Notes à propos de certaines formes contemporaines de possession et d'attaques sorcières en Afrique noire urbaine, au temps du SIDA

Par Olivier Douville et Jaak le Roy

Préambule : Notre rapport à l'anthropologie des systèmes de santé.

Notre contribution s'inscrit dans le champ d'une anthropologie clinique. Soit une anthropologie qui prend appui sur l'anthropologie des systèmes de soin endo. et allogènes et qui, à partir de là, tente de diagnostiquer les fonctions psychiques que mobilisent et articulent de nouveaux lieux thérapeutiques. On part du constat que les lieux de soin psychiatriques et "traditionnels" n'ont plus de réponse satisfaisante pour recueillir et "cadrer" les adolescents ou les jeunes adultes en crise psychopathologique. On observera comment de nouveaux lieux thérapeutiques, transitionnels et transculturels, permettent de nouvelles constructions identitaires.

Actuellement, du fait que les carrefours entre psychanalyse et anthropologie souffrent en France de l'hégémonie de la dite "ethnopsychiatrie", hégémonie difficilement compréhensible, pour d'autres chercheurs européens, il est important de clarifier pour le lecteur hexagonal notre rapport conceptuel et méthodologique à l'anthropologie. Il est le suivant. Selon nous, l'anthropologie a pour tâche de produire une connaissance dégagée des préjugés des systèmes de valeur propre à telle ou telle société. L'anthropologie est le fait de scientifiques formés à l'école du concept et dont le projet s'adresse à l'humanité en son ensemble. Cette discipline doit souligner l'unité humaine du système cognitif et du rapport aux interdits majeurs tout en soulignant la diversité des expressions et des formes culturelles, mais jamais en restant campée à ce niveau là. En cela elle ne peut creuser le lit d'un ethnicisme sauf à se renier elle-même.

Dans la voie d'observation qu'elle a tracée l'anthropologie médicale ne peut que déplacer la question du soin de la question du soin, de la maladie et de la guérison. Elle n'élude pas la question qu'elle pose : à savoir comment la maladie repose-t-elle, à chaque fois, pour chaque société, la dimension de ses rapports avec la problématique du mal. Très tôt les ethnologues ont compris que les populations qu'ils étudiaient avaient leur conception propres de la santé et de la maladie, et que ces conceptions recoupaient largement, ou du moins étaient étroitement tributaires du système de représentations de l'identité et de l'altérité. Ces conceptions étaient très difficilement traduisibles et obéissaient à un principe de rigueur. Les êtres individuels n'ont existence que dans la relation qui les unit les uns aux autres et les uns et les autres avec la référence : le corps de l'ancêtre originaire, l'invention de la mort (et donc des masques et de la monnaie) le cosmos. L'individu n'est alors qu'une variable, un accident contingent dans l'entrecroisement d'un ensemble de relations. Une maladie ou une mort vont mettre en cause un certain nombre de relations sociales et seulement celles-là. Ce schéma renvoie à une double pluralité : il signifie l'ouverture essentielle de tout existence individuelle à d'autres existants, mais signe aussi une pluralité interne très souvent inconfortable. La santé, en milieu traditionnel est strictement associée à l'idée de stabilité. Les différents fragments du corporel sont autant de signes et de lieux d'une spatialité faite de correspondances scrupuleuses entre les éléments internes et leurs traductions cosmiques. Chacune de ces parts peut ou doit être socialisée et guérie au cas où elle serait victime d'une l'atteinte de sorcellerie. Une telle constellation ne manque pas d'évoquer l'idée d'un morcellement. A ceci près que ce morcellement du corps est ici manifeste et désubjectivisé. Cette mise en pluralité du corporel s'explique de ce que la ratio traditionnelle suppose un ensemble de mécanismes de dédoublement à la base de la constitution de la personne humaine. Toute personne correspond à une autre, dans la mesure où elle a toujours besoin d'un tiers médiateur entre elle et son double.

On comprendra que l'intérêt anthropologique pour le sens qu'un individu et son collectif donnent à sa souffrance concerne de prime abord les modes de transférence d'une douleur singulière à un sens collectif. Cette transférance est accomplie par la thérapeutique. La guérison d'un seul sujet n'est pas son horizon. De plus, la démarche thérapeutique traditionnelle n'oriente pas son investigation vers une démarche diagnostique. La séquence expérimentale faite de la succession d'un diagnostic, d'un pronostic, d'une indication et d'un traitement est celle qui régit la rationalité du soin occidental depuis Cl. Bernard. A l'inverse, dans les thérapies traditionnelles, c'est à partir du traitement que l'on pourra prononcer une étiologie.

Encore une remarque. En focalisant l'attention sur le terme de techniques de guérison, lorsque l'on parle de technique thérapeutique, l'on ne peut guère que positiver ensuite le cadre ainsi dégagé. Enfin, si on s'informe de la nature de la contrainte au soin, c'est évidemment pour nous apercevoir, in fine, qu'il n'est aucune dramaturgie de contrainte qui ne se supporte précisément de signifiants. le recours au terme de contrainte mène à l'effort de modéliser les liens tissés entre trois aspects de la contrainte symbolique, selon Claude Lévi-Strauss : contrainte à l'échange social, à la corporéïté et à la mise en parole.

Mais un guérisseur traditionnel ne croît pas tant que ça dans les vertus du rabibochage, médicamenteux ou sorcier grâce à quoi tout rentrerait dans l'ordre. Le travail se fait aussi sur les repères symboliques de la personne, de façon à pouvoir lui rendre une possibilité de rentrer dans l'échange. Un tel résultat ne s'obtient jamais en excluant le sujet de son dire, de son sens et de son énigme. Le soin traditionnel est bien plus concerné par la parole singulière et la vérité subjective qu'on le prétend.

La recherche

La recherche de terrain est menée par l'un d'entre nous en ex-Zaïre, puis en Angola (Jaak le Roy). Elle est objet de communes discussions, séminaires et écrits communs dans la cadre de l'A.R.A.P.S. et des universités de Rennes puis Nanterre et de Maastricht et Louvain. L'enquête a lieu dans des quartiers situés en ex-Zaïre, autour de Kinshasa. Ces quartiers sont habités par une population mixte de plusieurs langues et de plus d'une ethnie, elle est surtout composée de groupes sociaux disposant de peu de revenus et souffrant de beaucoup de chômage.

