Construction de la durée et métaphorisation à l’adolescence

Par Olivier Douville

Je vais tenter de parler de la construction précaire, chez des adolescents, de la durée et à la fois comme le sentiment lié à une question - "Que vaut mon être, mon corps et ma parole pour le temps qui passe et pour le temps qui reste ? - et à la fois comme repère en fonction de la possibilité ou de l'impossibilité de constituer des scènes originaires.

Penser la dimension de l'adolescence est inséparable d'une réflexion anthropologique sur la modernité et ses incidences subjectives, à tel point même qu'on peut se demander si il est pertinent de parler d'adolescence ou si il ne serait pas davantage maniable de parler d'émergences adolescentes.

Il se confirme une médicalisation certaine, hélas, de l'approche de l'adolescence maintenant, annonciatrice de l’instrumentalisation actuelle du psychisme par sa médicalisation. Il subsiste néanmoins une autre histoire, souterraine, de cette notion qui fait passer la saisie de l'adolescence du registre esthétique au registre anthropologique. Mais c'est une anthropologie de l'inachèvement, de l'inactuel et de la crise aussi. Anthropologie des facteurs de déliaison dans le contemporain et non plus une anthropologie qui voudrait se doter comme unique horizon la façon dont les générations successives se ressassent dans la permanence et dans la ressemblance au sein d'un monde rendu identique à lui-même parce que l’alliance publique du mythe et du rite le célèbre toujours comme permanent c'est à dire régi par un désir monotone équivalent à l'énergie des Dieux ou du Cosmos lui-même.

Ce qui se passe effectivement à l'adolescence contemporaine c'est une autre irruption du temporel, mais c'est la mise en strate et en espace du temporel qui importe. Chaque moment d'irréversibilité du temps, moment dont l'élaboration adolescente du pubertaire pourrait donner l'image qui convient, doit se solder pour que tienne l'inter et le trans-générationnel par une invention de la mémoire. C'est à dire qu'autrement surgit une plainte bien connue qui se tient à se camper dans la dénonciation, parfois pathétique, de la mortification d'une transmission. Mais ces inventions de la mémoire font davantage mise en récit et "mythes individuels" que mythes collectifs ou, si ils font mythes collectifs, ce sera par une mise en avant d'un certain état du corps auto-suffisant.

Une mémoire toujours à gagner sur et à partir du Réel pour conjurer le risque que le temps ne soit plus que le compte du temps. Y aurait-il, à ce moment là, un possibilité de s'approprier le passé, c'est à dire aussi de se désapproprier l'origine ? Que par l'oubli du temps qui passe, la nécessité d'une mémoire trouée pour qu'il y ait un passé composé par le langage.

Une citation, bien loin de toutes préoccupations psychiatriques : St Augustin dans Les Confessions : " Qu'est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande je le sais, mais dès qu'il s'agit de l'expliquer, je ne le sais plus. "

La notion de la durée suppose d'être pensée avec la question de l'"entre", et de "l'entre-deux". Ah, l'"entre-deux" ! C'est un terme en vogue, très à la mode, qui renvoie d'abord, tout de même, aux travaux de Winnicott, l'inventeur de la notion d'espace transitionnel. Et si il est bien une période de notre existence où nous nous sommes mués en expérimentateur de l' "entre", c'est l'adolescence. Mouvance, transition mais ruptures et clivages, aussi. Aller vers un franchissement... au risque de se perdre. Car si l'"entre-deux" est une notion qui a sur nous un fort pouvoir de séduction, nous ne pouvons oublier qu'avant que le sujet explore cet "entre-deux" il lui faut d'abord expérimenter un pur "entre" qui est un site interne.

Pour cela, une stase. On n'est pas encore un passeur et on met en jeu son adolescence dans un lieu qui ne relie pas encore. On découvrira, puis on oubliera que ce lieu possède une temporalité dans sa situation entre un bord désavoué et que trop vite l'on crût perdu et un bord encore menaçant et dont on craint l'hostilité. Ce site, cet "entre" a donc une durée déjà étendue entre un "non" à l'enfance, meurtrissant et irréversible, et un "oui" à une promesse encore vague. Et ce lieu s'éprouve et se configure là où se profilent des mascarades, des défis et des conduites à risque. Alors l'adolescent ne se coltine pas sereinement au passage. Vient un temps où il croit tout perdre, et où il se ressent sans autre guide que ce que les métamorphoses de l'imaginaire vont, de façon plus ou moins sporadique, lui apporter : le semblable -c'est à dire celui qui ne se sent pas à lui-même semblable et permanent-, le plus proche, le double à la recherche de ses contours, celui qui anticipe d'un "peu" décisif dans le miroir parce qu'il invite à des plaisirs de groupe, de horde, de confrérie juvénile.

