés tels (cette mesure de rétorsion caractéristique de l’Ancien Régime), à un enfermement étendu à toutes les formes de l’aliénation, une politique prophylactique se fait jour, avant même que le terme d’alcoolisme se soit créé. Rappelons ici que le médecin suédois Magnus Huss a été l'un des premiers en 1852 à situer l'alcoolisme dans le champ des maladies en tentant de ne plus le lier à sa connotation de vice.

Antérieurement donc, dès 1823, un compte-rendu au conseil général des hospices et hôpitaux civils de paris, sur le service des aliénés signale l’abus d’alcool et des vins comme la seconde cause d’aliénation mentale, juste après les fièvres. Le buveur cesse progressivement d’être un acteur, et l'action de boire cesse d’être un geste dès lors que l’alcool fort – à la différence du vin rouge, non du blanc- est médicalement désacralisé et repéré comme un poison. Les thèses de médecine sur les ravages causés par les abus de boissons très alcoolisées commencent à se soutenir en rang serré, parmi lesquelles l’on pourra retenir celle de Marcel, un élève de Leuret, consacré à la folie causée par les intoxications alcooliques, ou encore les travaux de Lasègue. L’étude d’Esquirol sur la monomanie d’ivresse les précédait toutefois.

L’abus du vin n’est toutefois, pas perçu de même façon que celui de l’alcool, soulignent J. Postel et ses collaborateurs. Les régions viticoles apparaissent comme plus sobres, moins lourdement peuplées en candidats au delirium ou à la psychose toxique que ne le sont les départements où l’on distille de l’alcool. Et certains départements affichent des records de pathologie alcoolique, qu’ils sont loin d’avoir perdus : Seine-Maritime, Côtes-du-Nord, Côtes d’Armor, plus tardivement.). Au tout début des années 1870, les hommes hospitalisés en raison de complications psychiques dues à l’intoxication alcoolique sont quatre fois plus nombreux que ne le sont les femmes : la population des alcooliques admis dans les asiles d’aliénés comporte 25% d’hommes âges de 30 à 50 ans et 6% de femmes situées dans la même tranche d’âge. Postel et ses collaborateurs se réfèrent également à l’ouvrage du Dr. Lunier, l'inspecteur général des asiles, consacré à la production et à la consommation d’alcool en France. Paru en 1877 à Paris, le plaidoyer prophylactique de ce médecin fait contraster nettement les régions vinicoles du reste du territoire. La cartographie des consommations, et donc des surconsommations des alcools, fait alors ressortir aussitôt les régions à vins et les régions à spiritueux - les bouilleurs de cru ces descendants des soldats de Napoléon qui bénéficiaient d’un privilège leur permettant de produire leur propre alcool [2]étaient moins visé que les productions industrielles : pomme de terre, grains ou betterave.

La relative innocuité des zones viticoles s’accompagne d’une grande stabilité des habitudes des buveurs. Ailleurs on boit plus, et de tels excès l’on en tombe plus aisément et plus facilement malade (au plan physique et psychique) et potentiellement dangereux. Les boissons fermentées, vins, bières, cidres, passent pour inoffensives et même salubres. La plupart des médecins vont jusqu’à les qualifier d' « hygiéniques ». La première enquête de Lunier se conclut par l'aphorisme « le vin chasse l'alcool » . Un tel point de vue ne sera plus de sitôt remis en cause. La mythologie du Boire noble est peu égratignée par la médecine qui souvent l’atteste au risque de la renforcer. L’archétype du bon buveur relie trois termes : un produit un geste, un effet et un caractère psychologique. Le « Boire » reste perçu comme une conduite virile, loin de n’être que l’excès ou la pathologie d’un seul, l’acte de « boire » est lié à un imaginaire du corps, de ses besoins et de ses résistances, imaginaire d’autant plus cristallisé qu’il signe un pacte social rural. Le « Boire » anomique, solitaire et destructif semble être ce qui définit l’alcoolique désespéré des mondes modernes et des jungles urbaines. On ne peut ici penser qu’à Emile Zola et son roman l’Assommoir.

Que veut dire cette constante et robuste défense des buveurs de vin rouge ? L’économie de ces pays qui ont la réputation d’être des régions où l’on sait boire et où une sagesse du corps prédomine sur le goût des excès repose grandement sur la culture des cépages et la commercialisation des produits des vignobles. Quelques surgeons de l’ancienne mythologie qui associe le vin rouge et la vigueur du sang fonctionnent comme une caution imaginaire à une véritable politique de groupe de pression pro alcool qui reste effective encore aujourd’hui.