Notre objectif est de comprendre en profondeur les différentes représentations de la santé et de la maladie, et plus particulièrement les différentes conduites de santé à partir de la culture de référence des intéressés dans le contexte pluriculturel des milieux Kwangolais.. Nous sommes partis d'un constat : la plupart des gens qui ont besoin d'une aide car ils se considèrent (ou sont considérés comme) malades, cherchent cette aide ou bien dans les systèmes de soins médicaux occidentaux qui existent là-bas aussi, ou auprès des guérisseurs traditionnels, soit encore auprès d'autres systèmes, c'est à dire dans des cadres de soin qui ont pris naissance il y a une vingtaine d'années. Ils ont, depuis, pris beaucoup d'importance, le développement rapide de la maladie SIDA pouvant être, retenu comme un des facteurs qui expliquent cette progression rapide de la quête (et de l'offre) de ces nouvelles formes de la thérapie dans l'ex-Zaïre.

De façon plus précise encore, la recherche se fonde sur ce qui s'est développé dans à peu près tous les quartiers : des églises de guérison et/ou des groupes de prière. Revenons à ce que la ville a modifié. Les effets de ce nouveau cadre urbain et la crise économique ont créé des modes de vie inédits au sein des familles. Les nouvelles mises en tension et en difficultés des personnes les mènent davantage maintenant vers les églises de guérison. Ils y trouvent un cadre collectif nouveau, intermédiaire, pas une famille, pas le groupe lui-même de l'appartenance, mais quelque chose qui fait fonction de contenant. Ces petites communautés permettent qu'un patient puisse rester là pendant quelques jours ou pendant plusieurs mois. Dans chaque église il y a à chaque fois un responsable : un prophète ou une prophétesse. Une communauté thérapeutique regroupe le prophète et les adeptes qui l'ont rejoint pendant ou après leur guérison, et qui sont chargés d'une tâche spécifique dans l'organisation de l'église et des cultes. Il y aussi plusieurs "révélatrices" (mbikudi), ce sont des femmes qui ont une place essentielle dans les rencontres thérapeutiques.

Comme hypothèse de recherche, il semblait possible de considérer ces églises de guérison comme des groupes thérapeutiques transculturels qui émergent dans des sociétés en rupture. Ces églises sont toutes rattachées au courant des "Eglises du Saint-Esprit" (Mpeve nlongo) qui se réfère au prophète fondateur de ce mouvement : Simon Kimbangu. Ce dernier, comme un bon nombre de modernes "prophètes" africains est aussi une figure d'histoire récente (années 1920)et dont l'engagement, en partie à cause de la dimension messianique qui s'y rattachait a pu être situé, par ses contemporains, comme un des pôles de l'opposition à la colonisation. Chaque église est autonome, elle regroupe, dans une organisation plus ou moins formelle, un réseau qui va de quelques à plusieurs centaines de "noyaux-églises" lesquelles se réclament d'un même prophète-guérisseur plus ou moins confondu dans une descendance avec Kimbangu. La plupart de ce églises prennent donc naissance puis corps autour de ces nouveaux prophètes, dont, parfois, la maison, la cour de la concession ou le jardin offrent un lieu d'accueil. Ces églises de Mpeve ya nlongo se considèrent comme différentes des églises officielles protestantes, catholiques ou même kimbanguistes, en raison des objectifs thérapeutiques qu'elles affichent et mettent en pratique. Il s'agit de fédérer les fidèles en vue de nourrir l'âme, la manifestation de la puissance thérapeutique du Saint Esprit ayant comme effet, ou comme but, non seulement de soigner tel ou tel, mais d'unir les participants entre eux et à l'Esprit Saint. Le but de chacune de ces églises est déclaré : c'est d'être thérapeutique. En cela elles se distinguent toutes des autres églises catholiques ou protestantes. Mais encore, et nous suivons ici l'enseignement de J.-P. Dozon, ces églises sont "des productions religieuses de la modernité" en ce qu'elles traitent, à leur manière du fait colonial, du changement social, et des modifications des rapports des personnes aux altérités d'âge (et donc d'autorité) et de sexe.

Ainsi que le souligne R. Devish , ces communautés font rupture avec la logique sociale des milieux traditionnels villageois qui s'appuient sur une gérontocratie masculine que renforce les liens de sang. Mais elles font aussi lien, comblant le vide étatique et législatif suscité par la faillite de la modernisation et par la dissolution du parti-État.

La question préalable à la recherche était la suivante : si on se place du point de vue du médecin, ou de celui du guérisseur tradi-praticien ou encore de celui du prophète, chacun d'eux considère la maladie, la santé et le corps à partir d'un système spécifique avec sa logique propre et considère le champ de la maladie à partir de sa propre perspective et d'une certaine façon, à partir de là, explique tout autre champ. C'est à dire qu'il importe de décrire comment lui (ou elle) comprend sa maladie et comment il (ou elle) la construit avec les divers représentants des systèmes de soin, souvent en les consultant l'un après l'autre. Un patient peut se diriger vers la médecine "moderne" et après (ou bien en même temps) s'adresser à un guérisseur coutumier, puis enfin se tourner vers une église de guérison. Il ne s'agit donc plus de décrire les différents systèmes thérapeutiques comme des entités auto-suffisantes, mais de poser le problème des stratégies thérapeutiques groupales et/ou individuelles.

Dans les recherches d'anthropologie de la santé, les ethnologues ont procédé, jusqu'à présent, de la façon suivante, le plus souvent. À partir de descriptions des traitements à rationalité traditionnelle, ils ont tenté d'écrire des modélisations logiques des représentations et des pratiques autour de la santé et du soin. Ces travaux qui tentent de connaître et de faire connaître les médecines dites traditionnelles -et en tant que pratique, en tant que science pourrions nous dire, et en tant que pratiques sociales, actions sur le lien social- ont retenus toute l'attention des organismes internationaux, dont la Communauté Européenne, dans la mesure où, pour poursuivre l'exemple, la Communauté Européenne a du prendre des décisions devant la relative difficulté à joindre les populations concernées et à les amener à comprendre et à adopter les nouvelles politiques de santé promues et que cet organisme international a voulu baser sa politique de santé à partir des réalités locales de la culture même.

Il s'agit donc de situer la perspective du patient et ses itinéraires, c'est là le fait élémentaire recherché. On dira alors que l'essentiel de ses conduites et de ses itinéraires de soin s'effectue dans des marges et des franchissements d'une rationalité thérapeutique à une autre. Ces parcours visent à produire des signifiants neufs sur le mal qui affecte le sujet. Cette quête excède le bon sens imaginaire et/ou le symbolique de la maladie et de la santé pour un groupe d'appartenance donné, constitué par un ensemble de rapports clos et en permutations aux fétiches, aux tabous et aux masques. De tels parcours, semblent à l'observateur naïf rejouer du "traditionnel" car ils sont riches en thématiques et en symptomatologies de possession ou de pseudo-possessions, d'attaques sorcières, etc. Ils sont cependant à situer aux limites des cohérences traditionnelles, en des points de rupture et de fracture des symboliques ancestrales. Cette atopie et cette atypie des symptomatologies et des parcours de soin se déduisent d'observations longitudinales. Une recherche clinique (recherche action) permet de préciser les données issues des observations.

