Ce qu’un psychanalyste peut dire au sujet de recherches sur la traite atlantique

Par Olivier Douville

Dès la création des Cahiers des Anneaux de la Mémoire a été mise en place une autorité éditoriale, celle d’un Comité de rédaction, qui a la particularité d’être pluri-diciplinaire et trans-disciplinaire (se regroupent des chercheurs de diverses disciplines, et il leur est possible, c’est la vertu du « trans » de faire se rencontrer et croiser leurs approches). Ce choix de départ vaut pour une stratégie de recherche qui fait principalement se côtoyer les apports des historiens et ceux des psychanalystes. Un tel pari, voulu initialement et toujours maintenu par Jean-marc Masseaut, Hugues Liborel-Pochot et moi-même, répond à une nécessité : estimer comment les individus et les collectifs prennent acte des héritages du passé et donnent à ces héritages plus d’une destinée psychique et culturel.

Si j’ai accepté avec enthousiasme une telle situation, stimulante à défaut d’être confortable (mais quelle serait une position de recherche confortable ? ) c’est au juste pour trois raisons.

La première est, osons le mot, structurale. Il y a entre l’histoire et la psychanalyse des convergences qui déjà s’annoncent par des analogies. Le psychanalyste travaillera sur les effets insoupçonnés des passés qui reviennent sur le sujet et qui, souvent à son insu, peuvent déterminer ses choix de vie, ses relations à autrui, et plus globalement ses constructions et montages identitaires. L’art du psychanalyste est d’exhumer ses traces du passé, à partir des surgissements d’un dire et des accidents et surprise d’un dire- celui de son patient. Cette exhumation rend possible l’objectivation des mécanismes et processus psychiques qui tressent la vérité matérielle de l’histoire et la vérité subjective des reconstructions que chacun se fait, à sa façon, de ses traces oubliées. Plus encore, loin de ne faire qu’un constat des effets des réminiscences, le psychanalyste engage son patient dans une lutte contre le refoulement. Et il le fait en donnant une importance et une autorité singulière à ce qui contourne les refoulements, soit les surprises verbales du rêve, du lapsus ou du trait d’humour spontané. On tentera ici une analogie, encore sommaire, qui fera de l’historien non seulement un chercheur mais aussi un acteur social qui, en raison de la vigueur et de la rigueur de ses méthodes, lutte contre les effets de censure et de refoulement qui frappent des pans entiers de l’histoire de chacun, visant à les faire disparaître d’une mémoire collective. Il n’est pas de doute à avoir : les recherches portant sur les grandes ruptures violentes de l’histoire et de la culture peuvent militer contre les oublis passionnés, ne serait-ce qu’en permettant de fissurer les idéologies qui réduisent au silence les responsabilités et les héritages. Une opération de levée de refoulement d’un pacte de silence noué sur la non désignation de ce qui fait mal dans le passé est donc attendue de certaines recherches d’historiens, celles en particulier qui traitent des pires violences faites au genre humain : esclavage, génocides. C’est alors à peine forcer le trait que de dire que l’historien, au plan d’un savoir collectif, et le psychanalyste, au plan de la construction d’une vérité singulière, luttent l’un et l’autre contre des formes instituées de négationnisme et de mise en silence. Nous mettons à mal les fausses vertus de l’oubli car ces fausses vertus sont souvent les armes et les alibis des despotismes et des totalitarismes. Et de même que le psychanalyste sait que la vérité hante le détail, de même certains historiens prennent, depuis l’Ecole des Annales, comme matériel de leurs études les romans populaires, les historiettes, les documents d’état-civil et autres textes jugés à tort comme « mineurs ». Il serait injuste d’omettre que les poètes, les écrivains, les musiciens et autres artistes jouent aussi ce rôle de leveur de refoulement comme en témoignent à loisir certaines musiques antillaises, brésiliennes ou de jazz (on pense ici au rôle décisif du « Freedom now Suite » du génial batteur Max Roach).