La condamnation médicale et hygiéniste de la consommation d’alcool se poursuit et progresse d’importance après 1870 , ce d’autant après la Commune de Paris (1871), où l’amalgame idéologique et réactionnaire sera fait entre ouvriers révolutionnaires et “alcooliques”. L’alcool nuit au travail voilà un thème conventionnel des campagnes hygiénistes du XIX° siècle – tout aussi hygiénistes que ces longues déplorations sans effet sur l’absentéisme scolaire des adolescents aujourd’hui sur alcoolisés. C’est aussi, cette stigmatisation, une façon de vouloir oublier la cuisante défaite de 1870 qui aura certainement comme conséquence la diffusion d’idéologies simples de renouvellement des qualités morales et physiques d’un peuple qui de vaincu peut, s’il prend bon soin de lui, redevenir dominant. Les condamnations de l’intoxication alcoolique se doublent d’un souci moral et d’exaltation patriotique. On se met à rêver d’une France qui se relève et qui est à même de montrer par-delà sa défaite que l’on veut transitoire, la force des populations qui la compose. L’antialcoolisme devient un thème de croisade. Et les praticiens désirent freiner ce que Claude de Vosges nomme «la marche du fléau envahisseur » dans son rapport fleuve présenté au Sénat le 4 février 1887. Ils seront vite désabusés et espèrent peu dans les effets dissuasifs de la législation en vigueur tant sur la production que sur la consommation. On peut comprendre les raisons de la tonalité dubitative de leurs écrits au début du XX° siècle (Roubinovitch et Bocquillon, 1991[3]). Elles tiennent en bonne part dans le laxisme de la législation française–une des plus permissives d’Europe. De plus, le fait d’augmenter les taxes ne ferait qu’encourager les fraudes et la confection de produits encore plus nocifs pour la santé de qui les consomme. Peu d’enthousiasme donc de la part des médecins, surtout des aliénistes. Quant à la rhétorique de la prévention collective et de la discipline communautaire si elle a quelques chances de mordre sur les pays protestants, elle se voit reçue avec moquerie et défiance dans les pays latins. À ce titre la France se montre plus que latine même si, au début du vingtième siècle, les “Mouvements de tempérance” se fédèrent en “Ligue Anti-alcoolique”.

L’enfermement psychiatrique ou carcéral devient une réponse massive et impuissante. L’alcoolisme devient la première cause des internements psychiatriques chez les hommes jusqu’en 1937 environ et les discours tout comme les pratiques se banalisent.

