Au collège : de quelques violents malentendus autour de l’origine et de l’ethnie

Introduction

Il y a quelque chose d'énigmatique dans les phénomènes de violence, que renforce la séduction qu’elle exerce sur nous. L’attirance pour la violence est indéniable. L'humanisation de chacun, cette imposition de ruptures et de mutations qui nous enchaîne aux lois de la parole, convoque la violence. Les séparations, les deuils mais aussi les liens et les étayages ne sont jamais des processus psychiques culturels "softs". La rencontre de ce qui nous rend désirant, et qui est rencontre avec la nécessaire énigme de l'autre et de l'altérité, a valeur d'épreuve. L'éros en passe par l'alter pour se déporter des romances narcissiques mortifères. Être et rester psychiquement vivant ne va pas sans violence, dans la mesure où puisqu'il n'existe pas d'objet commun, pacifiant entre deux sujets, il faut à chacun reconnaître ce défaut et y trouver suppléance. Cela se fera par l'invention d'un style, d'une déclaration de soi, déclaration mise en adresse à ce qui n'est pas soi.

Nous ne renonçons pas si facilement aux narcissismes clos des logiques pulsionnelles. Nous n'acceptons guère si aisément d'être par l'autre non seulement altéré mais précédé. Posons ceci, qui a valeur de repère structural. Il faut la violence de la division pour être sujet. La violence nous affecte à mesure qu'elle nous façonne. De quelle violence allons nous parler ? De celle qui promeut l'amour de l'altérité dans la structuration subjective ou de celle qui efface tout don de la différence et qui, par là même, intime au sujet un retour à l'indifférencié ? Le terme de violence ne se comprend pas si facilement, la violence se rapporte au corps de l'être parlant immergé dans une pluralité de corps. Mais une telle analyse, centrée autour d'une question limite, urgente et alarmée, peut nous faire supposer que la violence renvoie à des modes paroxystiques avec lesquels les sujets manifestent leur décision d'être ou non partie prenante d'un transfert à autrui, voire à un corps social. Cette vision ne convient pas à cerner les effets psychiques et psychopathologiques des anomies du lien social caractéristiques de nos sociétés contemporaines. Le fait de rappeler cette banalité introduit alors à une question, vertigineuse : si nous préférons penser que la violence nous est imposée par l’autre, qu’en est-il quand il y a une absence de mise en repérage de l’altérité symbolique de l’autre ?

De l’idéologie de l’ethnicisation

Aujourd'hui les liens, les étayages, et les parallèles entre individu et corps communautaire sont sévèrement remis en question. La violence des idéaux ne se donne plus comme raisonnable, quand bien même elle s’offre encore à rester aimable.

L'adolescence est un âge de la vie, mais c'est aussi une scène où se recomposent les liens entre les formations psychiques et les déterminismes sociaux. Cet article est motivé par notre inquiétude devant l'ethnicisation des questions de santé publique par des travailleurs sociaux, des psychiatres, des juges. Notre inquiétude se renforce en raison de la diffusion excessive des explications culturalistes qui attribuent à une seule variable, celle de la prétendue “ différence culturelle ” le pouvoir d’expliquer les difficultés que connaissent à l’école ou au collègue certains enfants et adolescents issus de l’immigration. Or il existe un décalage conceptuel et pratique entre l'attachement que nombre de cliniciens, de psychologues "interculturels" et de travailleurs sociaux portent aux notions d'ethnie ou de sous-culture, et le sort qu'une bonne part de la recherche en anthropologie ou en ethnographie (nous distinguerons les termes) réserve aujourd’hui à ces notions (il s'en est fait une mise en question bien plus radicale et plus rapide dans le champ anthropologique que dans d'autres champs). Quid de l'ethnie dans les sciences humaines et - à tout seigneur, tout honneur -, dans le champ épistémique et pratique de l'ethnologie [2]?

Aujourd'hui, les cliniciens qui se soucient de comprendre les itinéraires des migrants et de leurs enfants dans les institutions d'enseignement ou de soin peuvent être tiraillés entre un universalisme réducteur et une psychologie ethnique.

