Cogito cartésien et sujet de la connaissance : un abord épistémologique

Par Olivier Douville

Nous le savons, la science moderne est née avec Copernic, Galilée, Kepler et Newton. La découverte de Galilée a permit que se constitue le champ expérimental, par une rupture avec l’empirisme étouffant issu de la tradition aristotélicienne. Galilée conçoit une méthode pour laquelle la théorie mathématique formule ses questions à la nature et interprète le réponse que celle-ci lui donne. Sans faire d'abord mention de l’expérience, et par démonstration mathématique seulement, est expliqué le principe de la relativité physique du mouvement.

Mais c’est le seul Descartes qui est crédité d’avoir dégagé et formalisé les fondements de l’épistémologie contemporaine dans son écriture de l' épreuve du Cogito . Descartes y démontre l’exclusion réciproque du sujet de la pensée et de la science, ainsi qu’il établit la primauté de ce sujet en tant qu’agent de la science .

Partant de Descartes.Le cogito cartésien comprend deux “je” : c’est à dire le “je” du “je pense” et le “je” du “je suis”.

Reprenons, à la suite du Discours de la méthode (1637), les célèbres Méditationes de Prima Philosophia ( 1641, elles furent traduites en français quatres années plus tard) . L’opération subjective chez Descartes est double, mais complémentaire. Elle consiste en la production sans aucune frange d’ambiguïté d’un dispositif méticuleux. Descartes suppose un sujet homogène : celui qui témoigne de l’expérience du doute hyperbolique. A la fin de la première Méditation, le sujet est cramponné à un autre , un malin génie " non moins rusé et trompeur que mauvais " qui, toujours, parce qu'il est mauvais va mettre en péril l’homogénéité narcissique de la conscience. La mécanique horlogère de cette partition produit cet interlocuteur perturbant, lequel n’est jamais dans sa tromperie qu’une part inconnue de ce sujet.

Dieu, lui, n’est pas en position d’interlocuteur. Dieu est, dans les Méditations, le nom même du lieu de l’Autre. Mais avant qu’il se voit établi en garant , à l'issue de l'ensemble des Méditations, se produit la débâcle des deux premières Méditations. Moment inouï, chaos où toute la consistance des pensées se délabre méthodiquement dans l’hyperbolique et construite stratégie du doute . Il n’y a plus rien, ou presque rien, dans la mesure où résistant à l'érosion du sens, seule subsiste de la grammaire.

Par la suite, s’imposent des figures qui sont écrasantes d’évidence tant elles sont dépourvues de tout signifié tangible. Elles frappent l’esprit comme seul pourrait le faire un défilé de signes dont le signifié serait égal à rien. Les figures ne possèdent aucune consistance ni aucune priorité "ontologique". Fondamentalement dissemblables d'avec la chose qu'elles dénotent, les figures ne jouent que des rapports existants entre les éléments. Telle une lettre exilé de son signifié et devenant ainsi la structure locale du signifiant à l’état pur, le sujet est mis à nu par la loi du signifiant même.

Descartes opère une subjugante coupure entre le signe et la figuration de la figure. Dans l’expérience des deux premières Méditations, être rivé à la contemplation de cette coupure livre la subjectivité à une catastrophe cognitive et psychologique. Mais de cette catastrophe, s’en déduit ce qui y apporte une objection et une résistance : soit l'assurance de la persistance du penser. Si l'on veut comprendre comment le doute ne se délabre pas en mélancolie, il faut saisir que ce doute hyperbolique est certes une épreuve et un affect, mais en tant qu'il est une épreuve choisie et élue pour méthode, il devient alors plus encore : une opération mentale. Comme toute opération méthodologique il trouve son principe, situé par Descartes dans l'accouchement laborieux, mais progressif et rectiligne de l'unité d'un sujet qui invente, bien plutôt qu'il ne le découvre, le savoir

Descartes doutes des pensées; jamais il ne désespère de la Pensée. Seulement, au sein du cogito, le “je pense” est un fait pur, épuré de tout contenu de pensée de quoi que ce soit. Ce qui reste alors sont les figures en elles-mêmes .

Avant la mise en évidence de la chose pensante- ce avec quoi se clôt la deuxième méditation et par quoi se relance l’opération métaphysique- , qu’avons-nous ? Rien d'autre qu'un proto-sujet . Il n’a affaire qu’à des figures. Il exprime une pensée réduite au trognon de l’affect.