22. Invention de la maladie alcoolique

L’introduction des « cures de dégoût » dans un arsenal thérapeutique alors des plus limités se fera dans les années 1950 en même temps qu’apparaissent les premiers textes d’alcoologie – même si quelques psychanalystes du temps de Freud avaient déjà consacré des articles au sujet de cette addiction. Aux Etats-Unis E.M. Jellinek, un médecin qui fut parmi les tout premiers experts de l’O.M.S. rédige une première taxinomie de l’alcoolisme en tant que maladie. Quatre degrés sont distingués, la moindre dépendance est psychologique, il est fait usage de l’alcool pour obtenir l’atténuement ou même la cessation des émotions désagréables Un stade supplémentaire d’alcoolisme rend compte de la situation de ceux dont la santé physique est affectée par l’abus d’alcool, mais sans que se produise encore une dépendance physique ou psychique Vient ensuite l’alcoolisme en tant que dépendance physique impossible à dominer vis-à-vis de l’alcool, puis la disponamie. Ces formes sont liées entre elles et elles sont décrites comme une évolution allant de la phase préalcoolique à la phase morbide en passant par une période inaugurale qui précède une phase critique. Cette dernière fait l’objet d’une description très minutieuse qui regroupe les traits suivants : la perte du contrôle sur la quantité d'alcool consommée, des essais de justification du mode de boire, la survenue des problèmes sociaux, la mise en avant d’un narcissisme grandiose, des tendances à l’agressivité que contrebalancent à peine des remords incessants, des périodes d’abstinence qui se terminent par une recrudescence des consommations d’alcool, avec des changements dans la façon de boire, de plus en plus tôt dans la journée, de moins en moins maquillée par les convenances sociales des apéritifs, des repas communs ou des « pots » au travail. Ces récidives se doublent de conduites d’auto-exclusion renforcées par des comportements hostiles et par l’isolation. Perte des éthos liés au travail, ruptures sociales, virulences et violences décrivent ce vertige alcoolique cette aspiration vers la désocialisation qui l’accompagne. La libido se replie sur une oralité qui se dévore elle-même et la sexualité intéresse peu ou pas le malade alcoolique. Les descriptions de Jellinek décrivent dans un langage ordinaire des situations courantes. Des conduites et de réels symptômes médicaux sont agglutinées ensemble. En France, Fouquet, proposait à son tour, en 1956 puis en 1963, sa classification des différentes formes d’alcoolisme ; il est depuis devenu une référence incontournable dans la plupart des ouvrages portant sur la question de l’alcool. Il articule Sa taxinomie prend en compte trois facteurs : le facteur psychique, le facteur de tolérance, et le facteur toxique. Trois degrés d’alcoolisation s’en déduisent qui sont autant d’aggravation des états psychiques et physiques des malades. D’abord, l’alccolite ou la forme la plus fréquente de l’alcoolisme en France, particulièrement chez les hommes qui boivent plus que régulièrement dans un cadre social pour faire comme les autres. Même si on ne remarque pas encore des complications psychiques graves, les effets toxiques de la consommation se font sentir malgré tout. L’alcool renforce le pacte narcissique entre des mois qui se situent par cette conduite en miroir les us des autres. L’alcoolose, moins fréquente, serait, selon Fouquet, plus caractéristique de l’alcoolisme au féminin. L’alcool auquel ces femmes recourent sont forts. La dépendance psychique et physique inquiète tant les conséquences en termes de santé très sérieuses. Les boissons sont consommées dans la solitude, pour leur valeur de psychotrope – et non pour le goût de l’alcool. Le boire ne donne ici aucune identité groupale. Et comme le confirmera plus tard le psychanalyste G. Haddad, une telle alcoolisation ne va pas sans que soit survenue une catastrophe renvoyant à la dévastation d'un pacte symbolique fondamental qui existerait entre hommes et femmes. Pour Haddad, il s'agit-là de la destruction du désir de la femme ou de la profanation de sa fonction symbolique dans la maternité : avortements non désirés, refus d'honorer son droit à la maternité, perversion sexuelle du partenaire… Cette profanation, de surcroît, a pour agent le plus fréquent l'homme à qui elle a donné sa foi. Hypothèse qui vient au psychanalyste par sa cure, possible donc. Sans entrer dans un débat sur la généralisation d’un tel modèle explicatif, nous ne pouvons que souligner une spécificité de l’entrée dans l’alcoolisme en fonction du genre sexuel. Les hommes s’entraînent à boire pour maintenir un pacte narcissique, sans doute plus profondément pour faire tenir la mise en scène d’un tel pacte, les femmes s’adonnent à une boisson réduite à un médicament du psychisme à la suite d’une rupture humiliante d’un pacte narcissique. La spirale des alcoolisations s’accélérant, Leroux propose un troisième stade , qui ne distingue plus les femmes des hommes et qui est celui de la «somalcoolose », la plus extrêmes de ces trois catégories. Psychiquement des plus vulnérables, les personnes atteintes de cette forme d’alcoolisme ne boivent plus que de l’alcool très fort dans le but d’arriver à l’inconscience. Il y a alors d’une ingestion compulsive et irrationnelle de n’importe quelle boisson qui conduira à un état d’ébriété immédiat. Il ne s’agit plus de greffer à l’imaginaire le factice d’une illusion groupale, il en s’agit plus d’apaiser les douleurs psychique, mais bel et bien de porter attaque à la vie psychique, de faire « craquer » le psychisme. Que de plus en plus d’adolescents parviennent rapidement maintenant à ce stade en dit long sur la dégradation de l’érotisme oral dans nos mondes contemporains.

