D’un au-delà de la métaphore, ou lorsque l’anamorphose brise l’allégorie

Par Olivier Douville

Ce texte est dédié à la mémoire de mon ami F. Manenty qui, par son texte « Anamorphose paternelle », m’a mis au travail sur une théorie généralisée de l’anamorphose.

Avant-propos

Le motif de l’anamorphose revient régulièrement dans les enseignements de Jacques Lacan durant un peu plus de quatre années, de février 1960 à mars 1964, sur un espace de temps qui va donc du Séminaire L’éthique de la psychanalyseà celui Des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

Rappelons que le jeu de perspective auquel on a donné le nom d’anamorphose consiste à déformer une image jusqu’à l’anéantissement de son pouvoir de représentation, mais de sorte qu’elle se redresse lorsqu’on la regarde d’un autre point de vue. Cet intérêt marqué par Lacan pour un tel artifice d’optique était partagé par des phénoménologues et des historiens de l’art, au premier rang desquels Jurgis Baltrusaïtis, cet immense recenseur d’insolite esthétique, toujours à l’affût de l’anormal et du merveilleux dans l’art. Le modèle de l’anamorphose, parangon des illusions d’optique et du trompel’œil, est incomparable par la merveilleuse solution qu’il apporte à toute la problématique du décentrement des champs de la vision et du regard. Rien de plus impressionnant qu’une anamorphose, rien qui ne nous donne davantage le sentiment d’être piégé par la représentation, d’être absorbé par elle et en elle, d’être vu par la chose qu’on est censé regarder, reconnaître et identifier. Par cet habile stratagème, le tableau nous rappelle que savoir et voir n’ont pas le même mode d’être, dès lors que l’on admet que si l’on appréhende par la vue, l’on est, en revanche, par le regard saisi. L’anamorphose, enfin, est un accident souverain opposant son énigme à toute saisie conceptuelle de la peinture en termes de mimésis. Mais c’est aussi un tour de passe-passe et une façon de « fort-da » entre la posture active et la posture passive. Un jeu se glisse entre le temps pulsionnel du « voir » et celui « d’être vu », et toute la psychologie de la vision est remise en question. La tache en anamorphose dévore la toile et engloutit son spectateur. La postérité de ce trope plastique – qui s’indique également par le fait que le plus fameux motif en anamorphose de l’histoire de la peinture occidentale orne la couverture du Séminaire XI de Lacan – la place intégralement comme un fait illusoire crée par l’industrie remarquable de peintres habiles ou virtuoses. Un inconfort visuel bouge littéralement le spectateur. Il est venu de l’art de la Renaissance, et il ruisselle dans l’opulence baroque. Serait-ce une des fonctions de la figure que de mettre en jeu un principe de dévoration où le détail insolite, la tache, l’anamorphose, dévorent le tout ? Une menace interne à l’anamorphose en fait le contre-jour vampirique du triomphe conventionnel de la représentation. Ce contre-jour ne réussit pas totalement à ruiner, à vampiriser les ordonnances des détails. Sa valeur de « trouage » de l’énoncé pictural fait tenir en tension, comme en équilibre, l’ensemble.

En 1964, lors de son séminaire, J. Lacan veut illustrer la pulsion scopique et son circuit. Il choisit de commenter le tableau d’Hans Holbein, Les Ambassadeurs, autour des distorsions possiblement opérables sur son motif anamorphique central et très net, cette tache oblongue et crayeuse qui, par redressement perspectif, peut figurer un crâne humain. C’est tout autant la signification conventionnelle de le majesté des Ambassadeurs et des aspects régulateurs des rhétoriques de savoir qui s’évanouit que la dimension de la Chose dénudée dans une prescience de « fin du monde » qui fulgure et échappe à son tour. Mais ce n’est pas avec la seule mention du tableau d’Holbein que le terme d’anamorphose a fait son entrée dans le vocabulaire lacanien, le thème de l’« amour courtois » escorte, dans la référence au dispositif de l’anamorphose, très rapidement, les références au chef d’œuvre pictural.

Nous verrons maintenant en quoi ce tableau d’Holbein sert de pièce centrale à ce rapport de Lacan à l’anamorphose. Pour cela, je détaillerai autant que cela m’a été possible la genèse et la structure de ce tableau.

Hans Holbein « le jeune » avant des Ambassadeurs

L’histoire de ce tableau, qui date de 1533, renvoie à l’amitié entre trois hommes : Hans Holbein, Érasme et Tomas More. En novembre 1521, Erasme se fixe définitivement à Bâle. Il règle sa vie morale et intellectuelle sur les principes de la liberté et de l’indépendance d’esprit, dédaignant les luttes partisanes qui se produisaient et qui le poursuivaient ailleurs. Holbein, dont la famille s’était fixée dans cette ville dès 1515, fait sa rencontre par l’intermédiaire de Myconius, d’Amerbach et de Froben ; Érasme lui ouvre les routes de l’Europe et, surtout de Londres. Il lui donne des lettres de recommandation à l’attention de P. Aegidius à Antwerpen ainsi qu’à T. More et à d’autres amis et connaissances londoniennes. Holbein quitte Bâle en 1524, peu de temps après la mort de son père, et part pour la France, dans l’espoir de trouver un mécène en la personne de François Premier, il y découvre la peinture de Léonard de Vinci et la pratique du dessin au crayon de couleur. Un séjour préalable dans les Pays-Bas ne fut pas sans bénéfice artistique. Sous l’influence supposée du grand Q. Metsys, le peintre paraît prendre encore plus la juste échelle des psychologies de ses personnages, davantage que chez L. Cranach le jeune, par exemple ; encore que quelque chose d’une pointe métallique creusera les traits des principaux modèles d’Holbein en d’imperceptibles restes de souci, l’aspect clair et éveillé du regard s’opposant à la grave densité des figures. La manière du peintre ne célèbre pas la matière émotive de la chair. Le regard, l’expression et la posture s’enchaînent dans des portraits où les personnages tendent à exister par eux-mêmes et s’avancent vers nous, éveillés et concentrés. L’expression des yeux, imprégnée de l’âme, concentrée vers l’intérieur, se dirige vers des lointains dont la mire est souvent située au-delà du champ du tableau.

1526. C’est le premier séjour anglais d’Holbein. Il commence par s’établir dans la maison de campagne de T. More, dédicataire de l’Éloge de la Folie d’Érasme, lequel éloge se vit orner d’illustrations dues à la main d’Holbein ( 1523). Bel exemple de solidarité permutative ! À Chelsea, le peintre compose un portait de la famille du célèbre utopiste, œuvre hélas à jamais perdue. Seules survivent jusqu’à nous des esquisses à la détrempe sur toile.

1527. Le portrait de More, seul. La gravité du visage impressionne. Objectiviste impitoyable, Holbein laisse la grandeur morale du modèle s’imposer au spectateur ; dans son austérité, le portrait, cependant, est, comme bon nombre d’œuvres du peintre, riche en précisions, fourni en détails. Un tel art du détail culminera en 1533 dans Les Ambassadeurs. Mais face aux portraits de More et d’autres célébrités contemporaines du philosophe, aucunement compliqués ou alourdis d’effets en trompe-l’œil, il serait illusoire et vain de chercher à comprendre la peinture d’Holbein par la recension patiente et exacte des représentations des objets. Ceux-ci enserrent des personnages. Ils précisent on ne peut plus opportunément l’univers de leurs occupations et de leurs pensées, sur un mode bien plus souvent allégorique que documentaire. Les détails peints n’épuisent pas le mystère de l’expression ; ils l’annoncent à peine, et parfois même en divertissent le spectateur. Ce n’est pas par leur collecte obsessionnelle que la spiritualité de l’œuvre nous atteint. Pardelà l’attraction symbolisante, sa force d’attraction peut résider, comme chez les prestigieux anciens Flamands, Van Eyck, David et Van der Weyden – ou encore comme chez Metsys un peu après – dans ce double foyer de tension qui attire et déplace le regard. S’y entrelacent, pour le spectateur, des temps et des tensions entre une fascination obligée et inévitable pour la manière et le rendu du détail et l’exhaussement du voir vers la spiritualisation de la figure humaine, là où elle s’illumine pudiquement. Le commentaire esthétique de ces œuvres ne peut que prendre en compte la façon dont la vérité psycho-logique singulière à ces portraits se contextualise à partir des indices figurés, caractéristiques des domaines intellectuels et matériels qui sont ceux de l’homme portraituré, sans jamais toutefois se réduire à l’énumération de ces indices, ni entièrement se déduire d’eux. Éminent peintre du contexte intellectuel, Holbein est aussi un artiste qui sait donner corps à la singularité de chacun de ses modèles. De même, la position subjective s’exprime par la posture sans se réduire à elle. On ne saurait caractériser mieux que par cette peinture l’écart qui existe entre la jouissance esthétique et le plaisir de connaître et de s’informer du sens du détail. Cet art insiste à la fois sur la nécessité d’un ordre des choses et d’un contexte et sur la fonction de cette esthétique aride de la figure humaine qui, la vouant au mystère, à la profondeur et à la gravité, ne cesse d’indiquer une autre scène et de nous diriger vers une absence essentielle.