En ces temps de balance, l'Autre - l'altérité de référence- s'abstrait et parfois se disloque. Les parents œdipiens deviennent eux aussi des mortels ordinaires, et d'eux peut-être sommes nous nés sinon par hasard, du moins un peu en plus comme "une fleur au chapeau", comme un lapsus. Dérive de l'Autre à l'autre. La rivalité s'exaspère, les dettes s'inversent Pour contrer cette dégradation nécessaire et cette désillusion le plus souvent insupportable face à la référence Autre il se produit parfois un état de psyché qui s'assimile à un vécu autistique lorsque l'adolescent se réfugie, se niche dans des lieux qui se spécifient d'abord par l'absence de toute ambiance et de toute mise en rapport à l'affectif. des lieux où ne se posent ni question ni demande, des lieux où serait enfin congédiée et conjurée la promesse du retour de ce qu'un bon objet peut aussi charrier de menace de toujours rejeter l'adolescent après sans doute trop aimé et sans doute trop séduit.

Certaines errances, certaines fixations de la durée sans vecteur apparaissent comme des formes de toxicomanies sans toxique où un rapport figé à la durée et où un rapport figé à l'humeur permet de limiter l'invention d'autrui.

Le déclin du complexe d'Oedipe est donc effectif quant la matrice des rapports du sujet à l'Autre - elle était jusque là soutenue par les parents- passe à l'inconscient. Ce faisant, elle accouche de la possible mise en place du fantasme. Ce temps de transition et de mise en place se repère par des attachement électifs à l'objet ce qui met parfois le clinicien dans des espèces de confusion. Est-ce que ces symptômes sont "pré-œdipiens" où sont significatifs de cette phase de déclin du complexe œdipien qui se signale par une prévalence de l'objet ? L'adolescence se caractérise alors par un temps d'expérimentation et de vérification où est mise à l'épreuve ce que vaut le fantasme comme solution, pour donner rythme et consistance au corps et à l'Autre, devant le sexuel et devant la jouissance.

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L'hypothèse serait que c'est par le truchement de ce fantasme, qui est l'axiomatisation de l'être au monde, son coinçage, que le sujet règle son rapport aux autres. Et, à partir de la structure même du fantasme, on peut supposer que trois modes différents de vérification de ce que vaut la construction fantasmatique peuvent être agis et, espérons le, entendus. Et ces modes ne se repèrent qu'en fonction de la circulation des objets de désir que l'adolescent met en acte. Ces trois modes pourraient être, pour simplifier :

- une forme de complétude et de renfermement sur l'objet et par l'objet. Cette forme de complétude est, reconnaissons le, copieusement encouragée distillée et entretenue par le discours du libéralisme selon quoi être libre, c'est pouvoir consommer. Mais cette complétude imaginaire se déroule le plu souvent dans le registre du semblant. Méconnaître la force de ce registre comporte pour la clinique le risque de confondre une fétichisation temporaire de l'érogène de la rencontre du corps et de l'objet avec une constitution de la structure perverse. L'investissement phallique, culte narcissique focalisé sur le corps, est différent de la perversion. À cet égard, je voudrai dire que si le pervers dit qu'il ne peut être que le zélé serviteur d'une loi naturelle, il n'est en cela aucunement étonnant qu'une pervers fasse de son adolescence telle qu'il la voit, après-coup, le moment électif de son entrée dans la perversion puisqu'il se situe là comme le serviteur de la loi naturelle de la puberté. Ce repérage nous renseigne, bien sur, sur le roman original de la perversion, mais, à mon sens nous éclaire faiblement sur le rapport de l'adolescent lambda au fétiche et à la mascarade.

- le deuxième point que je signalerai concerne la survalorisation de l'objet d'amour. On le constate dans ces "grandes passions" et dans les formes modernes de l'amour courtois. On sait que lorsque l'intérêt psychiatrique s'est penché sur l'adolescence, et ceci remonte en France à Esquirol, c'était déjà pour décrire des formes de survalorisation de l'objet d'amour voire même de formes d'érotomanies adolescentes. Il se jouait déjà une médicalisation d'un processus psychique, d'un processus d'accouchement de l'objet dans la mise en place du fantasme. C'est souvent là que la médicalisation "psychopathologise" le processus pur en voir un fait avéré et immuable de structure. Mais ce qui sans doute devient bien plus préoccupant actuellement c'est l'évitement de la limite du désir.