L'attention du clinicien-chercheur se porte sur les discours de ces nouveaux patients en quête d'un autre lieu thérapeutique que ceux que préconisent les fidélités programmatiques à la tradition. Ce qui retient alors l'attention est une séquence. Le malade, mais plus encore le "fou" est celui qui est à la jonction -et donc à la disjonction- des systèmes et dévoile ce qui est caduc ou ce qui ne fonctionne pas ; il est comme une grandeur libre et non fixée, là où l'appareillage symbolique semble d'être déréglé. De ces échappées, il compose parfois la marque de son errance. On sait que l'errance est fréquente en Afrique Noire et l'un d'entre nous (O. Douville) s'est souvenu, à l'occasion de la rédaction de cet article de cet errant Targui, recueilli en déambulation sur le grand marché de Bouaké en Côte d'Ivoire, et qui, de là, séjourna, tout en marquant une quasi-indifférence pour ce nouvel épisode de son existence, à l'Hôpital psychiatrique à Abidjan. On pourrait modéliser de tels parcours à partir d'une compréhension de la folie, très en vogue dans les milieux anthropologiques francophones et qui, un peu encore dans la fil de l'enseignement de Lévi-Strauss (un peu encore car l'enseignement du vieux Maître est assez négligé de nos jours par les anthropologues). Selon cette école et ses suiveurs la folie réalise, pour le plus grand malheur des "fous" à dire vrai , des "synthèses incompatibles" entre les éléments antinomiques des systèmes et va donc imposer des formes de dérèglements. Mais cette description très vraie et très nue des moments de dessaisissement du lien social ne suffit pas. C'est bien dans la mesure où se mettent en place, et de plus en plus rapidement, des nouvelles formes de consultations et de structures communautaires à idéal salvateur -et, de surcroît, thérapeutique que nous devons aussi et que nous devons maintenant examiner ces nouveaux dispositifs de "guérison" au sein desquelles des nouvelles formes de possession ou autres "dédoublements" de la personnalité se produisent, non comme de simples accidents psychopathologiques, mais comme des manifestations indispensables à l'application des procédures et des protocoles thérapeutiques sur le patient, bien plus que sur ses groupes d'appartenance : quartier , maisonnée, famille.

Ces groupes thérapeutiques fonctionnent autour d'une ritualisation de la prière. L'accueil et la prise en charge thérapeutique se font de façon organisée. Celui qui arrive pour la première fois est accueilli par une partie des membres de l'équipe. Il sera prise en charge par une mbikudi ou par le prophète pour la première consultation, ce en présence d'autres patients. Dans un état de transe contrôlée, le prophète dit les sensations et les idées qui lui viennent à l'esprit au contact de ce nouveau malade, il fait ainsi son diagnostic, et révèle les parties du corps du patient qui sont en danger, les périls qui peuvent survenir, des éléments de l'étiologie. Pendant cette première rencontre, le patient se tient agenouillé devant le prophète. Celui-ci le touche et presse les parties clefs du corps souffrant; il l'asperge d'eau, le purifie, donne à boire au patient et nettoie les orifices de son visage. A la fin, il prescrit. La "révélation" première n'est jamais tenue pour complète, elle sera reprise, circonstanciée, enrichie et détaillée par la suite au cours d'autres séances de révélations et de rituels collectifs.

Le prophète peut parfois envoyer un patient à l'hôpital pour une intervention médicale et/ou chirurgicale et lui demander de revenir ensuite dans la communauté thérapeutique une fois ce genre de soin fait. On y pratique une sorte de thérapie traditionnelle, mais sans le dire. Ainsi, la divination qui était pratiquée par un devin est devenue pratique courante pour le prophète (ou pour ceux qui l'assistent). Mais la différence est que l'on donne une certaine responsabilité à l'individu. Ce n'est pas la famille qui est en traitement. Le patient est amener à penser sa situation et à la prendre en charge, et on lui demande de changer sa façon de vivre. Les idéalités de conduite sont inscrites dans un registre chrétien: il faut prier pour croire en Dieu, et le Saint-Esprit va donner un mieux être. Une grande espérance est ainsi créée. Il s'accomplit, autour de l'individu deux mouvements. D'une part on invite la famille à un rééquilibrage et à une restitution, mais le soin ne s'arrête pas là. L'individu est séparé de sa famille et il lui est donné une responsabilité et une culpabilité. C'est surtout dans les familles où il existe une pathologie familiale non résolue par un traitement traditionnel que proviennent ces homme et ces femmes qui se dirigent vers les prophètes. Ces communautés thérapeutiques sont des communautés pluri ethniques. Beaucoup d'ethnies se comprennent par le langage. Mais dans ces rites prophétiques on utilise plus d'une langue. On prêche en Lingala et on chante des cantiques en Rikoygo, Riyak a ou dans une autre langue. Des mélanges se font, et quand existent des difficultés de communication dues à l'usage de langues peu répandues, c'est souvent un ou une des aides du prophète qui sert d'interprète. Une des hypothèses c'est que les bons esprits des ancêtres sont ceux qui doivent être gardés dans le milieu traditionnel. Ce sont eux qui donnent la pulsion de vie et si il n'y a pas de rétablissement d'une maladie il faut recréer le flux d'une pulsion de vie. C'est pourquoi l'impossibilité dans laquelle se trouve certains patients HIV de se tenir debout est très impressionnante. Le flot vital qui maintient tout un chacun debout, c'est ça l'essence de la personne et chacun est gardé par les esprits des ancêtres. Dans ces groupes prophétiques on a échangé l'esprit des ancêtres contre le Saint-Esprit. La restitution de la santé, la guérison ne passe plus par la nécessite de remettre la personne dans une position de réciprocité vis à vis des ancêtres, c'est plutôt d'aller vers le Saint-Esprit.

Les églises qui font le plus rupture avec la tradition exige du malade qu'il soit serviteur d'un Dieu tout-puissant, unique: l'Esprit Saint. Elles sont les moins thérapeutiques. Aucune subjectivation n'est possible alors que d'autres églises sont plus libérales qui n'exigent pas un tel sacerdoce.