T. More reste fidèle à son rôle de mentor auprès du peintre. Il introduit Holbein dans les cercles les plus cultivés, au sein des cénacles intellectuels les plus élevés de la ville de Londres. À cette époque, la culture humaniste anglaise est, de loin, supérieure à celle qui pouvait se produire ailleurs en Europe, et dans quelque milieu que ce fût.

Or, lorsqu’en 1528 Holbein rentre à Bâle, la ville est comme frappée de stupeur, d’effroi et d’impuissance. La censure exerce son exécrable office. La réforme a banni vigoureusement toute manifestation plastique d’art religieux. Partout des œuvres et des écrits sont livrés à l’appétit des brasiers. Ces destructions transitoires culmineront dans le grand autodafé qui marque le mois de février 1529. Pendant deux jours et deux nuits, on brûle des œuvres d’art autour des églises. Une belle part du génie culturel de l’époque se consume là où, à la périphérie des lieux de culte catholiques, sont échafaudés des brasiers. Érasme, témoin affligé du vandalisme, rapporte que ce qui n’a pu être brûlé fut détruit ou recouvert par l’insulte d’épais badigeon. Trois ans plus tard, c’est une ville désertée par l’art et ses œuvres qu’Holbein quitte pour son deuxième et décisif exil anglais. Là-bas, il séjournera jusqu’à sa mort due à une épidémie de peste, en 1543, il est âgé de quarante-six ans.

Lors de ce second séjour à Londres, les commandes affluent. Elles proviennent non des cercles humanistes qui avaient donné accueil au peintre, mais de la très riche Corporation des marchands qui siégeait à Londres, à la Stahlof. Hans Holbein est à Londres au début du mois de septembre de l’an 1532. Il avait quitté Bâle, un mois plus tôt, avec l’espoir de devenir le portraitiste officiel du roi Henri VIII. Son ami, Sir Thomas More, chancelier du royaume d’Angleterre, l’introduit à la Cour. Cependant, lorsque le peintre arrive, More n’est plus qu’un prisonnier, accusé de Haute Trahison et jeté au cachot pour s’être fermement opposé au divorce du souverain d’avec Catherine d’Aragon et à son désir de prendre en secondes noces la belle Anne Boylen. Lorsque Hans Holbein exécute à la cour d’Henri VIII ses œuvres – ce sont des portraits, le plus souvent –, un climat d’oppression, de peurs et d’amertumes empoisonne la vie officielle. Les arrestations se succèdent. Il règne à la Cour une ambiance de mélancolie, puis de terreur. Grâce aux diplomates français, dont sans doute les deux frères de Dinteville, Holbein devient peintre de Cour. Il obtiendra la place de « peintre-valet de chambre » d’Henri VIII en 1536.

Il est donc relativement facile de voir quelle évolution a été suivie, qui, d’une façon directe et évidente, permet au peintre de s’affirmer présent à son époque, ce temps où se brisent des vagues de savoir autrefois tenues pour irrécusables, telle la vision médiévale d’un cosmos anthropocentrique. Époque charnière où basculent et perdent de leur efficace les mythes qui tenaient le rapport de l’homme à la raison et aux symboles. La chute des idéaux cosmogoniques délocalise la planète Terre de toute centralité immanente et sans fixer pour autant dans une autre topique l’ensemble du cosmos, entraîné à son tour dans une dispersion et une errance mélancolique. La chute des garants qu’apporte la religion quant à l’unicité d’un dogme, et encore l’irruption du discours de la science, entraînent la fin des omnipotences qu’offraient les fictions religieuses, elles-mêmes clivées puis dispersées. La dispersion des communautés dans un monde historique ravagé par les guerres et les oppressions est aussi un des axes constitutifs de la modernité du XVIe siècle. La mélancolie est donc à la fois la conséquence de la ruine des fictions cosmiques et religieuses sous les coups des rationalités scientifiques et le nom de l’affect moderne qui saisit celui qui médite à la violence et au délitement du politique. Cet affect devient l’objet d’une véritable frénésie d’écriture, du XVIe au XVIIe siècle (en particulier avec les livres de Timothy Bright, puis de Robert Burton).

Revenons à Holbein. Son second séjour à Londres est à la fois riche et singulier de tout un aspect charmant. Souvent, il est envoyé sur le continent afin qu’il en rapporte des portraits de femmes que le roi Henri VIII voulait épouser.

L’homme, selon Holbein, vit encore dans un monde humanisé qui lui envoie les marques de son activité. Il est l’homme de l’énergie et du travail, l’homme de la mise en valeur et de la transformation, l’homme à la recherche de nouvelles voies et de nouvelles lois. La fonction éminente de l’homme n’est plus la contemplation. Chez Dürer, la contemplation se corrode en mélancolie, chez Holbein, elle s’exhausse en méditation et en volonté. C’est peut-être pour ces raisons que la pointe précise du dessin donne toute leur vérité clinique et psychologique et toute leur présence aux portraits conservés à Windsor, à peine rehaussés ça et là de teintes colorées.

Dans cette bouleversante Renaissance où la crise des savoirs ne pouvait que s’amplifier en raison des déchirements dans les croyances, l’humanisme d’Holbein reste proche de celui de ses amis Erasme et More, tous les deux partisans d’un catholicisme éclairé. À peu près dans le même temps, et à l’inverse d’Holbein, Grünewald avait pactisé avec les révolutionnaires extrêmes ; Dürer était, lui, un luthérien convaincu.

1533, Les Ambassadeurs

Est installé à Londres un jeune Français, envoyé en ambassade par François Ier à HenriVIII : Jean de Dinteville ( 1504-1555). Âgé alors de vingt-neuf ans, c’est un homme passionné des arts et de peinture, il commande à Holbein cette toile afin d’être immortalisé grandeur nature. Le tableau devait orner la salle de réception du château de Polisy, qui est la demeure familiale des de Dinteville, située non loin de la ville de Troyes. Officier de justice, de Dinteville s’est déjà rendu cinq fois à Londres en tant qu’ambassadeur français. Son frère François de Dinteville est l’envoyé spécial du roi de France à Rome, qui souhaite devenir un proche du Pape afin d’aider le roi d’Angleterre dans son projet de faire annuler son mariage d’avec Catherine d’Aragon, procédure qui était le privilège des papes. En retour, il était attendu d’Henri VIII qu’il aidât le roi de France à contrer Charles Quint. François Ier comptait beaucoup sur les offices des frères de Dinteville. Jean, donc, est peint à gauche dans la composition, appuyé contre une grande étagère à deux tablettes, lourde d’instruments de mesure et d’optique et recouverte d’un tapis d’Orient, comme c’était l’habitude alors. Vêtu d’une pelisse que double une fourrure d’hermine, il porte bien en évidence sur sa poitrine l’ovale médaillon de l’ordre royal de Saint-Michel, suspendu à une chaîne en or.

À ses côtés, mais séparé de lui par une grande étagère, se tient Georges de Selve ( 1508-1541), un jeune ecclésiastique d’à peine vingt-cinq ans, évêque de Lavaur, petite ville à mi-chemin d’Albi et de Toulouse. Il est venu à Londres par amitié pour Jean et pose pour Holbein, de longues heures et de longues semaines. Bien qu’il ait grande patience à poser, il quitte Londres avant que le portrait soit achevé. Holbein finira son visage de mémoire. Georges a revêtu une somptueuse soutane épiscopale violette et il est coiffé du bonnet assorti à l’habit. Une affinité amicale solide relie ces deux hommes. Sur cette toile, l’un et l’autre sont dignes, très pénétrés de l’importance de leur mission. Leur inévitable conciliabule se fait sur le fond de brisements d’innombrables foyers de sens ; l’attitude générale est celle d’une réserve qui ne souligne que mieux le naturel de la prestance. Il ne semble pas qu’ils se rendent disponibles à poursuivre une tâche diplomatique supplémentaire. Ce dont on ne tarde pas à se convaincre, c’est que la synthèse de ces deux vertus, celle de la robe et celle de la diplomatie, ne culmine pas dans une leçon anthologique et dogmatique à propos de ce qui fait tenir un ordre politique ou cosmogonique. Ces deux hommes gardent encore une certaine dépendance à leur rôle fraîchement passé, mais le décor au sein duquel ils posent proclame déjà la rupture du monde avec les principes classiques de la souveraineté et de l’ordre. Ils sont les exacts contemporains de l’émancipation du discours politique et du discours scientifique.