-De là , le troisième point. On a beaucoup trop parlé pour l'adolescence de rites de passage à chaque fois que l'adolescent met son corps en jeu. C'est aller un peu vite. C'est saisir justement le besoin de créer de l'autre en se mortifiant par l'objet, mais l'usage intempestif de la référence à l'ethnologie oublie que le rite de passage est un rite qui, précisément, fait passer. C'est à dire que le rite se soutient et soutient une consistance anthropologique qui ramène le sujet à contempler les traces mnésiques symboliques qu'une communauté se donne sur sa fondation. en conséquence il me semble difficile de confondre le rite de passage tels que les anthropologies l'ont décrit avec les sacrifices qu'un adolescent moderne peut faire sur à partir son corps (ou de son corps) pour maintenir la représentation absolue et tétanisante et excitante d'une auto-fondation. Du reste, une ancienne préoccupation clinique pour l'anorexie peut tout à fait encore nous renseigner sur le plan métapsychologique qui soutient un certain nombres de "rites privés" autosacrificiels, forme abstraite "assimilation " disait J. Lacan en 1938 dans Les Complexes familiaux " de la totalité à l'être ". Quadrature du cercle de l'identification qu'accentue l'anorexie en sa pathologie où se disjoint la demande du désir. L'objet alors est élevé au rien dans une stase temporelle comme si le risque de s'identifier à l'autre, de devenir autre, revenait à s'identifier à une demande toute puissante qui vient littéralement faire disparaître le sujet. A ce moment là, l'objet auquel est voué l'anorexique est-il à tout coup un objet létal ? Est-il nécessairement un objet offert à ce qui vient masquer l'incomplétude maternelle ? Peut-être faut-il se faire un peu plus réservé, en tout cas moi je le suis.

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En vue de situer sans trop médicalise les émergences adolescentes, choisir de penser l'anthropologie qui permet de relancer la clinique. Sans doute est-il important de penser une anthropologie de l'incomplétude, à partir d'un enjeu de pensée à venir : la métapsychologie de l'identité.

SI on utilise tout de suite, par exemple l'hypothèse massive de la pulsion de mort dès que l'on rencontre une conduite addicitve chez un jeune, peut-être ne fait on qu'obscurcir le tableau. Ces pathologies trans-structurelles : errances, anorexies, toxicomanies, sont aussi pour le sujet moyen de poser question à ce qui donne consistance de la trace mnésique groupale, consistance du lien entre l'être et la demeure, dans le social. L'adolescent emprunte à la violence de l'objet quelque chose, un trait : la capacité physique de s'approprier la mort, comme si à l'objet était attribuée et réservée cette capacité physique de s'approprier la mort. Et, à cette place, l'objet devient non pas un espèce de "bouchon" pénien ou phallique qu'un doublon de la psyché, de la somato-psyché pourrions nous dire, qui produit la durée, le rythme et la psyché comme ensemble de traces, d'inscriptions en creux. C'est, après l'idée de complétude ou de survalorisation de l'objet une autre approche possible de l'objet à l'adolescence. Mon hypothèse est qu'il y aurait une autre utilisation de l'objet par l'adolescent et qui a comme effet de produire dans la durée de l'addiction du rythme comme pure trace.

En d'autres termes, on peut penser que c'est sur l'objet que se projette ce que toute initiation traditionnellement réussie devrait permettre de mettre en oeuvre : le lien du complexe d'autrui avec les éthos et les épos d'une communauté. C'est sur l'objet que se concentre autrui, l'autre personne c'est à dire selon les termes de S. Freud dans l' "Entwurf" (1895) : " Ce que l'on remarque en soi-même et que l'on ne sait pas relier au reste de sa propre vie psychique ". Les corps des adolescents n'étant plus alors situé dans la communauté des perceptions de sens, dans le banal apaisant, chaque corps amplifierait sa spécularité et distillerait peut-être in fine l'intersubjectivité.

L'objet n'est pas, à tout coup, un objet messager de Thanatos, qu'il soit persécutif ne signifie pas qu'il ne puisse pas être intermédiaire. "Rites privés", sacrifices à des "dieux obscurs" , angoisse ininterprétable, sont là des points que lesquels j'ai eu l'impression que pouvait travailler la relance de recherche en anthropologie clinique des émergences adolescentes.