Ces communautés sont des lieux qui contribuent à l'élaboration de positions sociales inédites. Elles prennent acte et elles donnent sens au fait que les codes qui régissaient la communication entre les hommes et les femmes sont en pleine mutation. Elle présentent donc une capacité transitionnelle qui prend en considération le cadre traditionnel, dans ses survivances et ses fêlures et donne au sujet la possibilité de lire autrement ses conflits dans quelque chose de davantage individualisant. En somme ces groupes prennent davantage en compte le réel mouvant des sociétés, et permettant de vivre avec la modernité.

Exemple :Monsieur L.. est père de famille. Son fils est très fiévreux. Lorsqu'il l'emmène dans une église de guérison (celle de "Papa" Ntau à Selembao) l'aide guérisseuse ("mbikudi") qui le reçoit lui demande de revenir le lendemain pour la réunion du culte, il doit alors y apporter un cahier dans lequel sera noté ce que l'Esprit Saint ("molino") révélera pendant la réunion. C'est à ce moment là, lui dit-on, que ce père entendra ce qu'il doit faire pour guérir son enfant ; on lui conseille encore de venir avec son épouse. Avant son départ, l'aide guérisseuse et quelques fidèles qui vivent dans cette communauté font une prière pour la santé de l'enfant et pour sa famille qui souffre.

Les aides qui assistent le prophète ("mbikudi") sont très imprégnées des valeurs culturelles et les idéaux "transculturels" partagé dans plusieurs milieux de la capitale et qui cheminent vers la mise en place de communautés culturelles partagées, composant avec les diversités ethniques de la population. Souvent, au sein d'une même église les "mbikudi" proviennent de groupes ethniques différents. Elles sont la plupart du temps d'anciennes malades qui ont fait la preuve de leur don de divination/révélation.

L'assemblée du lendemain où L. vient avec son enfant et sa femme se compose de près de 200 personnes : le prophète et son équipe thérapeutique (15), les fidèles (35), de nouveaux ou d'anciens malades et leur familles (170 dont 50 enfants). Mr L. a donné au secrétaire de la réunion le cahier avec les coordonnées de la famille qu'il a inscrit sur la première page. Le secrétaire a déjà reçu 25 cahiers ce matin. Lors de la dernière partie du de ce rite qui durera environ 5 heures, au moment des "oeuvres spirituelles" (c'est à dire lors des révélations de l'Esprit), le secrétaire appelera une par une les familles qui étaient venues chercher de l'aide au courant de la semaine. Ils se mettront à genoux devant les mbikudi qui, en transe, donneront une révélation au sujet de la maladie. À ce moment là, elles parlent "en langues", émettant des mots et des phrases qui sont comme des patchworks entre plusieurs éléments de dialectes vernaculaires ou, qui même, s'apparentent à une glossolalie. Le secrétaire consignera cette révélation dans le cahier familial et, si la famille accepte le contenu de cette révélation -qui, la plupart du temps touche aux causes de la maladie présente-, elle signera ce texte écrit. Pour le couple L., deux mbikudi vont, à tour de rôle, parler et exposer les raisons de la maladie de l'enfant. Dans cette consultation, comme c'est le cas pour bien d'autres, des choix sont posées aux parents. Il peut leur être demandé de laisser l'enfant guérir aux mains des serviteurs de l'Esprit Saint. Dans ce cas ce n'est qu'après sa guérison que les causes du mal seront révélées, ce qui constitue une rupture avec les protocoles coutumiers (cf. supra). En ce concerne Mr L. il consentira à laisser une semaine sa femme et son enfant dans cette communauté thérapeutique. Au début, il demandait plutôt un jugement et une accusation qu'un traitement.

Il apparaît dans ce cas au moins, que la question de la justesse de la révélation soit moins importante pour ce père que celle des conditions qui peuvent garantir la santé de son enfant. Il n'en est pas moins vrai que c'est en raison d'un fragment singulier et remarquable de ces révélations à propos de l'enfant L. que cette observation a retenu notre attention.

Détaillons deux séquences contenue dans une révélation d'une des mbikudi..

mbikudi à Mr. L. "... Vous étiez dans un village du Bas-Zaïre qui n'est pas le vôtre. Vous vous êtes installés dans ce village pour fuir la souffrance de la capitale. Vous aviez des champs et des charniers pour la braise. Dans ce village, vous viviez au milieu du village. en diagonale de votre habitation, il y avait une case de l'autre côté de la route. Dans la cour de cette case, il y a un gros arbre touffu... Le chef du village reste à l'entrée du village. C'est là que se trouve sa cour. Toi, le mari, tu es jeune par rapport au chef du village. Mais souvent, tu entrais en conflit avec lui et vous discutiez beaucoup. Dans ce village il y a des enfants qui avaient le même âge que ton fils et qui sont décédés pour le même problème. En bref, ton fils a mangé de la chair humaine avec trois de ses copains. C'est votre voisin d'en face dont la case se trouve sous le gros arbre qui la leur avait donné. C'est cette chair humaine qui a tué les trois autres et qui est en train de le déranger. En effet, leur initiateur leur avait demandé qu'ils tuent des gens pour restituer sa chair, ils ont refusé. C'est ainsi qu'il s'est résolu à les tuer tous les quatres ..."

Tout le long de ces révélations le père riposte et refuse ce qui est dit. Il tentera, plus d'une fois, de faire entendre (et à entendre) que la cause de la maladie venait du côté de sa femme qui "n'aime plus, dit-il, son propre fils, et ne sait plus prendre soin de lui". Si le lien mère-fils dépourvu de passion destructrice représente la paix, en revanche l'accusation de "maltraitance" représente le conflit. L'allégation du père peut ressembler à une demande auprès du groupe : faire que ce dernier après avoir stigmatisé la "mauvaise mère", l'aide à mieux prendre soin de son fils. Il lui en sera répondu autrement et par une dramatisation autour de deux thèmes très lourds : la sorcellerie et le cannibalisme. Cette symbolisation du conflit, imprégnée de fantasmagorie joue sur deux axes qui, consécutifs l'un à l'autre, constituent deux séquences :

a) l'attaque de sorcellerie par jalousie envers un homme étranger qui considère avec désinvolture l'autorité d'un père coutumier, chef du village

b) le cannibalisme d'un enfant, contre-jour de l'initiation traditionnelle.