Un autre apport de Fouquet réside dans la description princeps qu’il fait, en 1963, de ce qu’il a nommé l’ « apsychoganosie » alcoolique. Il faut frayer avec la voie de l’approche clinique engagée vers la reconnaissance des processus psychique pour trouver que le patient vit un rapport séparé de son corps, des fonctions vitales semblent alors mises en dehors de l’investissement du corps, au risque, précise ultérieurement J.-P. Descombey (1994 et 2005), qu’il soit fait appel par l’alcoolique à l’assistance médical sur le mode de l’adresse d’un nourrisson à une mère primaire. Ce manque d’investissement dans le soi somatique est constaté. Cette observation est très fine parce qu’elle inclut le type de relation le plus courant entre un patient ayant de son plein gré ou pas endossé l’habit diagnostique de l’alcoolique et l’institution supposée le soigner. Le problème étiologique reste intact. Ces hommes et ces femmes régressent-ils à ce type de rapport à l’autre en raison de leur intoxication ou compensent-ils des blessures et des frustrations de ce lien au premier Autre maternel par des alcoolisations ? Nous verrons dans la troisième partie de ce chapitre l’abord un peu différent qu’ont proposé certains psychanalystes.

23. Au delà des antinomies, le rôle de l’environnement et des facteurs subjectifs.

Dans les années 1970, apparaissent d’autres discours que le discours moral ou moralo-médical tenus bruyamment par des médecins ou des ligues de prévention. De même que fut dénoncée la tendance des recherches précédentes à une relative dédramatisation des effets de l’alcool tant que ces derniers ne posent un problème à la médecine qu’envisagé sous l’angle de la dépendance. Ce dédain nouveau pour l’idéologie qui sépare et contraste de trop les grands buveurs des usagers à risque pour autrui permet de mettre en avant le fait que le risque est équivalent pour tous (même si le risque de dépendance ne concerne pas tous les consommateurs d’alcool). En effet il est alors montré que les propriétés de l’alcool amènent aussi aux alcoolopathies (même en l’absence de dépendance), aux accidents routiers, aux accidents du travail, aux accidents domestiques...

Les travaux ultérieurs de D. Cahalan (1974) ou de S. Peele (1998) consacrent un mouvement de contestation qui commença à fleurir au début des années 1960 du modèle médical de l’alcoolisme et de la césure toujours possible qu’il induit entre buveur sain et buveur pathologique. Les collaborateurs de Cahalan proposent, eux, de situer l’excès de boisson en fonction de variables multidimensionnelles continues pouvant produire des syndromes différents. Ils envisagent qu’un même continuum relie l’abstinent à l’ « addict ». Tout l’ensemble de la population se répartirait ainsi sur une courbe analogue à la courbe des poids ou de n’importe quelle autre mesure d’allure gaussienne de sorte que notre position sur ce continuum, si elle demeure assez fixe pour la plupart d'entre nous, pourrait toutefois se révéler variable selon le temps et les circonstances de la vie. Des études expérimentales, telles celles menées par A. Marlatt, dès 1973, montrent que ce le sujet croit boire influe souvent autant sur son comportement que ce qu’il boit effectivement, de sorte que les réactions physiologiques peuvent être perçues comme réagissant fortement avec le pouvoir subjectif. Ensuite, Marlatt, étudiant le phénomène des rechutes, par des entretiens systématiques menés avec des buveurs qui furent abstinents un temps au sujet des circonstances qui, selon eux, avaient entraîné cette rechute, met en avant un certain nombre de facteurs déclenchants qualifiées de «situations à risque élevé ». S’en sont suivis des protocoles centrés sur les fonctions cognitives visant à réduire les tendances à la rechute pour qui vit de telles situations. Parmi celles-ci, les trois «situations à risque élevé » qui s'appliquaient le plus communément aux alcooliques, aux héroïnomanes et aux fumeurs étaient les états émotionnels désagréables, les conflits interpersonnels et la pression sociale. Pour ce qu’il en est des grands buveurs, l’anxio-dépression est donnée pour un des facteurs les plus préoccupants favorisant la rechute, alors que pour les héroïnomanes, la proximité avec d’autres individus en train de consommer de la drogue restait le facteur déclenchant prégnant.