Nous savons qu’au XVIII° siècle un tel sujet était impensable. Sa figuration est encore trop capricieuse, et elle fait accident plus qu'évènement . Descartes ne peut s’arrêter sur cette butée et il doit s'assurer d'avoir une âme alors qu'il ne sait pas encore si il dispose d'un corps.

Les deux premières Méditations cartésiennes témoignent de ce moment de bascule où l'expérience de la dépersonnalisation confine à une expérimentation du désêtre. Certes, ainsi que toute expérimentation, ce trajet est donc construit . La dépersonnalisation volontaire est reprise et écrite. La philosophie a sans doute , à ce moment du procès d'écriture de la quête de vérité, fonction, pour Descartes, d'interprétation et de magistrale relève des trois rêves qui le troublèrent si fort. Il lui revient alors de promouvoir la figure d’un dieu, désaffecté certes, mais rendu totalement apte à porter le monde. Et voilà, qu'à la Méditation cinquième, dans une ample paraphrase de St Anselme, Descartes prouve l'existence de Dieu à partir de l'analyse même de son idée, et qu'à la sixième le monde va achever de se refonder. Plus tard, chez Malebranche, la création continue prendra des aspects tout à fait extravagants.

C’est sans nul doute en ce point, d'une théologie nécessaire à l'instauration d'un discours de la science, impatient à répudier ses fictions, que la convergence que marque Lacan entre sujet de l’inconscient et sujet de la science rencontre une première limite. Pourquoi cela ? Sans doute en ceci que le sujet de la science est toujours identique à lui-même. En conséquence le rapport de ce sujet à la parole est marqué par une décisive abrasion de tout équivoque. Le langage de la science ne se parle pas, il s’écrit. Il ne peut se lire qu’en dehors de la parole. La certitude est frappée dans sa confirmation écrite mais l’écho de sa fondation est condamné au mutisme.

Poursuivons par le démontage du Cogito que tente Lacan. Lacan reprend les termes de Descartes, mais pour leur assigner une place tout à fait spécifique. Simplifions. Essayons de trouver un point de départ critique dans la lecture des Méditations et du Cogito. L'une des objections qui peut être tentée est que l'on ne saisit pas au nom de quel ordre des raisons, le "je suis" serait d'un point de vue d'épistémologie, conclusif. Pourquoi l'enchaînement trouve-t-il son point de capiton, sa butée ? Un Eléate bon teint n'en finirait pas de tirer sur les tropes du Cogito.

Amusons nous à confier à Zénon, l’éléate par excellence, le soin d'une lecture critique. Qu'écrirait-il ? Peut-être ceci :

Je pense : donc je suis .....

Je pense " donc je suis"; donc je suis...

" Je pense : donc je suis" donc je suis" donc je suis....

etc...

Nul temps logique, c’est à dire nulle distinction entre voir, comprendre et conclure, mais un travail de ritournelle, d'écriture ad lib. et de rengaine. Vertige, presque, si le “je suis “ inaugural se dépliait logiquement ainsi : “ Je suis celui qui pense qu’il pense...”; jeu à l’infini où, pour chaque énonciation linéaire du cogito, à chaque coup, l’affirmation d’un “ je pense” se diviserait inéluctablement en un “je pense” et un “je suis”. Autrement dit, si le "je suis" du Cogito se duplique et se prolonge à l'infini en " je suis celui qui pense : "donc je suis"", cela fait se répéter, sans nulle butée, le sujet du sujet, la pensée de la pensée, le discours du discours. Nous restons alors immergés dans un univers psychologique où reste postulée l'existence d'un métalangage surplombant toute opération de discours. C’’est bien ici un risque à l'infini, qui constitue une malheureuse aporie de la philosophie de vouloir tenir un discours sur le discours. Comment faire alors pour que la supposition d'un "je suis" inaugural soit pertinente pour le champ psychanalytique?