Confrontée à la dimension d'altérité de (et dans) la culture, la démarche clinique affine son rapport à ses objets et à ses pratiques dès qu'elle opère avec la dimension culturelle au singulier. L'abord clinique entretient des rapports avec le culturel, mais il en entretient surtout avec le politique. Cette situation inconfortable est inévitable. Les représentations devenues habituelles et communes que l’on se fait des collèges et des établissements d’enseignement dans les “ cités ”, renvoient à des stéréotypes contradictoires. D’un côté, les cités peuvent être perçues comme des ghettos, ou, à tout le moins, comme des lieux où dominent de forts mécanismes de ségrégation ethnique, alors que d’un autre côté, ces établissements pourraient être considérées comme des laboratoires phares pour l’intégration. La “ mixité républicaine ”[3] étant alors, jamais mieux mise à l’épreuve que dans ces quartiers, et dans leurs institutions.

Le caractère symptomatique de cette ethnicisation dans les banlieues

La réalité est bien sûr plus complexe, plus incertaine, et plus stimulante. La société française connaît certes des logiques de discrimination, dues, entre autres causes, aux contraintes du marché et aux politiques du logement, cependant les ghettos raciaux n’existent que très peu et ceux qui en font aujourd’hui l’apologie n’ont guère plus de chance de se faire entendre que s’ils déclaraient que la terre est plate. Les espaces scolaires constituent, de fait, des patchworks d’adolescents, ayant des statuts juridiques différents, des origines nationales, des histoires de migrations et d’exil, voire d’exil intérieur, assez diverses. Le facteur dit de l’origine culturelle, n’est qu’en facteur parmi d’autres. Trop massif, il ne saurait rendre compte des variations de positions subjectives et d’histoires qui jouent entre les adolescents. De sorte que l’ethnicisation mise en avant, pensée, organisée, et représentée par des adolescents à travers des classifications et à travers des catégories propres à la “ banlieue ”, telles les “ reubeu ”, les “ zulus ”, les feujs ”, les “ nioches ”, les “ céfrans ” etc., ne fait que refléter la façon dont les jeunes tentent de supporter, le plus souvent , leurs propres incertitudes quant à leurs propres insertions dans l’univers de la cité, et dans ce qui entoure cet univers. Ces catégories “ stigmatisantes ” sont souvent le prétexte à des jeux de reconnaissance et d’alliance, à des rites de reconnaissance et de nomination. C’est en ce sens qu’elles aident le jeune à se munir d’une métaphore pour assumer un jeu plus subtil qu’on ne le pense, entre histoire familiale et participation à un fonds culturel commun qui est celui du lieu où l’on vit et du pays dans lequel on est né. C’est ici qu’une sociologie des tribus, ou qu’une ethnopsychiatrie, figeant en essence identitaire une stratégie bien plus complexe, loupe son objet.