On pourra également se reporter à une autre série de travaux portant sur les situations à risque élevé mais dont les résultats assez abrupts ne peuvent qu’inciter à davantage de prudence méthodologique,. Dus à H. Annis et ses collaborateurs dans l'Inventory of Drinking Situations, ils mettent en avant le fait que du moment que l’on interroge une personne au sujet des situations dans lesquelles il a bu à l'excès, rien n’indique à coup sûr que situations soient bien celles qui ont déclenché la surconsommation. Les biais et les distorsions ne manquent pas non plus lorsque les sujets sont conviés à participer à un jeu de rôles illustrant quelles pourraient être leurs réactions à certaines situations définies d'avance, ce dans l’objectif d’ évaluer si leurs réactions sont appropriées. Il peut, par exemple, être suggéré à un participant de jouer la façon qu’il aurait de réagir à l’offre de boire qui lui serait faite par une hôtesse (cf Monti et al. 1989). Une lacune évidente de cette méthode d'évaluation est qu'elle est extrêmement indirecte et ne permet en rien d’inférer des dires des sujets et de leurs jeux de rôles ce que seront, pour eux les situations à risque de la vraie vie. Devant une telle imprécision de méthode il est permis de supposer que l’évaluation des situations à risques élevés de rechute pour chaque personne devrait plutôt se fonder sur un entretien clinique détaillé au cours duquel l'intervenant pourra clarifier les réponses du sujet et comprendre les logiques entre les explications paradoxales lesquelles peuvent être les représentants de conflit entre identifications, contenus psychiques et instances psychiques. Les problématiques psychiques liées à la dépendance et leurs retentissements sur les fonctionnements physiologiques sont sans doute idiosyncratiques, multivarié es et complexes. On ne saurait les mettre au jour en disséquant le seul discours manifeste du patient et on ne saurait non plus les rééduquer en le persuadant, pour son bien, d’adopter pour boussole une façon de sagesse du corps ou de convenance sociale. Encire faut-il lui permettre de refaire parler des pans de son rapport au corps, au produit, à la jouissance, qui on importante part dans chaque inconscient. C’est en ce point que l’on se demandera si l’approche psychanalytique considérée comme cure et comme méthode de description de l’appareil psychique trouve ici son actuelle pertinence.

5. L’apport psychanalytique.

31. Freud et les freudiens

Avec Les trois essais sur la sexualité, Freud, échafaudant sa métapsychologie sur le modèle de la pulsion, localise l’origine de l’alcoolisme dans une forte fixation de la libido au stade oral et, qualifiant les pulsions sexuelles en jeu chez l’alcoolique, il évoque l’auto-érotisme dans lequel la pulsion trouve satisfaction à son point de naissance, sans détour par l’objet.

Avec "Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa" (1911), c’est par l’étude du délire de jalousie que Freud va situer les manifestations les plus massives du délire alcoolique. Il compare le délire de jalousie de l’alcoolique au délire du paranoïaque y établissant un rapport commun d’homosexualité inconsciente avec un mécanisme projectif défensif. L’usage compulsif de l’alcool est envisagé dans ses incidences psychopathologiques, le délire alcoolique et délire paranoïaque fonctionnent en lien avec un fantasme de désir homosexuel chez l’homme. C’est un an plus tard que le lien entre l’alcoolique et son élixir est relaté, non sans ironie, comme un mariage heureux.

En 1927, dans l’Avenir d’une illusion, il évoque pour la première fois la notion d’addiction comme une façon que trouve la vie psychique de se soustraire à la contrainte de la douleur. C’est non sans esprit qu’il précise encore dans ce texte qui montre les liens entre la névrotisation de la vie quotidienne et le travail de la culture que “ peut-être celui qui ne souffre d’aucune névrose n’a-t-il pas besoin d’ivresse pour étourdir celle-ci ”. La même année dans son travail sur l’humour il ajoute que “ l’ivresse est un procédé pour échapper à la souffrance, pour substituer le principe de plaisir ou principe de réalité ”.

Terminons ce trop bref panorama avec la remarque suivante extraite de la lettre que Freud adresse à L. Binswanger le 2 avril 1928 : “ Eh bien j’ai toujours été très sobre, presque abstinent, mais j’ai toujours eu beaucoup de respect pour un solide buveur […] Seuls ceux qui arrivent à s’enivrer avec une boisson sans alcool/Dieu, la religion m’ont toujours paru un peu bizarres ”.