La seconde raison qui, nous le verrons sans mal, a partie liée avec la précédente est la suivante. Le clinicien psychanalyste que je suis, écoutant dans le cadre confidentiel de son cabinet les paroles de patients antillais ou africains, rencontre souvent une forme de barrage et de douleur lorsqu’il s’agit pour ses patients de dépasser les romances familiales et les souvenirs des enfances et de se poser la question de leur origine mais alors au sens le plus large qui soit. Cela ne se fait pas sans colère, culpabilité et honte aussi parfois, dès qu’il s’agit de repérer en quoi le moment de l’esclavage joue encore pour eux comme une matrice d’identité avec laquelle il se doit qu’ils aient un rapport de dialogue, et pourquoi pas de polémique. Il y a un théâtre psychique de l’esclavage qui, par les scènes psychiques qui en découlent et ne trouvent pas aisément à se dire à un tiers (rapport de sadisme et/ou de séduction entre les maîtres et les esclaves, terreur devant le tabou des morts mal morts et mal célébrés, non enterrés). Ce théâtre tente de surmonter l’insensé d’une telle violence. Parce que la traite, qui est aussi une préforme de la violence coloniale, ne fut pas seulement une violence contre des vies humaines, détruites en grand nombre ou réduites à leur performance de machines. Bien évidemment il ne s’agit là ni d’oublier, ni encore de mettre entre parenthèse, comme on le fait d’un « point de détail », ces violences contre les vivants. Mais c’est aussi que trois des composantes majeures de l’identité ont été à un pont inouï violenté et bafoué par la traite atlantique, comme sans doute par toute forme de déportation de masse. Le rapport aux morts, le rapport au langage, le sexuel et la filiation. Nous savons tous que les esclaves étaient souvent choisis par ces rois des côtes africaines qui les vendaient aux trafiquants européens, parmi les chefs, les guerriers et les sorciers. Cette destruction du culturel, du militaire et des institutions politiques et économiques des gens de l’intérieur de l’Afrique a été étudiée. On sait aussi que lors du laps de temps, très variable, qui suivait la capture et l’embarquement forcé sur ces bateaux négriers, les captifs prenaient soin de mettre en commun leur capital culturel, de le réduire à des formes élémentaires, plurielles et transmissibles ce qui a pu donner lieu à l’institution du vaudou ou du candomblé, par exemple. De telles expressions de résistances sont restées évidemment clandestines et leur expression fut durement réprimée, même après les abolitions. Comme indice mineur et discret, révélateur toutefois, on se souviendra que la chanteuse de blues Alberta Hunter et le pianiste de jazz primitif, le créole Jelly Roll Morton expliquaient comment les manifestations musicales des afro-américains dans le fameux « Congo Square » de la Nouvelle Orléans étaient tenues en extrême suspicion et à quel point il était exigé encore dans les années 1910 des artistes noirs qu’ils jouent soit en se sur-grimant ne stéréotype racial de façon caricaturale, soit en étant vêtu sans la moindre recherche et élégance. C’est là une incidente mais qui rend compte d’un autre phénomène. Le monde dominant peut toujours vouloir refouler son passé esclavagiste et colonial, en censurant toutes formes de travail de mémoire, il ne refoulera jamais les affects de peur qu’il peut avoir vis-à-vis de l’esclave ou du colonisé. L’esclavagiste ou le colon est un être souvent rendu dangereux par la peur qu’il a de l’autre. Et c’est aussi ce que je peux entendre chez certains patients « békés » ou d’autres « gaulois » qui sont issues de grandes familles qui s’illustrèrent jadis dans la traite. Un inconfort mais plus encore une peur de l’autre qui doit être dépassée. Ce dépassement est nécessaire. Nous comprenons tout à fait qu’il faille renvoyer l’Occident à ses responsabilités historiques. Sans innocenter pour autant tout ce qui se passe ailleurs. Parfois l’invocation du passé colonial et esclavagiste pour éviter de construire une critique politique de l’Afrique moderne touche à l’indécence et à la ritournelle. Ce qui est certain pour un psychanalyste est, en revanche, que les cures avec des sujets héritiers d’un héritage non symbolisé et qui concerne la traite permettent de mesure la part pathogène des passés non reconnus, non assumés et non déplacés, non sublimés. De part et d’autre. Comme si violence politique et économique de l’esclavage constituait une hantise pulsionnelle, une terreur. On mesure au demeurant ce que comporte de franchissement et de dépassement de soi les échanges entre descendants d’esclaves et descendants d’esclavagistes, entre descendants de « victimes » et descendants de « bourreaux ». Oui, on mesure ce qu’il faut d’honnêteté et de décision pour surmonter les censures et les clivages. En cela le projet d’écrire l’histoire de la traite et des esclavages comme une histoire commune qui doit intéresser chacun, sur les trois continents, est une des initiatives les plus salubres qui soient. Bien qu’un tel dialogue ait été déjà noué auparavant, il trouve avec les Cahiers l’occasion d’une mise en perspective que le bonheur de la recherche, de la trouvaille et de l’échange vient éclairer et approfondir.