Prétendre ceci n’est pas pour autant affirmer que ces replis ethnicisés fonctionnent totalement comme des fictions réussies, transitionnelles. L’inertie imaginaire qui s’y rattache, très génératrice de violence et d’affrontements comme chacun le sait, traduit le plus souvent une discontinuité vécue en clivage entre le discours d’un Père et les codes et règles qui font loi de survie dans la cité. Autrement dit, cette forme de repli vers une façon fraternelle immédiate et compacte de vivre l’appartenance ethnique peut aboutir à valoriser, une façon de se situer dans le complexe œdipien pour laquelle l’altérité-identité est donnée pour un immédiat, est distribuée telle une forme de suppléance, un fondamentalisme qui ne s’ancre que très faiblement dans la tradition. Cette appartenance compacte, se caractérise à l’extrême par le fait que la dite place du Père semble être occupée par un autre que le sujet, mais de la même génération que lui, un aîné, un frère adolescent. Bien entendu, toute construction dans un repli ethniciste ne signe pas l’appartenance des adolescents à des bandes “ sans foi ni loi ”. Mais une constance irait se dégager, celle de la quête et de la mise en acte d’une recherche d’un Autre Lieu. Comment, pour un jeune, lire et lier sa généalogie si les instances civilisatrices du social ne lui donnent que peu de latitude pour repérer en quoi son être et sa lignée participent aussi d'une fondation symbolique (et non simplement contingente) ? Il est devenu banal de rappeler que l'opération paternelle à l'adolescence est une opération de distinction séparant le Père introduit dans le rapport de l'enfant à l'Imaginaire par une maman conciliante avec son homme et le Père logiquement institué comme tenant lieu et garant des opérations généalogiques : un principe symbolique de transmission du Nom. Les voies de la singularisation procèdent à contresens du consensus. Porteurs de traits inconscients de la subjectivité contemporaine, les adolescents constituent une surface de friction des repères familiaux et sociaux, des institués, de l'histoire et de ses mémoires. Ils manifestent des dimensions refoulées de l'histoire, mais, plus et autrement, représentent-ils des dimensions de l'histoire, en panne d'inscription. La dérive contemporaine du symbolique produit à côté des globalisations marchandes des formes croissantes de ségrégation et d'insularités identitaires. Des adolescents antillais aux prises avec cette mouvance qui se définissent comme “ blacks ”, comme “ zulus ”, ou encore comme “ renois ” créent un véhicule de nomination, une conscience voulue et vécue d'appartenance à une communauté immédiate des semblables, ensemble qui à défaut de donner sens, peut, du moins, faire taire l'insupportable du questionnement portant sur le dette identitaire. Sous le mode de la dérision sublimée ils se nomment par ce par quoi ils pensent être rejetés[4] Comme passage et non plus comme stase, cette stratégie identitaire est cependant tout à fait en phase avec les fictions identitaires adolescentes, d'où que proviennent les jeunes Son paradoxe est son dynamisme, car sur cette base, le jeune peut faire appel à ses capacités instituantes .

Que se passe-t-il, en cas d'échec, lorsque les signifiants et l'image du corps du père sont dévalorisés ou tenus, dans nos fictions psy, pour inexistantes ? Tout laisse à supposer que cette mécanisation ou ce déni du rôle des pères mène à une mécanisation de la fabrication des stratégies identitaires et obère aux chemins de sublimation qui peuvent, de celles-ci et à partir d'elles , faire style. Si elle demeure rivée à du pur imaginaire mimétique, cette stratégie identitaire peut aboutir à un vrai dessèchement imaginaire.

Le savoir à l’école et au collège

Le savoir qui se transmet dans l’institution scolaire peut apparaître comme concurrentiel avec les savoirs et les logiques propres aux cohérences culturelles considérées. Nous ne plaiderons pourtant pas pour une logique des oppositions frontales. Si nous tenons à dire que pour certains enfants, acquérir les codes culturels donnés par l'école, ce serait trahir, c'est aussi pour souligner à quel point l'école, qui demande aux enfants d'apprendre, leur demande aussi de traduire, voire de perdre un capital déjà là. La mythologie enseignante, à l’école, au lycée, au collège et jusqu’à la faculté, présente l’acquisition du savoir comme un gain, alors que toute acquisition doit se doubler d’une perte et d’un renoncement. Tout travail psychique d’initiation, et en particulier la lecture et l’écriture, méritent une attention particulière parce que les points de butée qui s’y font jour révèlent le moment où le sujet sait (même s'il n’est ni bon écrivain, ni bon lecteur) que lire et écrire ne sont pas des actes qui peuvent tirer à conséquence, et qui peuvent représenter une menace.

Notre analyse distingue alors deux niveaux d’articulation de la prise du sujet "élève" dans l'institution scolaire, très sommairement :

- l’articulation de l’institution scolaire et de l’institution familiale,

- l’articulation de trois fonctions : enseigner, intégrer, et aussi reconnaître la singularité, afin de ne pas chosifier celui ou celle qui apporte le symptôme dans le rôle de tiers exclu.

Il est important de dégager cette dernière fonction. L’institution a le double aspect d’être à la fois le lieu et l’organisateur de systèmes de conflits, et notre enjeu éventuel est de dégager une lisibilité de ces conflits, afin de les déplacer. La visée n’étant pas de les réduire mais de les rendre sensibles dans leurs disharmonies. Cela nous fait travailler dans la rencontre et dans l'implication. C'est à ce prix que nous pouvons tenter de repérer ce qui fait symptôme dans l'usage monolithique de mécanismes de défense propres à telle ou telle collectivité instituée : répétition, déni, clivage, idéalisation. L’institution doit se doter et d'opacité et de visibilité. Par exemple, définir son objet à problème, ce qu'elle doit traiter.