À travers ces quelques notations on peut conclure que Freud pose les jalons d’un abord clinique de l’alcoolisme dont les principaux points sont

l’importance de l’angoisse;

le lien avec la pulsion sexuelle réprimée;

la régression vers l’oralité;

la recherche d’un objet permanent;

le rôle défensif de cet acte de boire contre la douleur;

Les thèses de Freud ont favorisé les recherches psychanalytiques concernées par la relation d’objet et le rapport de l’addiction avec les pathologies du narcissisme. Reste un fil rouge que constitue le lien entre alcoolisme et sexualité. Freud n’a jamais renversé ce lien constatable en étiologie ; on ne trouverai sous sa plume ou dans ses propos nulle thèse univoque sur une psychogenèse de l’alcoolisme, qui peut être tenue pour une forme d’automédication du sujet. Il est tout à fait pensable que le délire alcoolique lui permit, selon son goût pour l’analogie de mieux mettre en avant les mécanismes propres au délire paranoïaque. Moderne Aristote, il voit dans les incidences subjectives de l’intoxication alcoolique l’opportunité d’approfondir sa saisie des mécanismes propres au délire paranoïaque et des modes de relation à l’Autre, à autrui et à l’objet que ce délire tente d’équilibrer, par systématisation. Si les écrits de K. Abraham, auteur fasciné par la mélancolie, renforcent ce lien quasi tautologique entre addiction et érotisme oral, on trouvera sous la plume de trois auteurs, Tausk, Ferenczi et Rado, traces d’une invention clinique autrement saisissante et utile. Rendons toutefois justice à K. Abraham Abraham qui a sur voir en l’alcool un produit dont l’effet ne se limite pas à la levée des inhibitions, et y voit là un fait secondaire par rapport à la destruction des sublimations qu’il supprime. Pulsion homosexuelle, voyeuriste, abandon de la honte, réveil des pulsions partielles, transgression des interdits : tout un ensemble de facteurs est convoqué ici qui donne au psychanalyste l’occasion de réviser sa théorie des pulsions sans serrer de près le drame subjectif de l’alcoolique.

Ferenczi, pour sa part, ne mésestime en rien la fonction de compensation affective que dispense l’alcool. L’alcool est un thérapeute, boire peut s’envisager par le psychanalyste comme une tentative d’auto-guérison. L’alcoolisation intervient le plus souvent lorsque la crise manique, et c’est fréquent, n’apporte plus aucune sédation à l’angoisse mélancolique. L’ivresse supplée alors aux défaillances de la manie. A partir de quoi un petit voile de suspicion va se déposer sur le front altier des anti-alcooliques militants à propos desquels Ferenczi propose une aanalyse expéditive et corrosive – oserions-nous écrire réjouissance- de leur zèle militant en quoi il voit un déplacement de la résistance aidant au refoulement, une formation réactionnelle.

Serait-ce Tausk qui, durant l’époque tumultueuse des pionniers, a rédigé quelques-unes des contributions les plus fines à la psychologie de l’alcoolisme ? Son travail, adossé à une recherche sur le sens primitif des mots lui fait noter que le symbolisme « travail-activité sexuelle » se retrouve dans les langues primitives et dans certains argots. Il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’étymologie stricte , dans la mesure où pour Tausk, fidèle à une optique strictement freudienne, la recherche des racines du sens des mots nous met en présence d’archives phylogénétiques qui conservent une présence dans l’ontogénie du vocabulaire contemporain. Qu’est-ce qui motive alors une telle analogie ? le narcissisme du grand buveur, souvent obnubilé par un soi grandiose et grandiloquent, un soi tout de « force » (le terme est de Tausk) ; précisons encore avec Descombey(1985), qu’une telle force évoque bien davantage la toute-puissance archaïque que le puissance génitale.

Indiquons encore que le lien entre mélancolie et alcoolisation s’est trouvé puissamment illustré en 1926 par Rado qui, traitant de l’addiction en général dans son texte « Les effets psychiques de l’hallucination, un projet de théorie psychanalytique de l’addition aux drogues » parlait de l’ « orgasme pharmacogénique » qui fait qu’après la cessation de la souffrance il y a un au-delà, une compulsion mélancolique ; et de cet au-delà est dépendant le patient. D’où des notions claires et novatrices qui tentent d’explorer avec le patient la valeur, dépréciée par l’usage, du produit..

De la condamnation morale et sociale de l’ « alcool-fléau », au dégagement clinique des particularités de ce couplage du sujet avec l’ « alcool-compagnon », il y a plus qu’une marge, il se produit un bouleversement net de perspectives.