L'adolescence, figure exemplaire du passage dans la structure psychique est le nom d'une expérience qui confronte le sujet avec ces niveaux de croissance et de différenciation. Il passe du clan à la Cité (soit le lieu qui fournit et prescrit des règles d'affiliation et d'échanges). Quand bien même certains adolescents, apathiques ou errants, nous donnent l'impression de traverser les espaces urbains à titre de promeneurs, il n'en demeure pas moins vrai que la psyché ne saurait "durer" ni produire de la signification sans les structures ou les institutions que fournit la cité. Ces dispositifs que fournit la cité et qui font passer le sujet de la famille à la citoyenneté, ont aussi leur versant imaginaire : ils produisent, des idéaux, des modèles et des rapports de force. Il n’est donc pas étonnant que les rapports de force entre jeunes d'un clan et jeunes d'un autre clan, ou entre jeunes et policier, aillent produire des codes et des idéaux de conduites, ils servent ainsi à compenser les incertitudes identitaires. Ils apportent ainsi au jeune un double bénéfice. En surplomb, ils garantissent des positions héroïques, hypertrophiant les clivages, de façon plus souterraine, ils redonnent au sujet un usage du moi idéal [1]. Enfin, il convient de poser que si la singularité indéniable de chaque sujet lui vient de ce qu’il n’est sujet que par une multiplicité de liens plus ou moins stables avec d’autres sujets, c'est bien alors la fabrique des altérités et la relation à ces altérités qui pourraient faire l'objet d'une anthropologie psychanalytique actuelle et conséquente. La psychanalyse apporte des éclaircissements sur la construction subjective, individuelle et groupale, des limites, des frontières et des territoires. La compréhension est ici dynamique qui prend pour objet des interrelations de frontières, de limites et de territoires

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Un autre angle utilisable pour parler de la durée serait la question de la croyance.. La croyance axialise temporellement deux opérations : la première consiste à évacuer l'hétérogène du sexuel , c'est à dire que s'y masque le rapport à l'objet; et la seconde suture la division savoir/vérité. L'opinion ne manque de clamer que les adolescents ne croient en rien et n'ont plus de valeurs ce qui me semble être un constat désabusé et court mais dont il convient de se débarrasser au plus vite. Mon avis se tient ailleurs : l'adolescent ne cesse d'expérimenter la croyance. Et, par exemple, croire au rien, c'est déjà pas mal - ce n'est pas pareil que ne rien croire.

Reste à préciser comment il est possible d'emprunter une demeure - une demeure de croyance, puis de décroyance - afin de déconstruire ce qui, dans le rapport à l'objet que je désignai auparavant, peut devenir persécutif. Emprunter une demeure .... On sait ce que cela veut dire " la demeure empruntée ", la grammaire de Port-Royal, celle de du Marsais définit la métaphore en disant que c'est la " demeure empruntée ".

La demeure empruntée de l'adolescence est, classiquement, reliée à la mise opération en jeu dans le social, de la métaphore paternelle. Qu'est-ce que cette mise en opération peut arrêter ? Elle peut mettre arrêt tout ce qui force allégeance à une instance Surmoïque mortifiante. Je parle de cet aspect du Surmoi qui cruellement exige qu'il faille de voir une vie à la mort. La métaphore paternelle c'est un emprunt et ce n'est pas à réduire au culte du père. La métaphore est même ce qui, seuil de l’absence dans la présence et de la présence dans l’absence, allège de l'obligation de culte sacrificiel. Les adolescents qui se mettent en idéal de sauver le père, de sauver la totalité du père, crèvent de se sacrifier à un tel idéal totalisant et funèbre. Dans leur colère, leur « croisade », leur guerres, transit un cri, de peur.. D'autres se raccrochent à de traces qui tiennent le coup culturellement, d'où la nécessité de fabriquer de la durée, par tous les moyens du bord et, parfois par tous les moyens du bord du corps, pour arrêter l'expérimentation fiévreuse de la mort, pour freiner l'érotisation du masochisme. Que se joue-t-il alors, par exemple, aux confins de ces espaces de surinclusion et de sur-appartenance, de ces espaces ritualisés comme des espaces claniques ? Les jeunes y construisent des amorces de territoire en installant leur lieu de rendez-vous, de rencontre, dans des lieux d'oubli, dans des lieux qui conservent des traces de mémoire répudiée, des point de repères des moments passés. Là où, aujourd'hui nous ne voyons que terrains vagues ou friches, s'édifiaient, hier, des usines ou des hangars, lieux de productions ou de stockages de biens, lieux de luttes sociales parfois. Dans ses lieux et sur ces lieux qui sont en danger de quitter la mémoire du quartier ou de la cité, les jeunes fabriquent du lien et de la trace, peut-être pour sauver l'imaginaire et le rêve, pour faire parler de façon imaginaire les vestiges réels d'un exercice réel et symbolique de la richesse et du pouvoir, exercice congédié par les cruautés" économiques contemporains. Ces lieux deviennent des « toiles de fond » qui renforcent un statut symbolique d’appartenance. C’est bien dans de tels lieux qu’est la plus variée et la plus dense l’activité d’écriture des tags [2], des graphes ou même de la simple coupure, je désigne par cette expression des « tags » qui n’en sont pas ou pas encore et qui sont des simples biffures, de simples marques en réseaux sur les murs désertés ; j’y reviendrai : on retrouve dans la gamme des tags ou des graphes des gammes d’expression qui transposées vers ce qui, dans les marques du corps, iraient de la scarification au tatouage proprement dit.