L’école intime à l'enfant, à l'élève, une réappropriation du corps et du langage en dehors des babils familiaux, une prise de distance des romances familiales. C'est également le lieu où vivent et se côtoient des tranches de plus en plus larges de la population qui souffrent de ne plus croire en la capacité de métamorphose du langage, en souffrance de ne pas pouvoir passer le pas entre le sentiment du corps en tant propriété et l'exigence d'avoir un corps comme responsabilité. Ces jeunes ont les moyens d’alerter sur le délabrement du lien social qui les affecte, quand l’école leur demande de se subjectiver, c'est-à-dire de prendre la parole et de se présenter avec une certaine dose de fierté avec le corps qui est le leur.

Heurts culturels à l’école et au collège

Les heurts culturels à l'école prennent souvent l'allure du "Un" contre "Un" : le un des nouveaux tribalismes ou de l'affichage de son identité intemporelle contre le un institutionnel. Disons qu'ici, avec des enfants de migrants dans des milieux interculturels, l'école a la fonction de susciter du lien et de l'intégration (et à l'école, comme à l'hôpital, la plupart des familles immigrées et leur progéniture ne tiennent pas à être ramenés à réinvestir un archétype caricatural où se reflèterait leur supposée culture d'"origine"). Par ailleurs, on n'aura garde d'oublier que, pour des familles qui, en fonction de leurs situations culturelles ou socio-culturelles, sont loin de l'école, l'école peut disjoindre la génération et la filiation, ce qui ne va pas toujours sans casse, si le sujet ne sait plus circuler dans ses dettes et dans ses légitimités, - si, pour le dire trop abruptement, l'école tue la réalité du père et réalise le fantasme œdipien à la place du sujet.

C’est alors que des adolescents, bien que nés ici, se retrouvent en exil psychique dès qu’est empêche le parcours qui les permet de traduire et trahir le lieu où ils ont été produits (la culture familiale assimilée hâtivement avec une culture d’origine) dans le lieu où ils aussi à se déterminer et à se situer (le monde de la laïcité). Le trajet d’exil symbolique qui est celui de la traduction de la langue familiale, devient un trajet vertigineux, la morphologie de l’institution d’accueil, et des langues qui y circulent ne permettant plus au sujet d’y arrimer son Moi Idéal, soit sa dette au Père mort. Des sujets qui ont reçus en héritage une forme de traumatisme parental, se sentent non conviés à retraverser ce traumatisme, à l’historiser, mais à la reproduire, comme s’isl se trouvaient d’un coup jeté dans un monde incompréhensible. Le corps est alors exposé, comme à nu dans un univers qui ne peut rien entendre au accueillir de leur détresse infantile. La violence donne à voir ce corps réduit à ses signes, à son trop de Réel, à sa pesanteur. La violence adolescente dit alors des états du corps impossible à penser. Cette détresse virulente, souvent angoissante, et très répétitive, heurte. Elle rencontre le social en tant que répondant : lieu de pratique et lieu de discours. Les discours sur la violence ne manquent pas. Nous le savons tous. Ce que nous savons moins c’est que les formes contemporaines de violence, en raison de leur labilité, façonnent pour le sujet un autre rapport à la figure de l’Idéal et de l’Interdit que celui que réalisaient les conduites transgressives. La transgression peut apparaître comme une solution première, pas très sophistiquée, mais encore rhétorique et dont le ressort consiste à faire jouer l’une contre l’autre deux figures du père. Le père de la Loi commune et le Père du clan, par exemple. Transgresser pour continuer le combat du père… transgresser pour rencontrer des figures de l’ordre, des agents de la Loi et leurs discours… Les analyses psychosociologiques ont écrits sur ce plan bien des hypothèses. Chaque délinquance renverrait alors à un style culturel d’affirmation de sa force, de sa virilité, de son lien aux ancêtres… Rien de tout cela n’est faux, certes, mais rien n’est là suffisant ou utile.