32. Après les freudiens, avancées lacaniennes et kleiniennes

Les recherches plus contemporaines en psychanalyse sont toutes précédées par l’ouvrage de S.A. Shentoub et de Mijolla, riche de narrations cliniques très abouties. Elles sont marquées au moins par les textes de F.Perrier, de M. Monjauze, de J ; Clavreul et de C. Melman. Ces psychanalystes apportent des contributions décisives à la compréhension de l’alcoolisme, qu’ils portent sur les contre-attitudes du thérapeute (J. Clavreul), sur les aléas de la scène familiale (Melman), sur le rapport du sujet à son couple et à la loi (F. Perrier) ou, enfin, sur les troubles de l’image du corps (Monjauze). Clavreul à propos de la compulsion de répétition, isole la figure narcissique grandiose de l’alcoolique, et y voit une structuration imaginaire de toute puissance que renforcent les négations par le sujet des accusations ou des sarcasmes dont il est l’objet. Notation fine, certes, mais qui loin de clore la description ouvre un débat. Le patient dénie-t-il en s’ accrochant au déni ? ou tout cela n’est-il que feinte, feinte de s’opposer aux bruissements de l’opinion, aux mauvais dires de l’entourage pour s’inventer une consistance, une existence symbolique ?

C. Melman souligne la place éminente que joue l’alcool dans tout couple dont l’un des deux est sous la coupe de l’alcool. Un pacte mystérieux et inéluctable va, selon l’auteur, relier l’homme buveur à sa femme, laquelle sera tantôt l’astre maternel, soit un rival censé détenir la puissance et les insignes de la virilité que l’alcoolisme a dans la réalité a mis hors champ du corps et de la personne du buveur. On retrouve cette translation amère et dangereuse qui va d’un couple à l’autre ; du nourrisson prolongé vissé à sa mère phallique et d’abondance généreuse, au père déchu attaché de façon paranoïaque à la femme (et non plus à la mère) fatale supposée détenir l’objet « dans une réciprocité toujours déçue ».

F. Perrier, guidé par le douloureux génie que lui donne une introspection sans fards (il se définit comme alcoolique ce qui comme tout bon diagnostic ne suffit pas à situer son être), postule une scène par lui nommée « l’opération Thanatol « .Si, le couple de l’alcoolique et de sa conjointe y est motif d’exploration métapsychologique, c’est alors dans un dépliement trans-générationnel qu’il sera envisagé par l’auteur. La défaillance narcisissante des deux parents de chacun des conjoints est patente. L’alcoolique, sous ses dehors de soi grandiose, s’identifie à un vide et recompose dans les jouissances impératives de l’alcoolisation des linéaments d’orgasme supposés à la scène primitive, tentative de naissance par soi -même et récupération d’une « case-départ » sans utopie. Là encore les intuitions de naguère concernant les liens entre mélancolie et alcoolisme trouvent de très solides surgeons dans l’ensemble de ces textes qui finissent par indiquer à qui veut bien les mettre en résonance que l’alcoolisation massive réalise des éclipses de sujets, des aphanisis compulsives ou, plus exactement, cristallise des états de subjectivation sans qu’un sujet s’y abonne autrement qu’en s’engouffrant dans le fantôme de ses ruines. Un point clinique encore mérite d’être souligné qui est celui de l’image du corps, ce que nous survolerons avec les travaux de Monjauze, que Jacquet poursuit, d’inspiration kleinienne. S’y dégage l’idée que pour l’alcoolique, l’autre maternel ne s’est pas suffisamment prêté au jeu des pulsions, n’a pas suffisamment accueilli et donné forme aux différentes positions actives, passives et réflexives dans ses réponses à l’enfant. D’où la défaillance des opérations de contenant et d’étayage poursuit l’auteur, bonne lectrice d’Anzieu, qui ne manquera pas, c’est logique, de plaider pour les thérapies à médiation corporelle.