Cet « au-delà » du familier fascine pourtant quelques adolescents presque moins qu’il ne les inquiète. Le dehors, au delà de ces vestiges du passé choisis comme écran et comme bord, et déjà présent pour de nombreux jeunes comme une menace toujours là au jour frisant de ce que les tags, les réunions entre soi, les rituels de consommations de produits divers, ne parvienne pas à constituer comme familier. Oscillation sur les mêmes sites de ce qui serait enfin un lieu occupable et de ce qui ne l’est pas encore. Cette oscillation est bien ce qui impose une ritualisation, une forme de lien, une codification du contenant. Sans toujours grand succès. Comment comprendre cette fragilité de la construction émotionnelle de l’espace qui produit tant d’emblème de territoires mais si peu de territoire contenants ? De nombreux jeunes des cités dépensent une énergie psychique importante pour constituer des repères qui croiseraient deux dimensions de l’espace. La construction de ce plan bi-focal ne va jamais de soi. L’extérieur engouffre, aspire tant qu’un espace de sécurité n’est pas constitué. L’errance n’est pas, contrairement à ce qu’une idéalité romantique voudrait en faire : un cheminement de liberté, une extension de l’espace acquis par le sujet dans sa déambulation hasardeuse. C’est pourquoi il convient de distinguer des trajets de nomadisme ou d’errance active des errances pathogènes de certains jeunes qui suivent une lancée rectiligne, sans qu’aucune incurvation ou dérivation signifiante ne leste le cheminement dans le sens d’une direction voulue et espérée. Un acte significatif de la violence de la rue peut être ici évoqué : les voitures brûlées, et les bus attaqués. Je voudrais rappeler ici que brûler des voitures, c’est brûler aussi ce qui permet de se déplacer et que pour beaucoup de sujets la question du déplacement est une question redoutable. Il me semble naïf de penser que brûlant des voitures, les adolescents porteraient atteinte à une image de leur corps propre. Cette violence, c’est du moins une hypothèse, ne pourrions nous pas supposer qu’elle vise non le corps mais bien ce qui a été dérobé au corps, qu’elle vise l’organisent comme un champ signifiant, un réseau, destiné à consister dans la durée.

À partir de cet archaïque que représente la destruction des objets pourvus de direction dans l’espace et destinés à aller vers le dehors (il me faudra nommer ainsi les voitures, et les moyens de transport), se pose la question de ce qui rend, pour un adolescent, et à partir de la rue un espace signifiant. Une première réponse se dessine. Pour se repérer dans les espaces, il faudra au sujet prendre appui sur des croisements de lignes et de dimensions qui mettent en perspective des angles. D’emblée, des adolescents ne sont pas dans la logique du territoire, laquelle suppose la conquête de plus d’un angle, mais dans celle du point fixe, et de l’infini « turbulent » et menaçant, avec des périmètres de sécurité extrêmement précaires et flottants. Se construire comme acteur dans son espace revient à se repérer à partir de deux angles au moins et très investis. Ces « coins-seuils » (qu’on m’autorise ce néologisme car que veut dire parler de « seuil » si n’est pas mise en place la fonction d’un coincement et d’un recoupement de lignes ?) sont marqués sans doute par des tags. Une fois encore dégageons nous d’une approche esthétique du phénomène. La plupart de ces tags ne sont pas cette espèce de torsion de l’être venant rehausser en objet d’art ou en création « les floraisons lépreuses des vieux murs » comme dirait Rimbaud[3], non, ils sont plus exactement des espèces de scansions, de coches, de traits unaires. Or les tags appellent la voix, le geste. Ils appellent une forme de chorégraphie première de la marque. N’étant pas à lire et ne pouvant pas être lus, ils sont un peu comme des entailles venant décompléter des mortifications et des jouissances mortifères.

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Je reviens à quelques notations à propos du travail de al métaphore, travail de la métaphore. Une construction métaphorique, celle qui nous représzente, en cela qu’elle ne nous représente pas totalement, tient si elle permet de ne pas se détruire devant la question cruciale : "Que me veut l'Autre ?", mais non point en produisant un maximum de réponses, ce qui est l'inflation hystérique identificatoire, ou à l'inverse l'orgie de désidentification . La métaphore n'est pas un lieu en self-service tout juste bon à débiter des réponses à la question. C'est une instance destinée à transmuer le cours des choses, destinée à éviter le flirt incessamment persécutif avec cette question cruciale. De la sorte la structure ne s'étaye pas que dans a confrontation spéculaire ou persécutive à cette seule question. .