Violence et valeur actuelle du Savoir

Qu’y a-t-il de plus neuf et de plus radical ? J’avance maintenant une hypothèse. La plupart des jeunes n’ont pas affaire à deux versions du père (le patriarche d’un autre temps ou d’une autre histoire) et le père représentant des idéaux éducatifs de notre actuelle société. La forme particulière de socialisation en “ bandes ethniques ” ne doit pas ici désorienter l’analyse. En deçà du déploiement des marques imaginaires qui ne délivrent que très peu de signes de filiation, tout étant donné pour une simple immédiateté de semblables, se profile une autre réalité intrapsychique et sociale. Je m’en explique. Le sujet dans son passage adolescent est confronté au Savoir, non pas seulement au savoir se construisant bribes à bribes dans le plus ou moins harmonieux empilement des connaissances, mais à un Savoir inédit, auquel ne l’ont préparé ni les théories sexuelles infantiles, ni la phase de latence. Il apprend à partir du réel de la possible rencontre sexuelle, c’est à dire à partir du lien entre castration et réel du corps, que le langage ne codifie pas la totalité de l’existence. Ce que lui masquait la puissance d’une altérité pleine et infantile se découvre alors. Il y a dans le symbolique un vide qui ne répond pas des questions subjectives du sexe et de la mort. Un manque, manque et de premier mot et de dernier mot. Ce qui est, nous le savons la condition même d’une subjectivation du désir est aussi, dans le temps de l’adolescence, un moment de vertige, de vide, d’inconsistance. Et il n’est pas exagéré de poser que l’adolescent sera amené à rencontrer ce point de façon d’autant moins étayé, médié, que le discours social aura tendance à le recouvrir sous un certains nombres de frénésies consommatrices, consuméristes, voyeuristes, bref libérales, etc. La violence alors est moins une façon de faire consister la Loi en la défiant qu’une stratégie de reproduction des idéaux de complétude et de bonheur marchand qui dominent aujourd’hui. Au prix d’une subversion possible de ces idéaux de pacotille dès que cette violence se fait entendre et se pose comme une manifestation d’existence, c’est-à-dire de refus d’un individu réduit à rien dès qu’il se trouve réduit à l’impuissance ou à la moindre efficacité.

On parle beaucoup de la violence au collège, et on a bien raison de la faire. Mais cette déploration restera un discours outré, tant que l’on n’envisagera pas aussi l’étendue des violences faites au corps et au psychisme des enfants, éduqués, souvent dès la crèche sur le modèle de la compétition, du rendement, du produit fini. Promotion généralisée du moi idéal. L’ “ hyperagitation ” des petits serait-elle la version “ poussin ” de la violence des adolescents ?

Une façon de tenir l’excès et de tenir à l’excès ? Mais aussi à l’adolescence et au plan de réalisation symbolique de son rapport à l’ascendance, Une façon de se faire passeur des signifiants mis de côté, oubliés dans les consensus ambiants et pourtant intriqués à l’histoire du sujet et de sa famille. Voyez comme souvent les banlieues mettent en résonance des termes qui sont masqués, censurés, utilisés avec des pincettes. Voyez comment les résurgences de positionnements psychiques et d’engagements “ sociaux ” peuvent être marquées aussi par des survivances des traces des colonisations, voire de l’esclavage, et voyez comme certains artistes “ jeunes ” reprennent cela à leur compte.

L’en jeu est d’importance. Nous sommes souvent dans un monde culturel où c’est l’idéal du moi qui fait défaut. L’idéal du moi a comme fonction de payer la dette pour la mort des ascendants et de traduire ces derniers en héritage. Si cette traduction est empêchée ou rendue impossible, vient, en son lieu et place une invasion du rapport au corps et à la parole par le premier narcissisme, celui du moi idéal pulsionnel pour lequel chaque pulsion s’agite à la recherche de l’objet qui viendrait la boucler. Comment alors apprendre à habiter le lieu commun ? Celui auquel les institutions d’enseignement donnent rendez-vous au jeune. Entre ce qui est enseigné et le discours de vérité qui pourrait être dit au sujet fourmille toute un gamme de signification énigmatique, aucune matière n’étant investie du poinçon par lequel le sujet trouverait la façon d’y abolir son moi idéal afin d’y sculpter son idéal du moi, viendrait donc à abdiquer la jouissance d’une motricité (le plus souvent une jouissance apathique) afin de s’initier à la jouissance d’une circulation signifiante.