Ce second thème est important qui introduit toutes sortes de confusions dans le jeu des différences usuelles constitutives de la réalité et donc du champ de la parole humaine. Ce récit peut donc être, dans sa logique, comparé à un récit d'initiation, dont il est l'absolu négatif. Les quatres jeunes cannibales semblent alors ne plus former qu'une seule fratrie, forme de matrigroupe. Or le tour de force des aides-guérisseuses est à la fois d'évoquer cette attaque sorcière sans prendre parti, ni préconiser des contre-rites visant à faire revenir le mauvais sort sur celui qui l'a initié. Certes, les maladies qui provoquent fièvre et amaigrissement (dès que l'hypothèse d'une crise de paludisme est écartée) portent déjà en germe une accusation de sorcellerie, un enfant, tout comme un adulte n'étant pas ainsi malade "pour rien". Mais si l'accusation traditionnelle va viser la plupart du temps un rival, un sujet avec lequel la victime (ou son parent, ici le père de l'enfant) a entretenu de mauvaises relations, le groupe"victime"est ici dans ce soin patiemment déconstruit en tant que groupe victime. Il n'y a pas de réthoriques visant à positiver la "victime". Si la source du mauvais désir est localisée comme externe, ce qui est d'une copieuse banalité, cette localisation est non entièrement externe, ce qui est plus rare. Il faut se purifier. Victimes comme agresseurs doivent se réconcilier au nom d'un principe qui transcende les fétiches, soit le Saint Esprit. Il y a un changement du principe d'ancestralité. Et la solution préconisée, à laquelle la famille se rangera ne fait nulle place aux contre-sorts et aux contre-rituels, elle vise aussi à purifier l'ensemble des mauvais désirs dont l'enfant pourrait être la cible (fut-ce alors ses propres pulsions autodestructrices). Ceci est d'importance, car, aujourd'hui prolifèrent autour des enfants, le plus souvent, un accroissement morbide et inquiétant des thèmes d'enfants-sorciers, possédés, anthropophages Or, l'accusation d'anthropophagie est le souligne, C.-H. Pradelles de Latour, "la plus redoutable" de toutes, elle peut poursuit l'auteur "frapper post-mortem". Chez les Bamiléké étudiés par de Latour tout comme dans l'ex-Zaïre, à Douala tout comme Kinshasa cette accusation est terrible et terrifiante. Pourquoi donc assistons nous aujourd'hui à une telle variation morbide de ces thématiques de dédoublement, de possession et à propos d'enfants ?

L'accusation, y compris quand elle est déconnectée de prescriptions de mesures de représailles, comme c'est le cas dans ce fragment de consultation, met en scène un commerce diabolique où une personne devient l'agent qui donne à manger à l'enfant une viande insatiable. C'est bien la viande ingérée qui cannibalise et dévore en retour le corps de l'anthropophage présumé. L'enfant sorcier sort du patrimoines familial. Il cesse d'être la richesse du père pour en devenir la menace. On peut ici reconsidérer l'obstination dont fit preuve le père à désigner la mère comme fautive, en dépit de l'aspect intimant et intimidant qu'eut pour lui aussi ce rituel de consultation. En effet, si la mère cesse d'être tenue pour coupable de la maladie du fils alors le père peut être, en tant que suscitant la jalousie, en tant que mauvais "fils" dans ce village, le véritable coupable.

L'autorité de l'église de guérison aura été de faire tenir une autre scène que celle des accusations en miroir. Dès lors les accusés potentiels, les deux parents, peuvent se présenter comme ne sachant rien. L'un parce qu'il est délesté de son scénario d'accusation de sa femme, l'autre peut-être car elle ne semble pas avoir droit au chapitre. Les révélations et le soin soignent en neutralisant un savoir dangereux et contagieux. L'enfant qui s'avoue cannibale, comme nous avons pu le constater pour d'autres enfants de Kinshasa, n'assume -t-il pas ou n'endosse -t-il pas un statut d'ancêtre dangereux, ce qui est un passage obligé avant d'être réintégré comme enfant dans la famille, le clan et donc dans la lignée. L'enfant est d'abord, c'est à dire dès sa naissance, un étranger, d'abord un ancêtre au mieux ambivalent dans ce qu'il ressent pour les humains, avant d'être culturellement "traité" pour être rendu à ses parent. L'accusation d'anthropophagie forcerait, en sa logique à dégager la part d'ancestralité de l'enfant pour qu'il devienne (ou redevienne) un enfant

Il n'en reste pas moins vrai que c'est bien la défaillance des modes de transmissions, des modes d'héritage, qui font qu'on assiste de plus en plus à des accusations d'enfants sorciers ou d'enfants- ancêtres (cette étiologie redoutable que seuls des ethnopsychiatres français semblent trouver légère !). C'est ainsi, lorsque la métaphore paternelle devient brumeuse, lorsque les fictions sociales de satisfont pas tout en les recouvrant les fantasmes parricides et cannibaliques, alors la génération qui vient semble surgir en miroir antagoniste avec celle des parents, certains enfants étant perçus comme les propriétés terrifiantes de personnages secondaires dans le structures de la parenté et/ou dans le voisinages de l'habitat. Ces accusations de sorcellerie n'ont pas toujours la capacité de résoudre les conflits, elles font peur et incitent les victimes, les accusateurs et les accusés à retrouver au plus tôt place dans le jeu des échanges et dans l'ordre social, mais elles stagnent et prolifèrent d'autant que ces enfants viennent de groupes peu ou mal insérés, c'est à dire de groupes qui ne savent pas quoi mettre en avant pour rentrer dans l'ordre social. Pour ces groupes le recours au fétiche parental, ancestral, a aussi valeur d'archaïsme. Les églises de guérison avancent un autre lieu, une autre scène, un autre rapport à la langue et aux figures de l'intermédiaire. D'une part, il semble que l'invocation de l'esprit, par son côté abstrait hors-corps ancestral, permet de traiter des sujets (et donc des corps subjectifs) venant de cultures différents, c'est à dire ayant connu des initiations différentes. Aussi , es diverses cultures qui vivent et se rencontrent dans ces lieux n'obéissent pas aux mêmes règles de filiation patrilinéaires ou matrilinéaires.

Généralisons. Le patient, quel que soit la mal dont il souffre et qui va du village à la ville perd un contexte conteneur qui donnait sens au niveau des relations sociales et au niveau du corps. Le monde traditionnel qui existait au village a été d'une certaine façon transporté et transposé à la ville par les guérisseurs traditionnels mais ces guérisseurs une fois installés en ville ne mènent plus les thérapies avec la totalité des rituels et des sens symboliques utilisés au village. Ou bien ils ne les connaissent plus et, par exemple, donnent des herbes médicinales mais ignorent le rituel censé accompagner cette prescription, ou bien il leur est impossible d'effectuer un traitement groupal familial du malade tant il est difficile de regrouper en ville la totalité des membres statutairement important dans la famille (par exemple l'oncle maternel qui est la personne centrale de la famille), alors qu'au village il est plus aisé de réunir tout le monde. Souvent, les patients des prophètes le disent bien : une thérapie traditionnelle n'a pas amené la guérison parce que la famille est dispersée, et que se perd peu à peu le sentiment d'être concerné par les infortunes des uns et des autres.