Il convient de renoncer à la pérégrination infinie du raisonnement

Nous ne jugeons pas pour autant nécessaire de davantage rectifier Descartes en évoquant Zénon. Il est vrai, cependant, que la fantaisie que nous suggérions possède l'incontestable bénéfice de mettre l'accent sur la statut fragile du Cogito au regard de l' idéal de la démonstration scientifique. Ceci d'une part, car le Cogito est inséparable de la structure et de l'impact d'un dialogue de Descartes avec lui-même, d'une vocalisation , fut-elle tout intérieure, et parce que, d'autre part, le Cogito n'est vrai que le temps que le sujet le pense. La méthode de Descartes pour toucher à ce point de vérité qui deviendra constitutif du discours scientifique sera de cheminer à la rencontre de la première vérité qui est celle dun sujet : de la certitude du sujet . Mais il s’agit d’un sujet réduit à un moment bref, évanouissant. Un sujet sans qualités psychologiques, ou, si l’on préfère sans “ personnalité ”. Un sujet qui s’affirme dira E. Porge “ en se dépouillant de toute qualité imaginarisable ” . Il faudra, à Descartes, prouver l'existence de ce qui existait inconditionnellement au Cogito, soit Dieu; pour que l'expérience du Cogito ait une valeur de vérité pour l’univers de connaissance propre à son épouqe. C'est précisément pourquoi , dans une logique somme toute circulaire, Descartes fait d'abord de Dieu le garant de la vérité de ce qui s' annonce et s'articule comme savoir mathématique, dans le réel.

Mais il reste important de démontrer en quoi le dieu de Descartes n’est pas non plus celui de la théologie. Déjà, le dieu cartésien est absolu et distant

A l’opposé, campé dans une fiction qui invente la ruse pour mieux la congédier, le mauvais génie . La figure de ce mauvais génie est le fait et le fruit d’un artifice de réthorique : la prétérition. D’une part ce “diabolus” est un fauteur d’illusions et, certes, en voilà un vilain diable ! De fait, ce diable cartésien est important surtout par sa fonction d’être un alibi du discours tant se retrouve projetée sur lui une des questions fondamentales de la structure subjective : “Que me veut l’Autre ? M’avoir, me leurrer, ...? ”. Voilà, par attribution à la malignité du dehors, confectionné un mauvais génie ... Rien que cela, un mauvais génie, car, jamais la problématique du mal n’est abordée.

Et quant à la tristesse, mais Mr Descartes sut toujours en faire bon usage ! La très vraie profondeur humaine de Descartes ne s’enivre pas aux vapeurs des Ténèbres. Il sait avec courage affronter les passions, il les goûte, mais il ne s’y abandonne pas. C’est un être du sentiment et de l’humeur, de l’espoir surtout, qui, lorsqu’il frôle la tentation de l’excès, analyse sans parcimonie mais avec bonne mesure le péril, afin d’en extraire le meilleur : ce qu’il faut conserver d’esprit pour continuer à bâtir son rapport à la connaissance.

Enfin, le dieu cartésien ne renvoie en rien à celui de la rédemption et de la gloire, cet autre Dieu du pardon vers lequel s’élèvent les De Profondis, celui du sacrifice d’amour et du don du fils. Descartes a mis en place un Dieu qui permet de ne rien savoir de la question du Père. Avec Descartes, et sans doute jamais avant lui, nous sommes rendu sensibles à cette sorte d’isolement du sujet par rapport au père de la religion.

Lacan réécrit, les étapes des méditations afin de postuler une exclusion, tenue par lui pour logique, du “je pense “ et du “je suis”. Comment procède son argumentation?

D'abord, Lacan reprend à Koyré l'argument selon lequel le " je pense" (tout comme le serait un autre énonce, non cartésien comme "je mens") est un non-sens radical, car quelque chose est affirmé ex-nihilo. Mais loin d'être ce qui péjore le premier temps du Cogito, c'est au contraire ce qui en fait toute sa valeur. Le "je pense" est une parole, c'est une erreur de l'écrire et de le chiffrer comme on le ferait d' une pensée muette. La voie intérieure commente le procès cartésien, et c'est pour cette raison que les temps du raisonnement sont non des actes d'écriture, ou des lettres, mais des signifiants. A tout signifiant il faut un signifié. Le signifié du" je pense" est le "je suis" qui désormais n'est plus que l'inconnu du sujet; soit le "je suis" inaugural, à savoir ce qu'il y a au démarrage pour que puisse se nouer l'identification au " je pense" . En conformité avec la tradition des stoïques, la copule logique : le " donc" - ce supposé lien de conséquence- est compris par Lacan comme un lien d'implication de signifié.