Conclure …

Pris dans un discours sensiblement amnésique, peu courageux au regard de l’Histoire, et cruellement lancinant dans ses promesses de bonheur, l’adolescent des mondes contemporains a sans doute bien du mal à s’inventer une façon de vivre la dette symbolique. De là des vécus de néantisation assez abrutis et des replis dans des formes de sujétion à l’imago groupale, ce qui n’est pas, nous le savons, le meilleur moyen de sublimer la violence. De là une façon tout à fait inédite de vivre des replis ethnicisés, replis sur lesquels l’anthropologie des mondes traditionnels n’a plus grand chose d’actuel à dire.

Constater ceci, c’est former le souhait – voire le projet- que, devant la grave question de l'ethnicisation à l'école, puisse s’ouvrir, dans certaines écoles, certains lycées ou collèges "en crise", une clinique psychologique avertie des fondements anthropologiques et des crises de l'identité[5]. Il faut comprendre que l’institution scolaire donne tout ce qu’il faut pour faire symptôme, quand le rapport au savoir devient mortifère pour le sujet vis-à-vis de lui-même et de ses filiations.

Olivier Douville

[1] Psychanalyse, Maître de conférences en psychologie clinique. Université de paris-10 Nanterre. Directeur de publication de Psychologie Clinique. 22, rue de la Tour d’Auvergne 75009 Paris

[2] La notion d'ethnie a été longtemps une notion clef de la démarche ethnologique. Lorsqu'un chercheur rencontrait un groupe humain, il se donnait comme tâche de définir l'ordre symbolique constitutif de cette population. Dans les années cinquante, Balandier porta un premier ordre de critiques à ce genre de démarche dans ses travaux sur l'Afrique moderne. Il démontrait que la notion d'ethnie ne pouvait être un cadre conceptuel suffisant, dans la mesure où les populations sur lesquelles les ethnologues de l'époque travaillaient et qu'ils divisaient trop aisément en ethnies étaient prises dans la situation coloniale. Depuis, l’"ethnicisation" des cultures sera envisagée comme un effet de la colonisation, la politique coloniale impliquant une politique des ethnies ou "des races" dans le but d'opposer les uns aux autres, - on en voit les effets dans le Rwanda contemporain entre autres.

[3] Je reprends ici une expression de David Lepoutre in “ Les difficultés de l’interethnicité ” La violence à l’école, toute réflexion faite, Panoramiques, 2000 page 65

[4] . Au delà de la crispation dans la différence revendiquée, ce mouvement ,pour donner naissance à des identités opératoires, doit se doter d'un contenu mythique. Il va se définir à partir de l'identification aux héros des mouvances radicales noires aux U.S.A., par réinterprétations de pratiques d'affirmation de soi dispersées par les cultures noires modernes dans le monde, toujours à partir des U.S.A., et surtout en référence au site fantasmé de l'Origine : l'Afrique, pays mythique, comme ce fut le cas à Harlem ou à Chicago dans les années 30 avec M. Garvey. Un peu “ hip-hop ”, un peu rastamen, parfois Black Panthers , d'autre fois “ Ethiopiens célestes ”, ces jeunes s'inventent une affiliation pour se sentir réels tout en mettant en fiction leur filiation. Du contenu de cette identité qu'en dire ? Le phénotype est revendiqué, comme un signe à la fois provocateur et esthétique. A ce point repris et réinvesti par la libido, il se fait marque et zone de protection. Une peau pour s'abriter et une peau qui colle à l'être.

[5] Le lecteur pourra se reporter au numéro 3 de la revue Psychologie Clinique, “ Les sites de l’exil ” et au numéro 4 de cette même revue “ L’exil intérieur ”, parus en 1997 à Paris, chez L’Harmattan.