Des œuvres littéraires permettent ici d’avancer dans la réflexion. Je citerai trop rapidement deux textes littéraires qui me semblent tout à fait importants. De Dino Buzzati, "Les Sept messagers" et puis, bien sur de Wennekind, " L' éveil du printemps". Pourquoi cela ? Parce que " Les "Sept messagers est une nouvelle qui raconte l'histoire d'un jeune héros qui cherche à connaître et à arpenter sans fin le royaume du père, et il fera rencontre, à sa plus grande stupéfaction, non pas de frontières ou de passages mais une obsédante éternisation du même paysage. Tous parlent la même langue, plus personne ne parle à qui que ce soit. Exténuation morbide de vouloir tout connaître la présence du père, de désirer connaître tout du père, exténuation de vouloir sauver le père et impossibilité corrélative de prélever dans e rapport au père ce qui fait demeure empruntée.

Demeure empruntée au sein de quoi s'érige le trait unaire. Passeport pour aller vers autre chose, pour se munir d'une représentation non destructive de soi, non destructive car ancrée dans la généalogie et non sacrifiée aux générations antécédentes. N'est ce pas au fond cette représentation non destructive du sujet vers quoi l'Homme masqué propulse le jeune héros de " L'Eveil du printemps " ?

Mais inquiétude aussi. Où est-on de l'incorporation du signifiant ?

Bien des actings d'adolescents nous renseignent sur le fait que la génération qui vient peut faire parfois fi de la survie de son corps pour essayer d'incarner un rapport figé au signifiant. Mais voyons ce qui se dit aussi du lien sujet/corps/espèce.

Deux choses. D'une part ce qu'on nomme "manipulation génétique". Nos adolescents ne sont-ils pas une des dernières générations, sinon la dernière, à pouvoir s'en tenir à un scénario oedipien sur la filiation. Deuxièmement, le Sida. Le Sida fait que nous demandons aux jeunes de sauver l'espèce. Bien sur, comment faire autrement ? Mais n'est-ce pas aussi à ce moment là par la prolifération du discours de la science et du discours de la prévention, dont je ne dis pas qu'ils soient superflus, créer un précédent anthropologique d'une ampleur considérable qui se tient en cela : demander à la génération à venir de sauver l'espèce au moment où, peut-être, cette génération se représente comme étant la dernière à avoir été fabriquée selon les lois de "passeur de vie" propres à l'espèce. Horizon anthropologique qui permettrait peut-être de reconsidérer al dimension du trauma.

Ce serait alors un fil rouge de notre abord de l'adolescent : explorer les logiques des nécessités d’appartenance chez l’adolescent des deux sexes. La donne anthropologique, au risque de figer l’adolescent comme un paradigme du sujet post-moderne, a l’incontestable mérite de permette d’explorer, autrement que dans un lecture close et monadique de l’individu, les façons dont les adolescents reprennent sur eux la violence originaire, la mettent en forme et en trace, avant de pouvoir la mettre en récit, avant même de pouvoir l’adresser sous forme d’un compromis. Le rejaillissement sur le social des opérations d’aliénation et de séparation, se tissent par des césures et des ruptures et des errances des excès des engouffrements dans des scènes idéologiques et des dépendances. Ces mouvements psychiques qui ne se réalisent pas nécessairement de façon synchrone au plan de la déclaration sociale et au plan de la symbolisation du sexuel, s’écrivent aussi dans des réalités sociales et culturelles. De sorte que parler de l’adolescent n’est pas opter pour une clinique d’un âge de la vie, mais revient, dans un mouvement généralisé à appréhender, l’impact de cette dite « culture » sur le idéalités des adultes de nos sociétés libérales. On pourrait le dire ainsi : l’adolescence est un temps où s’inaugure un rapport au corps, à autrui, au sexuel et à la mort. La responsabilité clinique est de faire valoir ce que les mises en ritualisation valent comme topos inédits pour le sujet. La lucidité anthropologique aide à comprendre comment l’adolescent se construit et se représente comme un partenaire de notre anthropos et de notre éthos fut-ce aussi par le symptôme et la violence. Carrefour des disciplines, l’adolescent est aussi métaphore des déplacements des enjeux de subjectivation aujourd’hui. Et puis ceci, encore comme une dernière proposition, je ne peux que souligner, à nouveau, comment la pensée des paradigmes adolescents interfère sur la théorisation de l’institution comme espace psychique et non seulement comme cadre.