La difficulté à maintenir le traditionnel est pas plus profonde encore. Quand un sujet n'est plus entièrement inscrit dans le discours de la tradition, et que présence ou pas des autres membres de la famille, il n'utilise plus les mécanismes anciens de protection par projection de l'angoisse et de la culpabilité sur le dehors ou sur le sorcier. Il y a une sorte de perte et d'effraction dans l'ordre de ce qui est nécessaire à réaliser comme protocole pour réaliser le soin traditionnel. Traditionnellement le sens de la maladie et donc du traitement est que toute maladie, quelle qu'elle soit, se trouve entre les personnes. Elle ne se trouve pas dans une personne mais entre des personnes, entre la personne et les autres membres de la famille, entre les vivants de la famille et les ancêtres, ou encore entre la famille et l'extérieur de la famille : les voisins. Elle s'adresse toujours à quelqu'un. Le système d'interprétation traditionnel tend justement à voir le patient comme un noeud dans un champ d'expériences familiales, le ou les symptômes sont conçus comme l'expression de la pathologie entre les personnes. Une pathologie, par exemple, est due à une transgression de l'interdit dans une génération précédente et la pathologie se développe quand le patient a commis une effraction qui est en analogie avec la transgression antécédente, celle commise par les aïeux. Cette répétition d'une transgression antérieure rend vulnérable et fait perdre les propres limites. Dans la maladie actuelle, l'organe touché est lié à l'ouverture excessive . Ainsi la maladie de la tête entre par les orifices de la tête : le nez, les oreilles, le yeux; et donc le traitement consisterait en deux choses : d'abord, à partir de la divination, définir quelle a été la transgression et faire à la famille une restitution de cette transgression commise par les ancêtres - éventuellement une restitution de la transgression actuelle; puis, en deuxième lieu, refaire les limites du patient. Par exemple introduire des objets ou des substances pour fermer les orifices du visage et/ou du corps. Remettre le patient à l'abri. Le patient est un dépositaire d'un "non-su" familial et on lui donne pour la première fois, peut-être, sa position de fils, sa position de père, en fait une position généalogique qu'il avait perdu dans sa maladie. Donc, tout traitement ainsi construit exigeait un environnement stable et limité : il fallait pour qu'il s'accomplisse que les moyens et la mémoire du rituel reste culturellement disponible et que la famille ne soit pas éclatée par les exils et les déracinements. Dans la ville issue de la modernité, ce n'est plus possible.

Une autre grande transformation de ces cohérences traditionnelles touche tout le système qui définit les relations sociales : l' éthique du don et sa structure intimante d'échange et de réciprocité. Dans l'exode vers Kinshasa, on va s'établir dans la ville où se surajoutent le fait capitaliste et les règles de la loi du profit. Le marché est autre qu'au village, l'échange et la réciprocité ne sont plus symbolisés que par l'argent. Dans ce sens ce n'est plus le groupe, mais l'individu qui est tenu responsable de sa place dans la circulation des biens.

Modifications des statuts aussi et donc de la nature de l'autorité. Nous prenons l'exemple d'un homme de 25 ans qui a bien fait ses études et qui, maintenant, doit commander des vieux ou des oncles. Dans le monde traditionnel quelqu'un qui était soutenu par toute la famille pour aller étudier si il gagne assez est tenu pour responsable de sa communauté, ce qui l'oblige à entretenir un grand nombre de personnes (par exemple, vingt à trente). Maintenant un jeune adulte, quand bien même il serait diplômé ou sur diplômé, ne peut plus le faire tant les lois du marché sont inflexibles.

Des hommes et des femmes de toutes sortes, intellectuels ou non intellectuels, arrivent dans ces groupes de prière et dans ces églises de guérison et souvent ce sont des personnes qui sont allées chercher de l'aide auprès des médecins ou auprès des guérisseurs et qui n'en furent pas satisfaits. Ils se trouvent à un bout de leur itinéraire et les pathologies qu'ils présentent sont très différentes aussi : psychosomatiques, somatiques, psychiatriques de façon différentes. Le regard nosographique en suffit pas à comprendre la relation entre du sujet à la douleur et à la maladie. Nous sommes face à deux ordres de faits distincts. Il y a une grande différenciation à penser entre ce que les anglais nomment disease et ce qu'ils nomment illness. Disease en tant que maladie du corps, en tant que maladie d'un organe et objet de traitement ou bien illness qui désigne une maladie en tant qu'expérience d'un désarroi, d'une malchance ou d'un mal-être d'une personne. En fait, les nosologies traditionnelle couvrent un champ plus large que celui que nous nommons maladie; ensuite elles n'opèrent pas cette séparation entre somatique et psychique. Les étiologies à rationalité traditionnelle reposent sur un dualisme principiel (cf ci-dessus). La médecine populaire des Antilles repose sur un principe explicatif qui rend équivalent la santé et un équilibrage du "chaud" et du "froid". Au Zaïre, la logique est similaire, le couple d'opposé étant "ouvert" ou "fermé". Une pathologie va être délimitée et nommée si les tradipraticiens peuvent établir que c'est une maladie causée par trop d'ouverture ou trop de fermeture d'un corporel qui, c'est important, ne se réduit pas aux frontières du somatique. Les plaintes qui résultent d'un excès ou d'un défaut "d'ouvert" peuvent être des plaintes "psychiques". Par exemple il est noté que trop de fermeture (défaut d'"ouvert") peut engendrer un état de fatigue et de tristesse, un état asthénique avec perte de la force sexuelle, un épisode catatonique éventuellement, mais aussi de la constipation, donc quelque chose qui est fermée. Autre exemple, un excès d'"ouvert" est attribué comme cause à un état psychotique maniaque (pour nous) ou à la diarrhée chronique. Cette façon de penser une nosographie est directement liée à un système étiologique supporté par une représentation précise de l'équilibre de la personne (sa santé) et de la nature des troubles topologiques des frontières corporelles de cette personne. Selon le savoir thérapeutique coutumier, le diagnostic est un art de discernement qui fonctionne en mettant en ligne d'analogies causales. C'est ainsi que tel trouble de l'ouverture ou de la fermeture sera lié à une partie du corps (interne ou externe, la peau ou des organes) elle même solidaire d'une fonction psychique ; de plus chacune de ces cartographies psychocorporelle est affaire de spécialiste coutumier, bref il peut y avoir autant de familles de spécialistes guérisseurs (qu'on nomme les nganga ngvondo au Zaïre) qu'il y a de régions psychocorporelles potentiellement fragiles.