Dans cette œuvre humaniste, Holbein affirme et montre la rencontre de la puissance laïque et ecclésiastique, en nous la désignant comme appuyées sur le Savoir ; il la figure à travers ces deux phénix d’une double diplomatie qui encadrent un meuble chargé des instruments des arts et des sciences naissantes. Les objets et les natures mortes installés entre les deux ambassadeurs ont tous une valeur symbolique et ils se rapportent à l’équilibre de la répartition cosmogonique des savoirs anciens institués arts libéraux ( trivium : grammaire, rhétorique, dialectique et quadrivium : arithmétique, géométrie, astronomie, musique). La surprenante construction qui les dispose les uns par rapport aux autres annonce la fission même de cet équilibre, son obsolescence proche.

Le luxe formidable de détails ne nuit en rien à la rigueur mathématique qui détermine la conception de l’ensemble. Tout ce qui est visible sur cette toile tombe sous notre regard en tant que chose pensée. Ce tableau indique des passages et des seuils.

Nous proposons de comprendre cette bascule qui va de la sérénité du savoir établi à l’incertitude portant sur l’appui que donne un tel savoir à l’homme de la Renaissance, au moyen d’une lecture des séquences de l’ordonnance des signes représentatifs. Cette ordonnance est doublement contrariée :par la disposition des symboles du savoir établi, qui représente une illusion brisée,par l’énigme même du tableau : sa maculation anamorphique, qui, dans son aura, pro-voque un mouvement de la part du spectateur qui va de l’inanimé à l’animé.

Une première ligne de symbolisation est donnée par la représentation des cadres cosmiques de l’existence même du destin humain : le Ciel et la Terre1. Précisons : Le Ciel : Le pouvoir spirituel : G. de Selves.

Au-dessus du tapis central est posé un globe céleste, avec le dessin des constellations, dont le pôle est orienté vers le haut.À droite, la Bible, figurant pour le peintre la parole que Dieu adresse aux hommes.Des instruments astrologiques, dérivés du cadran solaire, afin de permettre un repérage de la position des astres, ce qui ouvrira le champ d’une mathématique céleste.

La Terre :

Les détails qui évoquent le monde tellurique sont en correspondance terme à terme avec ceux qui illustrent le domaine céleste :Le pouvoir temporel représenté par ce jeune ambassadeur.Le globe terrestre dont le pôle est dirigé vers le bas, posé à l’étage inférieur de l’étagère. Entre les deux globes terrestre et céleste et le globe oculaire, il y a encore la persistance d’une équivalence, d’une affinité qui donne à croire que notre rétine est le miroir de la création.À la droite du tableau est peint un livre des hymnes où s’inscrivent les paroles que les hommes adressent à Dieu. Ce livre est grand ouvert et sur la page de gauche, nous pouvons lire les premières lignes du choral de Luther, cette doctrine du libre examen et de l’illumination intérieure.

Cette classique interprétation cosmique de l’espace qui départage et fait se correspondre le Ciel et la Terre, va se rompre à l’époque d’Holbein, comme nous l’avons dit. Les « découvertes », l’invention d’une nouvelle partition optique de la découpe du monde, cet abandon de la représentation en miroir du terrestre et du céleste, rendent mélancolique le Savoir, comme quelques années auparavant le génial Dürer en avait eu la plus vive des intuitions dans sa gravure Mélancholia ( 1519 2). Avec cette gravure, Dürer fait se conjoindre Saturne, la Mélancolie et un des arts majeurs parmi les arts libéraux (La Géométrie). Cette mélancolie est une image de force créatrice en suspens, non de résignation ou d’accablement sans retour et sans issue. « La puissance qui lui est attribuée n’est pas la puissance ordinaire de la personne saturnienne, mais la puissance spéciale de l’artiste, fondée sur la recta ratio faciendorum operum – la manière correcte d’opérer les choses », soulignent Klibansky, Panofsky et Saxl3. L’acte que pose Holbein, dans sa peinture, va plus loin encore dans le sens d’une rupture avec l’esthétique et la mélancolie des Anciens, il est, comme nous allons tenter de le montrer, un acte spécifique à la Renaissance. Dans Les Ambassadeurs, tout comme dans l’essor intellectuel de la Renaissance, l’alliance du trivium (enseignement de la grammaire, de la logique et de la rhétorique, au Moyen Âge) et du quadrivium (enseignement de l’arithmétique, de la géométrie, de l’astronomie et de la musique, au Moyen Âge) est brisée, le monde va se déchiffrer en faisant appel à des appareils qui seront d’essence visionnelle. Alors, la lettre du sacré déserte l’immédiatement déchiffrable des corps et de la création, tant l’appel à la connaissance visuelle des choses, à leur monétarisation aussi, éloigne la position de l’homme d’une centralité sacrée4. Le lieu du spirituel sera interne, ce qu’accélèrera, avec la Réforme, la possibilité domestique et familiale de lire la Bible en dehors donc d’un magister institutionnel omnipotent. Une des conséquences de la Réforme est qu’elle implique l’émergence d’une vie « privée » individuelle et intellectuelle. L’autre motif interne à l’idéalité de la Réforme, et qu’a très bien saisi M. Weber, c’est l’honnêteté. Ce sont, avec la soif de l’instruction, les trois lignes de rapport de l’homme à la psyché et au lien social qui peuvent expliquer pourquoi, dès que la Réforme apparaît, la science de l’espace brutalement démarre, en l’espace de dix années, de 1520 à 1530. La médiation de Copernic oblige à remettre en cause les certitudes antérieures, non seulement telle représentation astronomique particulière, mais, au-delà, tout le problème de la philosophie en son lien avec la cosmologie. Le soleil est maintenant devenu centre, mais plus encore, il n’a pas besoin d’être assujetti à une sphère qui le soutiendrait. Localisé comme central dans le calcul des champs astronomiques, il est, en revanche, au déclin de sa souveraineté métaphorique. Finie cette opposition entre l’immuable et le muable, entre le céleste lieu de la perfection immobile, doté de la quintessence d’un mouvement circulaire sans fin, et le terrestre, lieu des jets rectilignes, des chutes, des ruptures de la génération et de la corruption, ayant un début et s’acheminant vers sa fin ! La terre et le ciel sont de même nature. Il n’y a plus et il ne peut plus y avoir de hiérarchisation.

La philosophie de Giordano Bruno inventera ensuite de fond en comble l’antique cosmogonie platonicienne et aristotélicienne. La matière de Bruno, parce qu’elle n’a aucune détermination préalable, peut les avoir toutes. L’activité intellectuelle et animatrice ne repose pas en un site qui serait dans l’extériorité de la matière, ni même différente d’elle ; parce qu’il est inconcevable qu’une essence immatérielle puisse agir sur une donnée matérielle.

Vanitas… tout sort de la matière et y revient. Âme et matière ne sont pas deux choses irréductibles l’une à l’autre. Elles sont deux états particuliers de la pensée, la même réalité, suivant le point de vue auquel on se place. Quatre hypostases, hypostases de la parole créée de Dieu : l’Un, l’Intelligence, l’Âme et la Matière, sont une seule substance considérée selon des positions de connaissances différentes.

L’homme de la Renaissance est un homme qui, depuis Copernic, est décentralisé. Face au choix éthique, la Renaissance ira jusqu’au bout. C’est à l’homme de refaire son être au monde en s’identifiant au point de vue de la spiritualité. Voilà, bien sommairement, le profil de la personne humaine qui se détache sur cette mise en pièces des références traditionnelles cosmologiques où le microcosme était le recommencement à l’épreuve du bien et du mal d’un macrocosme contenant et intemporel. L’action du macrocosme sur le microcosme est nuancée ou niée. L’homme de la Renaissance est seul. Si l’Europe médiévale condamnait, avec Dante – même lui5 ! – le mépris des limites, le goût du dépassement et de la curiosité qui anima Ulysse, son excès asocial, la Renaissance valorise les « passeurs », les héros de la mythologie qui se vouèrent à l’aventure : Ulysse et Prométhée.

Délivré brutalement des contraintes de la répétition rituelle de sa participation au grand livre du monde, des astres et de la nature, le penseur s’éloigne de la dispersion des choses pour retrouver le cœur de la méditation. La mélancolie de la Renaissance ne se rattache en aucun cas au concept platonicien de chagrin comme moyen d’être touché par le divin. L’abîme qu’invoque l’esprit n’est plus Dieu, mais la multiplicité de phénomènes, inépuisables fécondités sans intention définie, sans cristallisation allégorique apte à en régir les apparences, que contient le macrocosme.