A partir de l'expérience analytique, Lacan reprend l'assertion du Cogito, la perverti en un "je pense et je ne suis". L’ on n’est jamais tant assuré de son être autant que l’on ne pense pas. Cette disjonction recouvre l’expérience. C’est pour cela qu’au “je pense “ cartésien , Lacan superpose un “ça parle” tout à fait freudien. En convoquant, comme souvent, deux penseurs que nul avant lui n’avait cherché à jumeler, en l’occasion Descartes et Freud, Lacan extrait de la romance de l’affect le “sujet du doute”. Comme tout grand penseur de la connaissance humaine il extrait de l’affect et de la crise émotionnelle un sujet. Mais, avec la psychanalyse structurale lacanienne, un énoncé convenu : “ je ne sais pas ce que je suis” devient, non un temps romanesque, romantique ou clinique de la dépersonnalisation, mais l’assertion logique d’une nouvelle modélisation du sujet : le sujet divisé.

Quant à notre épistémologie contemporaine, si nous décidons de l'appliquer à l'affirmation cartésienne, nous rencontrons ceci : les formalisations des paradoxes et des incomplétudes, véritables pierres angulaires de la logique du XX° siècle, nous assurent que nulle assertion théorique en peut établir sa propre complétude. Principe de division, donc, pour lequel le Cogito, examiné au plan des propositions logiques- révèle la faille qui le hante. En effet, si l'énonciation du Cogito supporte l'énoncé scientifique, l'énonciation en elle-même semble surgir d'un puits sans fond. Mais c’est bien parce que le point d’évanouissement du sujet est exclu chez Descartes - grâce à l’écriture rendue linéaire et réenglobante du “je pense , donc je suis” - que le sujet cartésien va pouvoir fonder le discours de la science. Un tel discours est fait d’une articulation qui n’oublie rien, sauf l’évanouissement du sujet dont, pourtant, elle procède.

Il faut conclure par quelques remarques autour de l’hétérogénéité que connaissent des épistémologies contemporaines. Le milieu épistémique qui donne à cette définition lacanienne du sujet regain de faveur et chance de promotion est-il bien celui de la science ? Avec Descartes, mais en coupant sa démarche là où se noie dans le vertige Ego, là où le sujet est présentifié dans l’angoisse -c’est à dire juste à la fin de la seconde des Méditations-, se profile un sujet qui ne dépendait pas seulement des états du monde mais de l’autonomie de l’ordre des figures. Cette variable sujet, déduite d’un telle façon, Descartes n’avait guère les moyens à son époque de la soutenir.

Qu’en est-il de nos jours ? Dès les années trente, en rupture avec le bain épistémique dans lequel est encore plongée l’oeuvre freudienne, se sont produit dans les sciences modernes des résultats importants en utilisant un langage symbolique sans se soucier si quoi que ce soit dans le monde puisse être ordonné par l’horizon de ce langage symbolique là. Le langage scientifique logique et mathématique progresse par la constitution d’ensembles de signes lesquels en eux-mêmes ne signifient rien.

Au regard de l’autonomie croissante des systèmes symboliques, spécifique de l’écriture de la science moderne, l’idée d’un sujet à la remorque stricte d’un système signifiant ne devient plus si absurde qu’auparavant.

Olivier Douville

Éléments de bibliographie :

Descartes R. : Discours de la Méthode plus la Dioptyque; les Météores et la Géométrie, Leyde ( chez Jean Maire) 1637. Trad. lat. Amsterdam 1644 in Descartes; oeuvres et Lettres. NRF Gallimard, Col Bibliothèque de la Pléiade , 1953 pp 123-253

Descartes R. : Méditations touchant la première philosophie dans lesquelles l’existence de Dieu et la distinction réelle entre l’Ame et le Corps de l’homme sont démontrées , éditions latines 1641 et 1642, édition française 1647 (traductions de Mr le duc de Luynes et de Mr Clerselier revues par R. Descartes) Paris, Garnier Flammarion 1991.

Douville O. : “Métapsychologie ou modélisation?” in Psychanalystes 39 : " Médicament Psychanalyse" 1991 pp 111-126

Lacan J. : “Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien” . 1960 in Ecrits Paris, Seuil. 1966

Lacan J. : L’identification Séminaire XI . 1960-1961 (inédit)

Porge E. Jacques Lacan, un psychanalyste. Parcours d’un enseignement, Toulouse Érès 2000, collection Point Hors Ligne (dirigée par J.-C. Aguerre)