Paroles de guérisseurs, SIDA et attaques sorcières

Aujourd'hui, les guérisseurs disent qu'il y a des maladies qu'ils ne connaissent pas et ils donnent toujours comme exemple de cela le SIDA. Ceux qui sont honnêtes admettent ne pas avoir de réponse.

D'abord en raison de la spécificité des conséquences corporelles de l'infection VIH, le SIDA touche indistinctement plusieurs parties (plusieurs régions) du corps ; le trajet des déficiences immunitaires dissipe et disperse les représentations cartographiques que les médecins traditionnelles ont du corps humain. Le tableau pathologique qu'entraîne le SIDA est, on le sait extrêmement variable.. La baisse rapide d'efficacité du système immunitaire rend le corps excessivement fragile, prêt à succomber à de multiples troubles organiques. Une même maladie peut toucher plusieurs organes, plusieurs fonctions. Les divers état de la symptomatologie, ou plus exactement des symptomatologies met donc en cause les schémas d'interprétation de ce qu'est un symptôme, le système de classification et de discernement ne sert à rien. Il faut dire ensuite que compte tenu de la mauvaise couverture sanitaire, et du retard que prennent nombre de personnes séropositives ou en SIDA déclaré à consulter la médecine occidentale, l'échéance fatale survient assez vite en ces terres. La rapidité du travail de la mort fait que la maladie prend de vitesse l'initiative thérapeutique. Il faut aussi dire que l'aspect souvent terrifiante avec laquelle se développe le SIDA est une réalité nouvelle qui est amplifiée par le fait que la maladie retire sa force au malade qu'il ne se tient plus debout, ce qui fait peut et rend en quelque sorte le malade peut manipulable pour un soin traditionnel. De façon un peut simpliste on peut dire que le sujet atteint dans sa force, incapable de se dresser ou de rester longtemps debout, fait peur et est comme tabou. Bien sur quand des thérapies traditionnelles sont néanmoins tentées, à l'exclusion de toute autre forme de soin, elles sont sans effet.

Souvent encore une maladie surtout quand elle n'est pas surmontée grâce à un traitement (quel qu'il soit, traditionnel ou moderne), est considérée comme la conséquence d'un action maléfique attentée par quelqu'un. La gravité et l'aspect impressionnant de la maladie indique aussi que le sorcier veut porter rapidement et dangereusement préjudice et atteinte. La maladie mentale (la folie) et aussi le SIDA sont considérées comme des maladies extrêmement graves. Lorsqu'elles surviennent, elles plongent la famille ou le groupe le plus proche du malade dans l'angoisse. L'imaginaire est surchauffé. Quelque chose de grave s'est passé. Il y a un possible scénario défensif par la persécution, amis aussi et souvent l'idée que quelque chose de très grave une transgression s'est passée pour laquelle la maladie est la sanction.

Cette angoisse, cette mise en fantasmatique familiale de la thérapeutique traditionnelle de l'envoûtement et du maléfice fait aussi que la maladie reste souvent cachée ou ignorée et que surtout, ignorance ou méconnaissance, on ne la nommera pas avec son vrai nom. C'est très fréquent en ce qui concerne le SIDA. La maladie est nommé par un de ses traits (l'affaiblissement) mais très peu par son nom propre. On parle aussi de "maux de tête'". Ceci explique l'impression qu'on a aussi quant on est à Kinshasa. On sait, nous les chercheurs, mais les habitants de la ville aussi, qu'il y a beaucoup de SIDA, mais on rencontre peu de patients qui sont diagnostiqués par les habitants comme le SIDA. On dit qu'il y a le SIDA, mais à la limite personne n'est réputé atteint par le virus. A la ville les gens ne vivent pas en monde clos. En ville le SIDA est mieux connu, plus fréquent aussi. Par exemple, on voit , un peu dans tous les quartiers de Kinshasa des peintures murales. Le message est rien moins que naïf, et la technique est travaillée, elle obéit à des critères. La peinture murale de Kinshasa a contribué, mais avec élégance et ironie, à une forme de moralisation de la vie sexuelle. Il y a des avertissements, dans l'idéal on prône la fidélité, mais, de façon toute pragmatique, on fait de la publicité pour l'usage du préservatif et on tourne en dérision l'imprudent ou le frimeur qui veut commercer sexuellement sans nulle précaution.

Nous pouvons alors distinguer deux niveaux de problématiques.

D'une part situer les logiques et les nosologies traditionnelles, d'autre part prendre la mesure des incidences subjectives liées à la désagrégation des groupes primaires d'appartenance. La question pourrait être maintenant de situer en quoi ces nouveaux dispositifs thérapeutiques que sont les églises de guérison répondent à la déliaison des discours et du lien social traditionnel. Nous parlerons ensuite de ce que le SIDA a entraîné comme conséquence sur les habitudes sexuelles, et d'une façon plus vaste sur les relations entre les hommes et les femmes. Bien sur quand nous parlons de SIDA nous ne parlons pas de la maladie qu'au strict plan du biologique, nous situons nos propos dans le cadre d'une certaine vision anthropologique de la maladie, convaincus que nous sommes que ce fléau n'a pas la même signification ni la même conséquence sur la vie quotidienne suivant les cultures. Une de nos hypothèses de base est qu'il y a dans la ville un nombre de transformations qui se font de façon très rapide et qui, probablement, sont à la base des psycho ou des sociopathologies nouvelles, ou si c'est un problème concernant le retentissement psychique et culturel d'une nouvelle forme de maladie organique, pour dire encore quelques mots du SIDA, qui sont à la base de nouvelles attitudes par rapport à la sexualité.

A partir de là on peut comprendre comment un tel amalgame entre les tradi-praticiens, la pharmacie, l'hôpital, les Eglises de guérison, survient. Il survient secondairement à la déception que provoquent les premiers traitements occidentaux modernes qui semblent peu efficaces, trop indolores, et qui fatiguent

Dans les groupes de prière le SIDA est conçue comme une maladie satanique et en fait, paradoxalement, le meilleur traitement préventif si on peut dire "anti-SIDA" sont les églises de guérison. Il s'y prescrit une vie monogamique stricte, et la vie traditionnelle polygame est assimilée à une faute morale, à une débauche. Les personnes engagées dans des politiques de prévention à l'intérieur du pays reconnaissent que les campagnes d'explication et de prévention ont peu d'impact et que c'est seulement dans et par les groupes de prière que s'effectuent de profonds changements du mode de vie qui limitent l'expansion de la maladie.