S’il y a de l’impossible dans le réel, pour la première fois, cet impossible, donc ce savoir, n’est plus point par point identifié à du divin. Au contraire, la mélancolie de la Renaissance témoigne du drame de la saisie de la finitude et de l’aléatoire. Le monde dégagé par la science du XVIe siècle, semble dans son extranéité devoir demander à l’homme tout le surcroît d’un investissement psychique, libidinal et épistémophilique, pour que se ravive, se déplace et se confirme à nouveau, dans la solitude de la pensée, le mode de concernement du sujet aux objets. Une modernité apprend à se passer d’un rapport univoque à l’Autre dont les figures privilégiées se sont évanouies avec les ruptures politiques, guerrières et épistémiques.

Dans cette toile d’Holbein, si parfaitement spatialisée pourtant, les ténèbres viennent, en deux lignes de cassure, desceller les termes qui attestaient jusqu’alors de la correspondance du divin et du monde humain. Sous l’étagère, on discerne, presque noyé dans l’ombre, l’étui noir et renversé d’un luth. C’est la figuration de la rupture de toutes les harmonies, ce d’autant plus qu’au luth exposé sur la partie inférieure de l’étagère, une corde est cassée. La communication entre les hommes et leur Dieu est soumise à de l’incertitude, à du silence vide, où la réponse manque. La corde cassée signifie une occultation de la dimension active de la voix, la perte de sa dimension d’appel. Ailleurs, un détail, si discret qu’il passe facilement inaperçu, accroche le regard attentif ; c’est le petit crucifix d’argent dans la partie supérieure gauche, juste à l’endroit du bord de la toile. À demi caché par une lourde tenture de théâtre, il est en exil de la scène humaine. L’organisation spatiale du tableau rompt avec la théologie plus ancienne de la représentation, celle d’avant la Renaissance italienne où le corps christique crucifié donnait les références de la construction spatiale de la surface du tableau. Holbein escamote le corps christique, dont il avait onze ans plus tôt peint le cadavre emmuré.

Le monde que représente cette toile, dans la majesté de son dessin et de ses lignes, dans la chatoyance exquise de son coloris, est fait de partitions désenchantées. La partition du jour et de la nuit, celle de la terre et du ciel, s’entrecroisent, laissant en leur centre un vide de correspondance entre humain et divin, une absence au cœur de la scène humaine. Cela est énorme. Et pourtant cela ne serait rien si la vision de cette toile ne se figeait dans cette masse tordue, énigmatique, disposée entre les deux ambassadeurs. Avant même de se poser la question de son identité, ce « détail » nous frappe en raison de son aspect flottant. Il ne semble pas attirer à lui la même lumière que les personnages et les objets posés autour d’eux. Un corps de trop, un corps en trop. Constant dans sa présence qui avale et qui recrache les directions de l’espace.

Quel corps ? Il capte une lumière particulière, étrange, comme une lumière qui ne serait pas encore ordonnée aux partitions du jour et de la nuit, de l’ombre et de l’ensoleillement. Entre Ciel et Terre, mais nulle part précisément entre Ciel et Terre, ombre aveuglante, ni aimée du jour, ni recouverte par la nuit, cet épais et incongru mastic osseux est une des anamorphoses les plus célèbres et les plus impressionnantes de l’histoire de la peinture; c’est un de ses points affolants, où le regard se perd et se tord en l’absence d’un recentrage perspectif donné d’emblée avec la figure représentée. Le point de vue et le point du sujet sont ici à entretenir un rapport de schize. Si l’optique reste le modèle de la connaissance esthétique, cette optique se conçoit dans un espace soutenu par une topologie mobile, où le spectateur averti sera celui qui va devenir à même de donner du contour là où l’informe sidère les coordonnées sensibles de la représentation. Lacan s’attache, lors de son séminaire de 1964, à cette particularité du tableau d’Holbein, tenue pour symptomatique. Il est vrai que Jurgis Baltrusaïtis a précédemment ouvert grande la voie. C’est cet auteur que nous citerons ici. Holbein, selon lui, a conçu son chef d’œuvre comme une dramaturgie en deux actes qui délivre la clef de la scénographie. « Le premier acte » écrit Baltrusaïtis, « se joue lorsque le visiteur entre de face, par la porte principale et se trouve confronté aux deux Seigneurs qui apparaissent au fond de la salle comme au théâtre. Il est émerveillé par leur allure, par la somptuosité de l’apparat, par la réalité intense de la figuration. Un seul élément le trouble : l’étrange corps au pied des personnages. Il avance pour voir les choses de près. Le caractère physique et matériel de la vision se trouve encore accru lorsqu’il s’en approche, mais l’objet singulier n’en reste que plus indéchiffrable. Déconcerté, le visiteur se retire par l’issue de droite, la seule ouverte, et c’est le deuxième acte. En s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard au tableau, et c’est alors qu’il comprend tout : le rétrécissement visuel oblitère complètement la scène perceptible de face et fait apparaître la figure cachée. Au lieu de la splendeur humaine, il voit un crâne. Les personnages et tout leur attirail scientifique s’évanouissent et, à leur place, surgit le signe de la Fin. La pièce est terminée ».

Il existe encore, rappelle J. L. Ferrier, une autre stratégie de lecture possible de cette anamorphose, consistant en sa découverte frontale, au moyen d’un tube de verre de 3 mm d’épaisseur, tenu à bout de bras face au tableau; ce qui révèle l’énigme anamorphotique, si l’on oriente le tube obliquement entre la cavité nasale et l’orbite gauche du crâne déformé. Une telle procédure est d’autant plus envisageable lorsque l’on sait que le peintre a pu exécuter le motif de son œuvre d’après le reflet qu’un crâne laissa dans un vase de cristal.

Bien plus, rappelle Ferrier, cette découverte d’un autre rétablissement perspectif se redouble encore d’un détournement supplémentaire de l’ordonnance manifeste du tableau. En effet, si l’on incline ainsi le tube, alors l’œil voit se dessiner à l’intérieur du premier crâne, enroulé en lui, un second crâne plus petit.

Enfin, il nous faut rajouter qu’à regarder avec beaucoup d’attention cette toile, ce qu’elle a de plus secret passe aussi dans un détail aussi ténu qu’un point, qui amplifie la structure métaphysique de la figuration de la mort. Sur le bonnet de Jean de Dinteville, une épingle décorée se fiche, sa boucle délicatement ciselée se fait visible, une minuscule tête de mort brochée ; ce bijoux évoque la devise de la famille des de Dinteville « Memento mori » (« Souviens-toi de la mort »). Tout l’intérieur de ce tableau est « digéré » par l’œil rond de la mort. À travers les paradoxes du connu et du sidérant, apparaît, avec ce mastic latescent qu’un changement de perspective fait surgir en crâne, la réalité matérielle d’un véritable hiérophore, à la fois historiquement contextualisé et intemporellement métaphysique, porteur d’un sacré vrai.

Memento mori… Aurions-nous là le mot de la fin ? La tension et l’effort les plus soutenus pour débusquer le sens des détails et qui ont, avant nous, été le fait de Baltrusaïtis ou de Ferrier, aurait-elle enfin trouvé son alpha et son oméga ? Tout le scandale de cette toile serait-il évanoui ou rentré dans l’ordre ? Les vicissitudes ou les bonheurs qui se produisent dans l’exploration des singuliers moyens d’expression du peintre sont-ils dès à présent calmés pour le trivial bénéfice d’une résolution de l’énigme ? Nous ne le pensons pas et, de même, nous ne pensons pas davantage que le rapport du regard au tableau soit exploré en profondeur tant que n’est pas abordée la dimension de ce qui est, dans un renversement, regardé par le tableau.

Mais avant d’aborder ce point, nous ferons une lien entre ce tableau et d’autres qui nous renverraient à des processus de figuration de la finitude. Il serait hâtif de ne voir en cette toile qu’une des premières représentations mélancoliques dues au surgissement de la conscience moderne de la mort. L’on sait que le génie de Van der Weyden confiait à la peinture une des premières figurations connues de la Vanité au verso du volet gauche du triptyque des Époux Braque, au siècle précédent. Et (était-ce illusion ?) il m’a semblé voir dans le calice figuré dans ce triptyque, dans le reflet strié interne, une moucheture délicate, comme les trois points creux d’un crâne. Enfin, tout amateur de peinture, aussi novice soit-il, sait bien que sous presque toutes les crucifixions peintes des XVe et XVIe, se trouve au pied de la Croix, le crâne du vieil Adam, ce vieux Père des humains, dont la faute est rachetée par le sacrifice du Christ que suit sa résurrection. Faire en sorte qu’il y ait un rappel de la mort et de la faute dans les représentations picturales n’est pas une nouveauté, c’est la condition même avec laquelle la peinture médiévale et celle du début de la Renaissance campe une anthropologie chrétienne de la condition humaine – bien entendu une telle combinatoire se retrouvera dans des œuvres plus tardives. Ce qu’Holbein invente, là où il innove et pose un acte esthétique et métaphysique tout autant, réside dans une torsion de la trame représentative, c’est-à-dire dans ce déchirement entre le crâne et le crucifix. Le premier sidère, le second tend à disparaître voilé par la tenture.