La troisième de ces raisons nous ramène décisivement aux temps présents. La traite a constitué une rupture dans l’histoire culturelle et généalogique de très très nombreux êtres humains, noirs. La coïncidence entre l’émergence du discours de la science et la genèse du capitalisme moderne a ouvert la possibilité qu’existaient des catégories de sous-humains destinés à être massifiés comme des machines.

Je voudrais évoquer ici le fait que cette massification de la mécanisation des corps esclaves (ce qui n’était pas le cas de l’esclavage dans l’Antiquité), fait de l’esclave un sujet qui, au plan du sexuel est aussi une machine. Il produit des enfants qui ne sont pas souvent élevés par lui. Les femmes servent aussi d’objet sexuel. Cette coupure entre sexualité et procréation accentue le fait que l’esclave est réduit à l’ici et maintenant de son corps, considéré comme force domesticable, coupé donc de sa place dans la génération et dans la filiation. Son nom propre est oublié, son identité réduite à peu. D’où la création des stratégies de contours, c’est-à-dire toutes les façons occultes dont les esclaves se réapproprient le nom, le sexe et les pouvoirs de la mort par leurs inventions des fatalités de la magie et des lois du rythme. La noblesse de contrebande des cultures de survie ne cesse d’intriguer l’imaginaire. Et peut fasciner l’occident en quête d’exotisme à bon marché.

Il n’empêche, des générations entières sont issues d’une violence contre le principe même de la génération : l’esclave est supposé sans ascendant, ses enfants qu’il fait, de surcroît, peuvent ne plus du tout lui appartenir. En ce sens une revue qui encourage la recherche historique et pousse les psychanalystes à écrire ne fait pas qu’apporter de l’information. Elle met sur le silence des traces du passé, des vestiges qu’elle redécouvre et des récits qu’elle inspire. Et chacun se sent moins seul. Un mythe de son identité peut trouver matière à s’écrire plus aisément.

Un tel optimisme doit rencontrer ses limites. Tant la possibilité de dépasser le clivage entre la victime et le bourreau est tributaire de la façon dont un collectif bénéficie, ou pas, d’une intelligence politique qui se soucierait de ne pas ethniciser et racialiser les problèmes sociaux, de ne pas considérer que, pour les autres, la filiation est exclusivement biologique et que pour les autochtones elle ne l’est assurément pas. Si il y avait des leçons à tirer d’études anthropologiques et cliniques sur la traite atlantique, ses leçons partiraient de cela. Une humanité soucieuse d’héberger en elle, dans ses collectifs de vie, des éléments hétérogènes, parviendra d’autant mieux au dialogue et à l’intégration, qu’elle ne reconduira aucun crime contre le principe de filiation. Car c’était cela aussi la servitude: non seulement annexer l’autre au nom de ses antécédents, mais plus encore le disqualifier en le coupant de tout son symbolique du sexe, de la mort et de la filiation. La filiation se dit plus qu’elle ne se montre, elle renvoie à des dispositifs de discours et de lien. A cet égard l’ADN ne prouve aucune filiation. Il rabat le principe de la parenté sur un résidu biologique . Cette racialisation de la pensée (la filiation est biologique pour les plus étrangers, elle ne l’est pas pour les plus insérés, ceux de « souche ») revient régulièrement. A nous de montrer a quel point elle a toujours accompagnée les périodes les plus meurtrières de l’humanité des autres et donc de l’humanité de chacun. Et que, pour les rapports entre Europe, Afrique et Amérique, elle s’est amorcée en privant, en masse, les esclaves de leur liberté individuelle certes, mais de leur dignité généalogique tout autant.

Olivier Douville