Au plan institutionnel, il est à noter que les lieux où nous rencontrons les adolescents, les lieux qu’ils explorent, au sein desquels ils apposent leurs marques ou envisagent leurs trajectoires, sont des lieux chargés d’histoire, d’une histoire que ne se sait pas toujours, qui ne se narrative pas toujours. Le psychanalyste interroge l’expérience du lieu, l’expérience de la trace, l’expérience de la mémoire là où les dedans et les dehors s’interpénètrent, là où les espaces sont marqués par les alliances et les écarts entre le politique et le religieux, entre la coutume et les ruptures d’héritage.

À cet égard, les approches psychanalytiques et les approches anthropologiques cernent des réalités communes. Quels sont, aujourd'hui, les devenirs des représentations du corps et de l'identité sexuée quand leurs ritualisations sont affrontées à des nouveautés scientifiques et techniques qui touchent la scène même de l'origine ? Dans les sociétés modernes, pour lesquelles émergent des ritualisations erratiques et inédites, et qui sont caractérisées par une dilution ou un émiettement irréversible des opérations de coupure-lien ordonnant les initiations traditionnelles, l'adolescence est une expérience de rencontres, de traversées et de brouillages des repères, des référents et des lieux. C'est dire que le passage d'adolescence articule la fonction du fantasme aux rhétoriques instituées qui permettent assignations et identifications.

C’est le processus d’adolescence qui est déstabilisateur et que l’on analyse peu ou mal si on tend tout de suite à le normaliser, à prédire vers quoi il tend, et vers quel état il devrait s’équilibrer pour se résorber dans la supposée maîtrise de l’âge adulte. L'adolescent interroge et met à l'épreuve les liens entre générations et transmission. Il serait, plus exact de dire qu'il est au centre de l'ensemble des phénomènes et des processus qui font lien et disjonction entre générations et transmission. Quelle fiction du corps crée-t-il ? de quelle fiction du corps collectif se fait-il le dissident ou l'écho ? Il semblerait assez justifié de dire que l'adolescence récupère et emblématise un certain traitement du corps mis de côté par les refoulements ordinaires et directement branché sur les utopies scientistes de productions d'un individu post-moderne, directement branché sur un régime machinique du rapport à l'objet et à la satisfaction phallique. Les liens entre les conduites individuelles et les conduites collectives expriment les rapports compliqués des adolescents à la garantie des systèmes symboliques et identificatoires.

Il devient de plus en plus évident, que les situations cliniques limites de certains adolescents ne trouvent aucune résolution satisfaisante et convenable dès qu’elles ne sont plus abordées qu’avec des méthodes éducatives, ou au point de vue autoritaire. L’adolescent vaut comme un temps d’expérimentation des repères identificatoires et des ordres d’appartenance.

Les faits cliniques sont donc à interpréter sur deux axes, doivent bénéficier d’une double lecture pour leurs compréhensions. Devereux avait déjà énoncé les relations de complémentarité entre le point de vue sociologique (et anthropologique) et le point de vue clinique. Mais l’invention institutionnelle qu’il pouvait préconiser n’a pas pu se généraliser avec bonheur, au-delà de ses propres mouvements vers l’autre, faute de s’inscrire dans une culture politique du travail en institution. Ceci explique pourquoi, faute de pouvoir penser l’institution, l’ethnopsychiatrie croit inventer du dispositif destiné à « sauver » le migrants, ses enfants et pourquoi pas ses petits-enfants des institutions de droit commun existantes. A contrario de cette régression, reste à poser et à défendre la dimension institutionnelle, avec son histoire ses luttes et ses fonctions. Une politique de l’accueil et de la transitionnalité. . Avec les situations adolescentes, cela devient une évidence et parfois une urgence d’entendre les actes, les inhibitions graves et les symptômes comme les moments d’exposition d’une parole qui cherche à prendre corps dans les dimensions d’un subjectif au singulier, dans celle d’un sujet social, dans celle, enfin d’un sujet aux prises avec l’histoire. L’institution est alors posée dans ses effets de cadre permettant des mises en représentation et en symbolisation, comme un lieu parfois nécessaire entre l’individu et le social, et non comme un lieu prescripteur d’identités closes et de traitements expéditifs.