Dans une solution de continuité qui est, sans doute, l’anamorphose la plus importante de ce tableau, le crâne, isolé, enflé, monstrueux et méconnaissable attire à lui l’investissement du regard; réduit, dérobé, à peine indiciel, le crucifix se réduit à une marque. Oui, l’ensemble de ce tableau est une crucifixion en anamorphose.

Cette brisure a un coût et elle produit un effet. La verticalité trinitaire des coordonnées de l’espace de représentation connaît un point de catastrophe que le crâne révèle et occupe. Il était tentant, et facile, de tenir la tête de mort en anamorphose pour l’événement moderne qui fait tout le prix de ce tableau. Les causes de la présence de ce crâne sont multiples, et la mise en avant de la devise des de Dinteville est sans nul doute une des meilleures raisons de la présence d’une figuration de la mort en cette toile. Cependant, l’acte d’Holbein va plus loin. Il s’y réalise une transgression qui ne vise pas un objet ou un mode de présentation d’un objet, mais les coordonnées du temps et de l’espace où se posent et se meuvent les hommes et les objets. L’événement transgressif n’est donc pas l’anamorphose manifeste mais le lien entre cette anamorphose et le retrait de la grille christique, retrait que réalise la quasi-dissimulation du crucifix.

Voilà une raison pour laquelle nous généralisons l’anamorphose à la totalité du tableau, là nous ne mettons pas tout à fait nos pas dans ceux des historiens (dont Baltrusaïtis, Ferrier…) qui, non sans raison, tiennent l’anamorphose pour l’allégorie d’une vérité morale ; elle ne serait alors qu’une Vanité de plus, plus habilement rendue et impressionnante que les autres. Son aura reste alors explicitée et limitée par les contextes historiques. Ce qui n’est pas faux. Il reste que l’anamorphose apporte autre chose et plus qu’une présentation impressionnante parce qu’intrigante.

Vient ici la seconde raison qui nous la font considérer comme un événement pulsionnel aussi, une façon de rencontre avec le réel. L’anamorphose provoque un balancement entre l’animé et l’inanimé. Elle se redresse. Elle devient un corps investi par la pulsion scopique, au titre sans doute moins d’une érection, quoi qu’en disait Lacan, que d’une motilité. Échappant à l’univoque perspective et à l’esthétique qui domine tout ailleurs dans le tableau, elle contrarie toute adoption d’une partialité spatiale. C’est l’ensemble de la composition optique du tableau, bien plus que sa vérité thématique, historique ou anthropologique, qui importe. Fixer l’attention perceptive sur l’image du crâne dans la coiffe de l’ambassadeur est effet immédiat d’une direction du regard qui fixe et scrute le tableau et va trouver sa réponse en examinant, attentivement et en ligne directe, le moindre des détails. C’est là presque une démarche de détective à la recherche d’indices de plus en plus fins, enquêtant sur la scène des représentations peintes. Cette œuvre d’Holbein est un constant appât pour le regard, son dynamisme vibre entre une foule de détails qui se livrent avec précision et un détail à l’œuvre qui se forme en énigme là où il nous capture. La nature de cette tache anamorphique engloutit tout à la fois la stabilité des objets qui sont représentés – mais justement le détail, aussi exact soit-il et parfois par son exactitude même, se prête à manipulations – et dans le même temps l’anamorphose engloutit la position de regardant du sujet. Ce qui est important, ce n’est point tant que le peintre ait pu là, en Angleterre, dans un moment précis de son existence, de l’histoire anglaise et de la révolution des techniques et des savoirs, représenter ici que l’alliance spirituelle et temporelle devait innover une façon de penser la mort, mais c’est le fait que la solution esthétique qui est ici promue, l’anamorphose, présentifie, dans la violence qu’elle rend à notre regard, le sujet dans son risque d’évanouissement. « Est-ce que moi aussi, je me défigure ?» serait au final la question qui nous prend lorsque l’anamorphose nous captive et nous capture.

C’est clair il faut redire que l’anamorphose est aussi jeu. Car il reste évident que le simple fait de tenir compte d’une seule dimension, celle de la surprise du dévoilement de l’allégorie de la mort dans le redressement du crâne, ne nous fait pas encore entrevoir la valeur de fétiche qu’a pour le regard l’ensemble des plans qui définissent, dans la chronologie de leurs tiraillements, une anamorphose. L’absence de réciprocité entre les humains et l’Autre qui est le thème central de ce tableau, et qui en voue sa lecture à une épuisante promenade métonymique, plus ou moins érudite, devient aussi la condition de la mise en place d’un fétiche anamorphique. Ce dernier, véritable piège à regard, et qui fut accueilli sous le mode de l’intrus transmué en révélation par la grâce de son érectile rectification, protège finalement d’un engloutissement de la représentation sur fond de mort. La ruse de l’anamorphose devient le garant et la parade d’un contexte, demandant incessamment au témoin de cette peinture de résoudre une tension et d’anticiper un contexte plus vaste. Étrange dialectique d’une œuvre qui présente d’un coup, dans un balancement rythmique expérimental, la vision et le surgissement fétichisé du regard. Il y faut le ressort d’un acte, d’un geste actif, pour venir à bout de ce danger mortel que, dans ses effets de scissions, l’anamorphose oppose aux prétentions exorbitantes d’une regard savant et raisonnable. Un déchiffrement se substitue à ce désarroi. Il faut aboutir à une résolution de l’énigme et de la menace qui la présentifie. Le corps en anamorphose consiste et insiste. Le sujet est élidé d’un tableau qui, pour autant, le représente et il y fait retour comme Maître de l’énigme… un temps. Mais on n’aurait garde d’omettre que cette acrobatie ne conjure pas les charmes et les pouvoirs de la peinture considérée.

Dans la peinture, l’intraitable, dont l’anamorphose est le prétexte et l’excuse, reste problématique. Il met au jour non telle ou telle figure, mais à la fois l’urgence et l’incomplétude de la visibilité du monde. Les montages du regard (l’œil rond de la mort) et de la voix (la corde cassée du luth, la voix qui dit l’hymne en sa solitude – partie droite du tableau) se donnent pour un nouveau champ d’expérimentation et de mise à l’épreuve des montages entre l’humain et l’absolu qu’il se donne. L’anamorphose signifie bien plus qu’une fidélité au thème abordé auparavant des Vanités parce qu’elle est un éprouvé de l’animé dans l’inanimé ; lorsqu’à la Renaissance, la schize entre le voir et le Savoir s’annonce et s’offre comme problème pour la pensée et vertige pour la mélancolie, quels plus bels emblème et parade pouvait-elle recevoir, si ce n’est ce geste d’Holbein, point de connexion et d’exaltation entre la Vanité spirituelle et le décentrement cosmogonique, entre la puissance et la finitude, mais aussi entre l’œil et regard ?

Le visuel de l’anamorphose, de cette métamorphose en boucle, ouvre à un jeu qui, s’il suppose autant d’observateurs du tableau qu’il y a de lieux de prise et de dépôt du regard, renvoie chaque spectateur à la solitude de son propre éprouvé de la spatialité dont il dépend. On imagine mal une expérience collective de cette immersion du sujet dans le réel anamorphique, puis de ce renversement qui est le second temps du spectateur, où il comprend qu’un contour est possible en immergeant l’anamorphose dans un autre espace qu’il se doit de régler et de stabiliser. Réduire Les Ambassadeurs à une Vanité restreint le temps du spectateur au seul instant de conclure, ce qui est une prise de position ultrarétrogade qui vient en contradiction totale avec la force de cette toile.

Avec l’étrange tache osseuse des Ambassadeurs, un jeu topologique est porté à son apogée. Il vaut pour le signe d’un temps et correspond à une esthétique actuelle au propos du peintre, qui rompt avec un art contemplatif (comme le fut celui du Moyen-Âge) pour figurer des scènes où l’on passe d’une position à l’autre, mais il anticipe le jeu de toute peinture dès qu’elle condense en elle des possibles du visuel et de son retournement. C’est dans l’anamorphose que le regard est sauvé. Ne nous y trompons pas : Il existe un point de bascule dans l’œuvre d’Holbein, où le regard n’est plus dans l’œil du sujet, mais est là où le sujet est pris, happé par ce lieu du regard qu’est la tache d’anamorphose jetée entre les deux ambassadeurs. « Le corrélat du tableau », énonçait Lacan, « à situer à la même place que lui, c’est-à-dire au dehors, c’est le point du regard ». D’une autre façon, l’on pourrait avancer que ce moment de bascule, c’est celui où le tableau nous regarde. Mais le tableau en cette phrase n’est pas à entendre comme une image, un paysage graphique, mais comme le point où s’est pris ce lieu de regard qui n’est plus dans l’œil, ni dans le repérage spéculaire.