Si nous généralisons à l'ensemble de la cité en pensant aux codes de communication entre les sexes, il apparaît nettement que si le SIDA a bouleversé les relations hommes/femmes ce n'est pas partout et ce n'est pas toujours dans le sens d'une occidentalisation des moeurs. D'une part, la maladie surtout quand elle possède cet aspect d'"inédit" et de violence peut être attribuée à des sorciers, à des manoeuvres de sorcellerie. Il faut là rappeler que la progression des thématiques de sorcellerie, leur amplitude n'est en rien "traditionnelle"; ce qui est traditionnel est contenu et marqué dans un univers du souci et du soin, mais l'inflation des thèmes et des certitudes de préjudices par pratiques magiques identifiées est une des conséquences des malaises et des malheurs dans la modernité, et de la destruction des systèmes intermédiaires coutumiers, remplacés, hélas, par leur caricature dans ce crime urbain que sont les ghettos. Il faut être sous-informé en anthropologie pour penser que les thèmes de sorcellerie pullulent aussi aisément, sans contrôle social, pour ainsi dire spontanément chez des sujets bien insérés dans des mondes à rationalité traditionnelle. Aussi est-il risible de voir un thérapeute occidental porter, lors d'une consultation les premiers pas de son entretien vers des thèmes de sorcellerie ou d'envoûtement, cela le fait ressembler à un mauvais magicien des ghettos. Mais il n'y a pas que cette conséquence persécutive" ?

Il y a des ségrégations. Une femme dont on sait qu'elle est atteinte du virus sera souvent exclue ou mise à l'écart du groupe. Son homme souvent la quitte et elle va vivre seule, dans une parcelle, dans leur famille où elles sont davantage tolérées qu'accueillies. L'homme, lui ne quittera que rarement son épouse si c'est lui qui est contaminé. La rumeur est tout de même qu'une femme séropositive a la réputation d'être ou d'avoir été une prostituée.

Une femme séropositive contrarie davantage l'ordre social qu'un homme séropositif Une femme atteinte du SIDA fait davantage peur de sorte que les accusations de vie débauchée qui l'accablent pourraient avoir une fonction d'exorciser cette peur de l'hystériser. À Kinshasa il existe une sorte de communauté, il y en a plusieurs, où vivent ensemble des femmes séropositives, les hommes n'y sont pas admis. Elles vivent là avec leurs enfants et ont trois sortes de règles de vie : gagner leur vie pour être indépendantes, acheter leurs médicaments et envoyer leurs enfants à l'école, tenir les hommes à distance et faire fonctionner une école de couture. Elles ont là un projet institutionnel qui leur vaut quelques subsides : cette école de couture qu'elles ont créée au sein de leur communauté et qui accueille des toutes jeunes femmes non séropositives.

Elles sont un peu le prototype d'une nouvelle émergence du féminin qui refuse de s'allier à un homme. Il est possible de dire que le SIDA a bouleversé en grande part la répartition sexuelle des tâches. Et, dans la capitale, on rencontre de plus en plus de jeunes femmes qui décident de se mettre en transgression et de ne pas se marier, qu'elles soient séropositives ou pas. Elles préfèrent rester seules parce qu'elles pensent que le mari aura d'autres partenaires sexuels, dans la mesure où un des critères de la virilité est d'avoir accès à plusieurs femmes. Si la polygamie les inquiète, alors elle disent qu'elles ne veulent pas être contaminé par l'hypothétique seconde épouse de leur non moins hypothétique mari et qu'en conséquence elles resteront célibataire.

Tout cela semble des plus rationnels. Mais c'est ainsi, à chaque fois que on entend une personne parler avec rationalité de la conduite qu'elle va imprimer à sa vie sexuelle, à chaque fois ça sonne faux parce qu'une Autre scène est en jeu. Là ce que tu m'apprends m'évoque deux sortes de pensée. L'une est de savoir si cette transgression qui passe par le refus de la conjugalité va jusqu'à refus d'avoir un enfant ; l'autre est interprétative, le SIDA confronterait alors violemment certaines femmes à une rivalité féminine insupportable. C'est la rivale qui est dangereuse, c'est elle qui marque le corps, c'est d'elle qu'on meurt. Il y a quand même aussi le fait que ces communautés homosexuées de femmes séropositives se basent sur l'exclusion de l'homme. Elles se socialisent aussi sur la fantasmatique close d'une pure transmission du savoir de femme à femme, c'est à dire ici de mère à fille, sans rien qui fasse surgir le désaccord le heurt, la rivalité.

Enfin reste à comprendre pourquoi une femme malade est plus dangereuse qu'un homme malade. Une femme malade c'est aussi une femme qui risque de ne plus avoir d'enfant. Elle devient équivalente à une femme stérile et donc à quelque chose de dangereux, à une coalescence de la vie et de la mort. La solution pour certaines c'est de prendre un homme, de se faire faire un enfant et de quitter tout de suite ce procréateur d'occasion. Or, cette nouvelle forme d'organisation sociale homosexuée peut convenir à de jeunes femmes modernes qui vivent dans cette hantise selon quoi vivre en couple c'est courir le risque d'être contaminée par la rivale, ce qui n'est pas délirant, mais semble aussi constituer une bonne raison pour que survive la satisfaction pulsionnelle comprise dans ce rapport à l'autre femme.

Conclure

Nous avons voulu exposer quelques données d'observation qui, à partir, de ces nouveaux lieux thérapeutiques, nous renseignent sur d'autres formes de clivages du moi et de thématiques de dépersonnalisation et de possession en lien avec la modernité et avec la ruine des fictions qui disent comment le corps du sujet rentre dans le monde commun. Les déculturations, certes, mais aussi les nouvelles formes transculturelles des échanges et des alliances ne pouvaient pas ne pas produire d'autres fictions de soin, d'autres dispositifs communautaires thérapeutiques. Au sein des églises de guérison se jouent des transferts extrêmement contraignants. L'église de guérison n'est en rien une forme de communauté démocratique, pas du tout. Il faut du transfert pour que ça tienne. Qu'est-ce qui fait transfert ? Qu'est ce qui est différent d'une secte ? Ce sont des lieux à partir desquels, après un moment de refuge, on peur repartir pour une nouvelle vie sociale. Donc certains "patients"ne sont pas tout à fait captés par le discours dominant et ils restaurent une certaine idéalité. De leur passage dans les communautés ils en retirent une certaine fierté aussi. Le groupe thérapeutique n'est pas le groupe familial et traditionnel, c'est un espace transitionnel sur lequel va se rejouer une partie non sue du sujet, et où autrui est utilisé comme support et étayage de ce qui va surgir.

D'autre particularités encore. D'une part dans ces communautés on entend les histoires des autres. Il se fait des mises en commun. On se construit et on se repère avec ce qui vient de l'autre.

Olivier Douville, Jaak le Roy