6. Problématiques conclusives

Les conduites d’alcoolisations massives changent. Moins fréquentes, elles deviennent une des solutions symptomatiques préoccupantes chez les jeunes. L’alcoolisme est une addiction qui fascine et décourage. Face à l’alcoolique, nous ne pouvons qu’avoir le sentiment que les grandes options thérapeutique sont à la peine. S’il revient à la psychanalyse de démontrer que ce n’est pas par le raisonnement cognitif que le thérapeute parvient à entamer le rapport obstiné à la jouissance du sujet, rien ne dit qu’une cure standard soit nécessairement le dispositif thérapeutique le mieux indiqué pour modifier l’économie psychique d’un sujet alcoolique. On doit pourtant beaucoup à la clinique psychanalytique. D’une part elle fait droit aux positions subjectives sans trop unifier le champ hétérogène de la maladie alcoolique. Et c’est important car il est vrai que des sujets de structures psychiques différentes trouvent dans des alcoolisations massives des réponses immédiates, sinon des solutions, des usages, sinon des disciplines, aptes à colmater, au moins un temps ce qui les fait souffrir. Et la gamme de troubles que soigne cette auto-médication « sauvage » qu’est l’excès du boire est des plus diverses, elle va de l’anxio-dépression phobique, à la nécessité d’un éprouvé d’un sentimentalisme exalté de type hystérique, à l’envie de vaincre le doute pour un obsessionnel. Sans compter les psychotiques nombreux qui réagissent par ce trait culturel aussi qu’est la prise de boisson pour calmer la pression que sur eux le délire exerce où tenir à distance la présence odieuse de certaines hallucinations. S’agirait-il alors de supposer qu’il n’y a qu’un trait de conduite (on retrouverait ici le fameux modèle d’inconduite cher à G. Devereux) : la prise d’alcool, que ce trait est trans-structural et que donc l’alcoolique n’existe pas ? Ce serait faire là usage d’une bonne scholastique structuraliste, mais en toute innocence et en toute perte. Car comment ignorer les effets sur la vie psychique et son économie, et sur la vie sociale et son empan de cette clinique de la longue et brutale désaffiliation, de la cruelle et obstinée désappropriation de son image somatique et de son moi corporel. Et c’est sans doute parce que l’alcoolisme n’est pas une indication à la cure que ce qui se produit en cure a valeur d’événement et pour le praticien, et pour la pensée clinique et pour, et ce n’est pas le moindre aspect des choses, l’analysant. Dans ce trajet qui va –paraphasaons ici les termes d’un article de J.-C. Maleval- de la maladie alcoolique à la structure subjective- la cure analytique permet de dégager le sujet d’une sur-identification à l’alcoolique. Mais c’est alors le priver de sa caution sociale, de la carte en laquelle il voudrait croire encore, et se rendre disponible, c’est éprouvant, à rejouer avec le patient les tourments mélancoliques qui le lient à de trop pénibles éclipses de l’autre primordial. Il ne s’agira donc pas dans un premier temps de considérer que le transfert puisse avoir comme moteur le fait que l’analyste soit le semblant d’un objet manquant, contrebalancé dans la réalité par cet objet trop présent qu’est l’alcool, mais qu’il est bien le tenant lieu d’un Autre consistant qui n’assiste pas impuissant au ravage que cause chez son patient l’engouffrement dans une scène primitive, engouffrement qui, par sa charge répétitive de jouissance sans adresse, le voue à la répétition d’une vie dépendante et dépeuplée.

Si la réparation narcissique peut se produire, elle ne saurait concerner d’abord le moi idéal suspendu à ses objectifs rationnels et à sa crédibilité sociale. C’est sans doute un pacte narcissique original, une alliance inconsciente qui pourrait renaître en prenant, pour la première fois sans doute, goût à la longue durée. Ce à quoi l’analyste à affaire c’est au plus profond, à la rupture d’un tel pacte narcissique entraînant une catastrophe de l’ordre de la demande. Rupture qui, pour les hommes se déclinera davantage sous les registres du faire (le travail, les copains, …) et pour les femmes sous les auspices de l’être. Mais c’est bien de l’être de tout sujet dont il est question, de son désarroi, de son style symptomatique, et de tout ce qui pour chacun a encore valeur de promesse… à construire.

Olivier Douville

Abraham K « Les relations psychologiques entre la sexualité et l’alcoolisme », (1908) Œuvres complètes, t.1 Paris, Payot, 1965 : 48-55

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[1] A la différence des alcoolisations massives dans les tranchées de la Grande Guerre ces prises de produits sont commandées par des significations symboliques sophistiquées

[2] Le privilège de bouilleur de cru remonte à Napoléon lorsqu'il accorda un privilège d'exonération de taxes pour la distillation de 10 litres d'alcool pur ou pour 20 litres d'alcool à 50%. Ce privilège fut héréditaire jusqu'en 1960.

[3] Livre qui contenant une forte documentation photographique de boxeurs ou de cyclistes exalte le corps sportif, sain et puissant.