Dire que l’anamorphose est jeu est aussi et surtout signifier qu’elle est le fruit d’un calcul. Tout calcul a son histoire et sa temporalié. C’est un calcul propre à l’histoire de la peinture et qui résulte des difficultés qu’a connues la Renaissance à figurer la perspective intégralement. Une perspective intégralement rendue en vison suppose la représentation dans un tableau du point de fuite, c’est-à-dire du point où convergent les lignes qui, sur le plan du sol, sont des lignes parallèles. Partons des difficultés qui se présenteraient à qui veut fixer le point de fuite perspectif sur le plan d’un tableau par la représentation d’un quadrillage qui serait dessinée en perspective simple. Comment dessiner le quadrillage en perspective ? Encore fallait-il disposer les lois de réduction des carrés au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient du spectateur. La solution prônée par Alberti consiste à faire usage de l’écart entre le point de vue et le point de fuite et de rabattre cette distance sur la ligne d’horizon à partir du point de fuite. Il placera le « point de distance », aussi nommé « l’autre œil », qui est comme le point de vue qui regarde de profil le tableau. C’est un autre œil du peintre. Et ce point de distance est tout précisément celui où le spectateur des Ambassadeurs doit se placer pour être saisi par l’éclat rectifié du crâne erratique. On mesure l’échec de la Renaissance à construire un espace entièrement rationnel6, c’est-à-dire infini, continu et homogène : un espace purement mathématique qui ne peut pas être le tout de l’espace visuel. On mesure alors que, sous cet échec de la Renaissance, perce la soif baroque, sa « folie du voir », comme le nommait si justement Christine Buci-Glucksmann.

L’idéal conventionnel pré-baroque qui serait qu’à partir de chaque point de l’espace, il est possible d’effectuer des constructions semblables en tous lieux et dans toutes les directions, aboutit à ce que l’espace se trouve définitivement épuré de tout ingrédient subjectif. Cette mise à plat d’un monde sans sujet donnera à Léonard de Vinci l’occasion d’entreprendre une critique serrée, montrant que la construction légitime réduit le sujet de la vision au rang de cyclope, et l’œil à un point indivisible et fixe. Cette situation, poursuit Vinci, n’a rien de commun avec les conditions effectives de la perception, pas plus qu’avec les intérêts bien compris de la peinture.

Le sujet se fera jour comme point. Sa localisation sera celle d’un point de vue extrinsèque (ou extime) ramené par torsion au centre du dispositif représentationnel. L’art baroque qui, bien entendu, ne se laisse pas réduire à ce qui l’a précédé, inventera à partir de là une façon inattendue de nouer corps et espace. Le corps baroque, celui du Carrache ou du Gerchin, est massif. Il est aussi suprêmement kinesthésique. Son mouvement est plus vif, ses enveloppes et ses voiles se gonflent et sont comme soufflées par un conflit entre la chute et l’élévation. L’émoi de la Renaissance est la grâce, les Florentins restent solides, les Vénitiens sont amis des plaisirs et des jouissances tempérées, les Lombards aiment à figurer la joliesse et la gentillesse. Le Baroque redonne au corps sa densité, ses contraintes, ses contradictions et ses conflits. Le corps baroque est d’essence anamorphotique. La finitude s’y lit dans la pesanteur et la chute, l’infinitude dans la torsion vers le sublime. Anamorphose et oxymore s’allient aussi dans cette présentation scandaleuse et sage de La Mort de la Vierge du Caravage, dont le modèle est celui du cadavre d’une prostituée, repêché dans le grand canal de Venise. Une remarque : s’il est plaisant et justifié de voir en Lacan un maître baroque, et surprenant de vouloir le restituer comme un maître classique, c’est aussi que l’espace du Baroque, essentiellement anamorphotique comme j’ai tenté de le montrer, est un espace, héritier de la Renaissance, qui réintroduit comme enjeu et comme torsion la présence massive d’un corps subjectivé, divisé, mû par des torsions et des conflits autour du surgissement de la Chose. Comment loger la topologie qu’annonce le chemin de Lacan avec l’anamorphose dans un jardin à la française ?

Extrapolations sur d’autres œuvres

Dans nombre de tableaux, le défaut construit de ce lieu central, où le pouvoir séparateur de l’œil s’exercerait à son maximum de sécabilité, fait que le point focal de l’œuvre, sa tache aveugle, permet au regard de l’invisible de surgir, de percer et de toucher. C’est dans la construction temporelle de ce retour que l’œil se repose du regard. L’évidence de présence de corps non spéculaire des anamorphoses impose le surgissement du retournement du visuel entre corps et signification, mais il est nombre d’autres œuvres où le peintre expose un paysage de mise à plat dans lequel, par un second temps, est souligné l’absence de possibilité de renfermement du lieu central sur le centre de gravité de l’ensemble de la composition.

Que l’on songe, en matière d’exemple, à ces nombreuses vues de ports de Claude Gellée, dit « Le Lorrain », dans lesquelles un petit personnage, au premier plan, détail ténu, est figé dans un geste où, dos tourné au spectateur, il désigne de sa main tendue un point mystérieux non figuré sur le tableau, perdu quelque part dans un ciel d’ombres fines, en ruissellement de touches de lumière. Plus bas dans sa composition, par de nets coups de pinceaux l’artiste décrit l’activité d’un site d’embarcation mythique – « Ulysse remet Chryséis à son père », « Vue du port de Carthage » –. À cet étage, le regard trouve les choses parce qu’elles se montrent, parce qu’elles lui tombent sous les yeux et que, sans inquiétante étrangeté, un spectacle s’y ouvre. Il y a dans l’œuvre de « Le Lorrain », la tension d’une invitation à un voir autre, à un voir hors-corps, où l’appel figuratif qui vient de l’extérieur de l’œil est marque et prétexte à une autre clairvoyance qui tire de son insensibilité logique et narrative toute sa puissance signifiante. Dans son activité de peintre, le peintre ne travaille pas d’emblée avec de l’espace, l’espace est produit par l’objet peint. Chaque point de l’espace est pensé là où l’orientation, la polarité, l’enveloppement sont des phénomènes divisés. Le corps du spectateur lui-même cesse un temps d’être un contenant imaginaire. Il appartiendrait donc au motif anamorphique de contredire le plaisir esthétique par une expérience d’angoisse dirigée, où s’impose en trop plein la matière même d’un corps autre, en excès, qui sera rendu ensuite au calme de son apparence par un changement de posture qui rectifie le vertige initial. Ce trajet, logique, du voir, du comprendre et du conclure ne nous intéresse pas dans le plein déroulement de ces étapes. Ce qui importe, ici, est de bien marquer les moments d’instabilité qui affectent ces temps. Le surgissement de l’anamorphose, bien plus décisif que toute entreprise de résolution formelle, vaut comme une présence, une présence dérangeante car non allégorique.

Que veut dire, au fond, cet effort dans lequel nous nous sommes engagés à la distinguer fermement d’une Vanité ? Si ce n’est d’avoir voulu montrer comment, par l’irradiation de sa présence, comme surgie ex-nihilo, moins fin des temps ou rappel de la finitude de l’existence terrestre, ce reste du crâne adamique en anamorphose devient atemporel et figure un originaire qui ne fait ni appui, ni fondation et dont la rencontre, mascarade de trauma, présente la poussée constante d’un flux pulsionnel en habit de thanatos, exposant de la jouissance. Serait-ce alors la jouissance mélancolique qui est, pour l’Homme de la Renaissance, le point à connaître et à éprouver, la passe à franchir, pour gagner les rives d’une nouvelle raison ? Nous voilà bien loin des condamnations scolastiques de l’acedia. Le profil éthique qui se dégage est celui d’une spiritualité réconciliée avec l’avenir du Savoir, au risque de la mélancolie. La spéculation constante sur des objets virtuels peut se transformer par un passage dans l’effondrement dépressif. La mélancolie devient moderne. Descartes entrera peu après en scène avec sa seconde Méditation.

De la fonction topologique de la peinture

La fonction topologique de la peinture est peut-être de nous permettre une hallucination dirigée de certains des objets pulsionnels que nous avons besoin de formaliser à l’image de catégories logiques qui soutiendraient et nos fictions cliniques et nos capacités d’associations sur un matériel. L’objet regard se dépose en cette proximité trouante de l’œil erratique de l’invisible, présentée à nous dans l’apaisement des séductions et des solutions esthétiques.