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On comprend alors que le processus adolescent se déplie dans la confrontation du sujet à la différence. En cela l’adolescent peut apparaître comme un sujet qui , pris de peur devant cette assomption de la différence, va se lover dans une figuration et une mise en acte d’unicité, de bouclage sur son propre mirage et sur ses objets de consommation courante. Je n’irais pas, pour autant, me contenter de traduire cette donnée phénomènale en termes métpasychologiques ou structuraux et en faisant de l’adolescent moderne un sujet non clivé arrimé à une quête de jouissance à tout prix. Rien de tel il est vrai que la prévalence d’un repérage phallique positivant l’image structurante de l’exception paternelle se signifiant dans l’interdit pour tous pour concevoir que les effritements des interdits entraîne une volonté de jouissance sans limite. De nouvelles jouissances auraient-elles remplacées la jouissance phallique ? Le modèle de la jouissance toxicomaniaque de l’addiction généralisée vient au premier plan de cette dramatisation sociologique des nouveaux étayages psychiques.

Les adolescents, plus clivés qu’on ne se les figure dès qu’on les réduit à de nouveaus sujets post-modernes accablés par une frénésie de jouissance, vivent sans doute dans une plus vive solitude que par le passé, le temps d’une nouvelel sexuation, dans al mesure où la chute de l’interdit sur la jouissance sexuelle met à nu l’impossible complétude du rapport sexuel. La jouissance supplémentaire auquel ils semblent dans une mascarade des lois du marché et des diktats de la raison consumériste n’a pas loin s’en faut signification univoque. Elle est soit refus d’un nouveau rapport à la castration et déni d’un éloignement, nouveau et irréversible de la Chose, soit façon de suppléance à la découverte de ce que l’interdit ne faisait, en somme, que cacher sous l’autorité fictionnelle de sa profération, la révélation de l’impossible. Il n’est rien d’étonnant donc, du moment où la fiction qui recouvre les interdits se disloque et devient brumeuse, et du moment où la forte voix du père de famille ne se décline plus que de façon incertaine, que la marge de jeu logique entre interdit et impossible ouvre à une gamme d’expérimentations. ce que je veux ici souligner est que, justement, ces expérimentations ne fabriquent pas nécessairement une ruine psychotisante du sujet (ou même du lien) mais qu’elles mettent en place, sous couvert de transgresser l’interdit dévitalisé, une façon de suppléance à la rencontre avec l’impossible qui est bien le nom, cette rencontre, de l’évènement adolescent.

Confrontation du sujet à la différence des sexes, et à la pensée sexuelle de la différence. Telle serait la réalité clinique -et anthropologique- de l’adolescent-. Cette sexualisation de la différence, en ce qu’elle n’est pas toute possible à représenter par un seul savoir (sociologique et / ou biologique) implique qu’il faille à l’adolescent rencontrer le féminin – en tant que le féminin échappe à une simple phallicisation binaire de la différence – par le biais de ses constructions mythiques.

Vient alors le temps, plus exactement les temps de l’agir en tant qu’articulation rétroactive de l’acte et du mythe.

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Références :

Douville, O. : « Des adolescents en errance de lien » L’Information Psychiatrique, numéro 1, janvier 2000 : 29-34

Douville, O. « Avant le transfert, le contact », Le transfert adolescent, Didier Lauru (éd.), Ramonville Saint Agne, Érès, 2002, collection « Le Bachelier » : 133-143

Dufour, V. , Lesourd, S. , Fourment, M.-C., Rassial, J.-J. : « Une clinique de la banlieue : questions méthodologiques à la lecture psychanalytique des phénomènes sociaux », Psychologie Clinique, 10, « Dispositifs cliniques : recherches et interventions », 2001 : 141-150

Gutton, P., Aubray, M.-C. : « Entre nous », Adolescence, 39, « nouages », 2002 : 105-114

Kaufmann, P. : L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1987

Rassial, J.-J. : « À quelle demande l’adolescent suicidaire répond-il non, », Psychologie Clinique, 8, « Cliniques de l’acte », 1999

[1] Nous nous référons ici à la manière dont Lacan, en 1958, considère le moi idéal comme un support narcissique pour des représentations, intéressant les sensations corporelles, toniques support de de l’unité et de la continuité de la personne

[2] Pour des considérations à la fois plus globales et sans doute très neuves, je renvoie le lecteur au travail de thèse de Maria Calina Peixoto Lima (2002), cette thèse a pour conséquence que l’écriture adolescente est charnelle, matérielle, qu’elle est déjà de l’écriture, mais aussi qu’elle fabrique une forme de tissu, de matière, sorte de « tag » écrit a-t-on pu entendre lors de la soutenance. Cette écriture récolte des restes, elle fabrique des ponts entre un corps singulier et un corps commun. Elle adresse aussi des bribes de matériaux hétérogènes, elle se fait collage .

[3] "Les assis"