Le regard du spectateur vient à tourner autour d’un point de fuite, un manque central – ce qui est aisément interprété par les psychanalystes dans le registre de la castration. Ainsi, le manque central dans le champ du visible, dans l’espace du tableau, c’est aussi ce qui appartient au registre de ce qui est perdu dans notre activité de vision, c’est-à-dire ce qui ne peut pas se voir. L’invisible de la toile, qui fait que nous oscillons sans relâche, entre ce temps où nous regardons le tableau et ce temps où nous sommes comme saisis et dévoilés par le tableau, n’est pas de l’ordre de l’occulte, il conjure ce que, sans relâche, il convient à faire sourdre : ce point aveugle qui nous précède, nous devine, nous intrigue. Ce regard que nous ne verrons jamais en face. Ce regard intimide ou effraie dans l’œil rond de l’anamorphose, plus tard il oriente les gestes des petits personnages de Le Lorrain dans les toiles duquel il fulgure dans des éclats de lumière où se creuse la tableau. Ce regard est autre chose qu’un objet perdu, il est aussi une matière qui indique la perte, la sublime et nous en fait les captifs ravis.

La peinture de la Renaissance est, pour nous, un partenaire de réflexion et de dialogue privilégié; en effet, comme nous l’indiquent aussi les recherches de Benito Pelegrin ( 2000) ou de Frederico Zeri ( 1988,1995), s’y invente un rapport à l’infini et certaines œuvres peuvent se lire comme une longue méditation, ou même une déploration, relative à la dispersion des lignes de force qui ordonnent l’espace. Non que le lieu de l’Autre soit aboli, et nous ne sommes pas à la Renaissance en face de négateurs de la transcendance, mais plus parce qu’un tel lieu doit être retrouvé, construit, dans une solitude inspirée. C’est en ce sens que l’anamorphose, sur laquelle je reviens une dernière fois, donne bien une direction de regard et que ce bénéfice est supérieur à celui de la signification.

Ce que la peinture réalise par-delà l’image qui en est le prétexte correspond à un cycle pulsionnel sublimé.

Si, rien que par jeu et jouissance de l’esthétisme, nous retrouvons notre aptitude à entendre et voir dans les œuvres les figurations et les procès de figuration de concepts dont nous avons, en nos sites d’écoute et de théories, à nous saisir autrement, notre responsabilité n’est-elle pas aussi de ne pas rabattre ce miracle de la peinture sur la vaine tentation de la psychobiographie ?

Que les artistes guident les savants est aussi pour la psychanalyse un défi, rien de plus, rien de moins.

Pour une théorie générale de l’anamorphose, entre allégorie et métaphore

Suivons l’anamorphose lacanienne à la trace. Remontons au 3 février 1960. Lacan, pour la première fois, mentionne ce tableau qu’il situe à tort au Louvre7; il le réduit à une façon de virtuosité propre à un art de commande qu’assaisonne l’embellissement anamorphique. Et il explique ce que nous savons tous, depuis : qu’il suffit de se poser « dans un certain angle » pour voir au moment où le tableau « disparaît dans son relief » surgir une tête du mort « insigne bien connu de la Vanitas8 ». L’anamorphose va être située par Lacan comme la marque de fabrique d’une époque, qui irait grosso modo de la Renaissance jusqu’à l’âge Baroque, et son analyse se fera par un détour par l’architecture. Du moment que fut découverte la perspective en peinture, les principes de l’architecture suivent les lois de la peinture. « L’architecture néo-classique se soumet aux lois de la perspective, joue avec elles, en fait sa propre règle, c’est-à-dire quelque chose qui a été fait dans la peinture pour retrouver le vide de l’architecture primitive9. » Ce transvasement des règles de composition de l’espace de la peinture à l’architecture – dont atteste la production d’un Gullio Romani, par exemple – a retenu l’attention de nombreux historiens de l’art (il suffit de relireRenaissance et Baroque d’H. Wolfflin pour s’en convaincre).

Pour la psychanalyse, et pour Lacan tout particulièrement, ce transvasement retient l’intérêt car il permet de dégager les composantes d’un dispositif d’illusion. L’orgie visuelle du Baroque, son goût pour les univers entortillés, chiffonnés et diffractés, s’annonce là, et elle peut se laisser interpréter comme une ruse par quoi se dérobe le vide de l’architecture primitive. Le Baroque qu’annonce tout usage de l’anamorphose multiplie les éléments et les lignes de fuite, les points de vue qui, à la Renaissance, étaient nets et uniques. Holbein préfigure la folie de voir propre au Baroque au centre même d’une toile qui figure explicitement la révolution dans l’ordre des savoirs qui co-émerge avec la Renaissance en peinture.

L’espace ainsi disposé en tension entre Renaissance et Baroque trouve en la peinture et en l’architecture ses bornes ; il faudrait encore ici mentionner une toile comme La Tempête de Giogorne, fourmillant de points lumineux qui sont autant de points de vue disjoints. Il serait insuffisant de poser cet espace pictural comme un espace plan et cet espace architectural comme étant seulement commandé par la partition du dedans et du dehors et par le volume. Il conviendrait plus exactement de voir se disposer comme un fourmillement d’espaces, un dispositif d’illusion, une formidable machinerie. Car, pour en revenir à cette continuité entre peinture et architecture et l’utiliser comme argument, demandons-nous alors qu’est l’architecture, si ce n’est l’art qui indique le lieu, le heim où se reposer, si ce n’est cet art qui écrit, dispose et propose un endroit au sujet pour être hébergé. Abrité. Notre point de départ est alors un fait connu et aisément justifiable. Nous jugeons l’objet, son surgissement et sa forme par rapport à notre corps et, de même, nous organisons notre expérience émotionnelle et signifiante de l’espace par rapport à ce qui peut abriter et orienter notre corps10. La crise de l’architecture, de la Renaissance au Baroque, se dérobe de plus en plus au sens du vide. Elle ne peut alors culminer que vers un non-lieu, un point de fuite, un « nulle part ». Il s’agit bien d’un espace qui s’anamorphose, qui se construit par rebonds d’illusions, dans la prodigalité et l’opulence d’une quête de l’illusion là où elle se transcende, se détruit, s’épure jusqu’à sa monstration, montrant qu’elle n’est là qu’en tant que signifiante.

L’espace anamorphotique qui dépend de ce transvasement graduel de la peinture dans l’architecture, et ne tient que de lui, vaut alors pour autre chose et pour davantage qu’un simple espace optique ou géométral. Ce fait n’a pas échappé à Lacan. L’informe qu’un tel espace chérit en sa machinerie, la perspective qu’il éclabousse d’insolites restes de réel qui rusent avec les rayons des lumières par quoi ils sont rongés, débouche sur un espace qui est de nature topologique bien davantage qu’euclidienne. C’est bien cette monstration de la signifiance propre à cet espace qui fait valoir l’illusion en tant que renversement des points de vue. L’image est habitée de son autre côté, par l’espace de son outre-espace, qui révèle pour l’un et l’autre de ces arts, un point de douleur, au-delà du point de fuite, un ex-tasis de la représentation. L’archéologie de l’ombre et de la lumière qui ne découpe aucune forme viable, cette conjonction opulente et serpentine de l’inouï et de l’invisible, rend alors la primauté aux faits de langage dans leurs surgissements. L’anamorphose offre un support de réalité à ce qui est caché, or ce caché n’est pas intégralement superposable et résorbable dans un caché œdipien. Il ne s’agit pas tant d’un caché refoulé que d’un cerne de la Chose, de cette première présence indispensable tout autant qu’insupportable à l’humain et qui surgit dans le lustre excentré de l’œuvre. Ce rapport de l’anamorphose à la Chose est bien ce qui permet à Lacan, opérant un raccourci et un « flash-back » des plus saisissants, d’extraire l’anamorphose du champ de l’optique afin d’oser traiter du rapport de l’art à la sublimation à partir de l’amour courtois, en tant qu’« anamorphose » de l’œdipe. Ce qui ne l’empêchera pas, bien au contraire, de nous entretenir sur le rapport du signifiant et de la Chose.

On comprend alors que le terme d’anamorphose prend un sens bien plus large et ne désigne plus une illusion visuelle. Comment comprendre une telle importation de terme de l’esthétique au psychanalytique ? On pourrait, en un premier temps, concevoir que l’anamorphose est, à l’image plane qu’elle déforme, liée par des procédés de déplacement, de condensation et d’accentuation vers la figurabilité, analogues à ce que réalise le travail du rêve. Interpréter l’anamorphose reviendrait alors à rectifier le plan, à remettre d’aplomb ce qui est tordu, à décongestionner ce qui est ampoulé. À dire ce qui doit être vu. En quoi nous sommes véritablement assez loin de la conception psychanalytique de la situation de l’interprétation. Or, la déformation anamorphique ne s’explique donc pas seulement comme l’effet d’une censure défigurant un matériel pour le rendre peu lisible, peu accessible. Non, il est plus important d’y reconnaître là une fonction essentielle. Pour cela, ce que Lacan fait de l’amour courtois est une démonstration indispensable à la compréhension de ses thèses ultérieures sur la sexuation et le « pas-tout » phallique. La fonction anamorphotique qualifie dès lors bien un espace de désubjectivation et de sublimation. Quand Lacan parle de l’amour courtois en anamorphose, il fait dépendre l’art de l’éros d’un espace où la Chose et le Phallus sont par moment superposés. L’espace anamorphique n’est plus alors un espace déformé, c’est surtout un espace autrement orienté et gravitant autour de cette superposition du phallus et de la Chose que condense La Dame11.

Et si l’amour courtois se déplie, pour Lacan, dans un espace homogène à l’espace anamorphotique, c’est aussi que, selon lui, « La femme idéalisée, la Dame, qui est dans la position de l’Autre et de l’objet, se trouve soudain, brutalement, à la place savamment construite par des signifiants raffinés, mettre dans sa crudité le vide d’une chose qui s’avère dans sa nudité être la chose, la sienne, celle qui se trouve au cœur d’elle-même dans son vide cruel. Cette Chose, dont certains d’entre vous ont pressenti la fonction dans sa relation à la sublimation, est en quelque sorte dévoilée avec une puissance insistante et cruelle12. »

Il ne s’agit plus d’image au sens strict du terme, mais de l’élection d’un point vide au cœur de la Chose et dont le lustre en fait l’indice du Bien essentiel, essentiellement impossible. L’anamorphose, d’illusion d’optique, devient alors le nom de cet espace non réglé par la partition du dedans et du dehors, de cet espace serré par le vide le Chose et, avec ce vide, rusant en défilés, protocoles, dispositifs galants, parures et parades. Lacan fera même entrer dans ce cadre de l’anamorphose, soit cette portion de l’espace fracassé par l’écho du vide de la Chose et feignant de ce fracas d’en faire et d’en organiser une illusion, la dimension de la Beauté : la beauté « à bout de course » d’Antigone.

Passage de l’amour courtois en anamorphose à Antigone, à son tour en anamorphose. Imaginons la scène à partir de l’intuition spatiale évoquée par Lacan, toujours en ceSéminaire VII13. L’analogie est la suivante. La scène du Théâtre d’une part, le dispositif ordinaire de rectification spatiale des anamorphoses : soit un cylindre réfléchissant posé sur un motif anamorphotique quelconque. D’une part, le corps d’Antigone et le corps des spectateurs. D’autre part, un cylindre réfléchissant et une série de trames de filaments épars et de conglomérats d’image, pas une image à proprement parler, davantage une masse, informe et bigarrée. Appliquons sur cet éparpillement de mouchetures colorées et de flaques d’ombre le cylindre. Aussitôt, joie phallique, l’informe se redresse, la ligne reprend ses droits, l’éclat obscur et indécidé cède sous le privilège du tableau. La véracité est rétablie, dans le cylindre se reflète une image reconnaissable. L’image sans image encore, c’est le corps des spectateurs assis sur les gradins d’un amphithéâtre grec. Et le cylindre n’est rien de moins qu’Antigone, sur quoi se projette le corps des spectateurs. Relisant ce que la page 318 de ce séminaire VII offre à l’imagination, on peut aller jusqu’à penser que la catharsis, c’est aussi la possibilité donnée au spectateur de se retrouver comme image de corps, le long des modifications des mises en scène des corps des acteurs, dans les divers temps de leurs expressions – ou de la présentation de leurs masques–, de leurs postures.

Seulement, comme souvent, cette reconstruction psychologique de l’identité devant le miroir ne convient pas. Seul compte ce qu’à l’époque de son texte sur le stade du miroir, Lacan a nommé « voyage ». « La psychanalyse peut amener le patient jusqu’à la limite extatique du “Tu es cela” où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n’est pas en notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment où commence le véritable voyage14. » La notion de voyage, que l’on oublie si fréquemment lorsque qu’on réduit le rapport au miroir à un drame de l’identification, signale le halo fascinant qui se déplace vers les confins de l’image, ce qui se projette à la limite, presque au delà de la limite de cette image idéale. Y est visé un lustre et un éclat. Lacan répètera ce motif du voyage à chaque fois qu’il voudra user de l’anamorphose. Afin de s’assurer un vigoureux effet de hors-champ, il procèdera à deux opérations. La première, nous l’avons vu est de faire de l’anamorphose le modèle général d’une condition spatiale du sujet face à la Chose, pris dans un affect qui est plus proche de la jouissance que de la crainte ou de la dépression, et jouissance qui lui est inconnue. La seconde est de hisser l’illusion au rang de machinerie signifiante, l’illusion valant alors, au-delà du charme de ses ruses, pour une véritable rhétorique de la signifiance, coupée de tout signifiant tangible. Antigone en anamorphose est autre que le cylindre qui donne au collectif des spectateurs l’illusion d’avoir, enfin, une image en miroir, image que les émois du Coryphée rendraient propre à convenir à un moi diffus et socialisé. C’est bien la tragédie qui, parce qu’elle « se répand en avant pour produire une image15 », devient aussi la surface qui permet le surgissement de l’image d’Antigone « en tant qu’image d’une passion16 ».

L’année suivante, relisant L’Otage de Claudel, Lacan revient fort brièvement à l’usage d’une anamorphose. Il est venu à son Séminaire, ce jour du 17 mais 1961, avec la reproduction d’une anamorphose fameuse, la Mise en croix de Rubens décomposée en un dessin informe que rectifie le placement en son centre d’un tube. L’anamorphose vaut ici pour le reflet de « la figure, fascinante, de la beauté érigée, telle qu’elle se produit à la limite pour nous empêcher d‘aller plus loin au cœur de la Chose17 ».

L’anamorphose joue sur une limite : l’expérience de celui qui est saisi par le surgissement de la beauté. Par l’anamorphose, un voile jette sa limite mouvante et suspend le mouvement qui conduit au cœur de la Chose. Tel serait alors ce moment où se brise l’analogie et où dans la solitude de son effectuation, le sujet forge, en réponse à ce réel voilé/dévoilé son rapport à la métaphore. Sur un vide de référent, précisément, le sujet se saisit dans sa disparition.

Olivier Douville

Notes

[ 1] Nous suivons de près et en bonne part quelques-uns des repérages établis par J.-L. Ferrier, en 1977, qui guident notre déchiffrage.

[ 2] Je renvoie le lecteur à mon texte « La mélancolie comme théorème malheureux du deuil », Évolution psychiatrique, tome 59, fasc. 4, septembre 1994, « Mélancolie, maladie d’amour », 705-718.

[ 3] Klibansky, Panofsky et Saxl, 989,536.

[ 4] On ne manquera pas ici de se souvenir de ce puissant passage de Giovanni Pico della Mirandolla, dans sonHommage à la dignité humaine « Nec certam sedem, nec propriam facem, nec nullus ullum peculiare tibi dedimus, o Adam, ut quam sedem, quam faciem, quae numera tute optaveris, ea, pro voto, pro tua sentencia, habeas et possideas » (« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée »).

[ 5] « Rispuose a me : la dentro si martira Ulisse e Diomede, e cosi insieme a la vendetta vanno come a l’ira ; et dentro de la lor flamma si geme l’aggurao del caval che fé la porta onde usci de’ Romani il gentil seme. » ( L’Enfer, XXVI, 55-60) (« Là-dedans, me dit-il, endurent leur tourment Ulysse et Diomède ; ainsi ils vont ensemble au châtiment comme ils allaient à la colère ; et ils plurent dans leur flamme la ruse du cheval qui ouvrit la porte par où sortir le noble germe des Romains »).

[ 6] Défi qui était vécu comme un combat, ainsi que l’atteste malicieusement le petit instrument d’optique posé sur la tête d’un fantassin de la Bataille de San Romano de Paolo Uccello (dans le volet de ce tryptique qui est au Louvre).

[ 7] Il est exposé à La National Gallery, à Londres.

[ 8] Lacan, 1960,1986,161.

[ 9] Ibid., 162.

[ 10] Cf. Kaufamn P., 1967.

[ 11] Je remercie G. Chaboudez de m’avoir donné occasion d’exposer ces remarques récemment lors de son enseignement sur les Séminaires de Lacan à Espace analytique.

[ 12] Lacan, 1960,1986,318.

[ 13] Ibid., 318.

[ 14] Lacan, 1949,1966,100.

[ 15] Lacan, 1960,1986,318.

[ 16] Ibid.

[ 17] Lacan, 1961,1991,362-362.