Ancêtre et ancestralité

Par Olivier Douville

Pour de nombreux psychanalystes les rapports symboliques et imaginaires que nous avons à l’ancêtre sont d’abord liés à notre lien aux personnes disparues et à la façon dont elles sont disparues (honorées ou non, bien ou mal morts). En cela le thème de l’ancêtre renvoie à la dimension de la dette de vie qui circule et parmi les vivants et entre les vivants et les morts. Sur ce point là les anthropologues, par d’autres logiques, rejoignent les considérations psychanalytiques.

La mort ne saurait à elle seule transformer le défunt en ancêtre. Cette transformation dépend d’un passage ritualisé qui inscrit le défunt, de façon progressive, dans le monde des morts. Pour certaines sociétés, des anthropologues comme Robert Hertz, parlent de doubles obsèques, les premières étant consacrées au traitement du cadavre, et lors de cette période l’esprit des morts parce qu’il est ambivalent peut être dangereux, les secondes guérissent cet esprit du mort de son appétit de destruction et de la manie qu’il a de perturber le cours ordinaire de l’existence des vivants. C’est ainsi qu’elles peuvent transformer le disparu en ancêtre qui est alors un être nommé auquel on s’adresse de façon ritualisée pour célébrer ainsi les lignées et les filiations. Ce monde ancestral est classiquement composé de deux fractions : les ancêtres directs qui sont souvent de faible profondeur généalogique (4°, 5° ou 6° génération d’avant l’adulte vivant qui se réfère à eux) et les ancêtres mythiques, ces figures transcendantes situées à la jonction du mythe et de l’histoire, ou encore ces entités totémiques dont Freud a tenté de situer la place qu’elle prenait dans le fonctionnement inconscient.

Cette distinction ne dresse pas une barrière infranchissable : les ancêtres de fraîche date ou « ancêtres proches », c’est-à-dire ceux qui sont parvenus récemment à ce statut étant destinés à s’abstraire dans un continuum généalogique assez rigide. Les sociétés à archives et à « autel des ancêtres » peuvent abriter des pièces d’archives (siège rituel en Afrique de l’Ouest, Autel des ancêtres en Chine et au Viêt-Nam) qui empilent des tablettes ou des traits gravés s’étageant sur un nombre très important de génération (jusqu’à 25 parfois). Les modalités d’accès au statut d’ancêtre dépendent souvent de la place du défunt dans l’unité de la descendance et peut ne concerner alors que les hommes. Ce sont bien entendu les descendants qui font tenir la possibilité d’une ancestralité. Seules des sociétés traditionnelles très rudement ébranlées dans leurs fondements symboliques et réduites à des survies lancinantes oublient leur rapport à l’ancestralité. Elles se vivent parfois comme les témoins survivants d’une modalité très mélancolique et cruelle du lien à l’ancêtre, elles atteste que si il y a une existence de l’Autre elle leur devient inaccessible, pour autant que l’Autre a délaissé sans recours ce qu’il a crée. C’est le cas de sociétés pratiquant le sacrifice de leurs biens pour appeler un Dieu qui continue à les ignorer – exemple du « Cargo Cult »[1] ou qui t finissent par se replier dans un monde tout de cruelle survie tel celui d’une population de l’Ouganda, réduite à la famille, méprisant les vieillards, refusant d’attendre le moindre secours des hommes et des dieux. Je parle ici des Iks dont la destinée cruelle fut rapportée au monde par l’anthropologue Colin Turnbull.

On observera souvent que, dans un monde traditionnel encore vivant dans ses équilibres, les dettes aux ancêtres se répartissent autrement pour les vivants selon l’ancestralité à laquelle ils ont affaire. Si les ancêtres lointains sont les garants des normes et des idéaux de telle ou telle configuration sociale dite « traditionnelle », c’est cependant au nom des ancêtres proches que se font les arrangements autour des petites dettes, les discussions autour des transmissions des biens et des privilèges. Bref, on honore les premiers et on négocie avec les seconds. Le langage avec les ancêtres du lointain, ces figures ultimes de l’autorité, est très codé, les sacrifices très ritualisés et tenus pour devant être permanents, on discute davantage entre vivants pour établir ce qui est dû aux ancêtres proches, et comment on peut se concilier leur bienveillance. Fixation du langage dans un sens, flux de la parole dans un autre, on retrouve là l’opposition dynamique entre langage et parole dont Lacan nous entretient dans son Discours de Rome.

Enfin, dernière petite mise au clair : le culte des ancêtres est lié au culte des morts mais il ne s’y superpose pas. Le culte des morts est souvent associé à un culte qui célèbre l’intrication féconde de la vie et de la mort, dans la mesure où les sociétés « traditionnelles » ont une conception cyclique des temporalités. Le culte des ancêtres vise surtout à recomposer les bases des pratiques symboliques entre les vivants et permet de réaffirmer que, dans un monde traditionnel – où les uns et les autres se reconnaissent comme des individus sacrifiants-, ce sont bien autour des dispositifs de dette que s’arriment les commandements de la loi. En cela Marcel Mauss ne fait pas avec son thème solide de l’ « être pour la dette » que préfigurer les thèses de Lévi-Strauss portant sur l’échange, il va sans doute ailleurs, précisant qu’il y a toujours des moments de non harmonie et de déséquilibre dans les combinatoires des alliances et des dettes.

Si le thème de l’ancêtre est intéressant autant pour les anthropologues que pour les psychanalystes c’est qu’il permet de situer également et sinon plus encore ce qui se joue dans les effondrements de ces rapports à l’ancestralité. La question se précise car, aujourd’hui, ce que les ethnologues rencontrent sur leurs terrains de recherche sont peu des mondes stables et des cultures étanches, mais des conditions de métamorphose culturelle et de métissage parfois dans des mondes en rupture et en changement.

L’opposition entre les mondes stables et les mondes gagnés par la course de l’histoire est aujourd’hui repoussée, elle ne sert plus qu’aux offices d’une ethnopsychiatrie résiduelle et sans prise sur l’actuel. Et tout comme cela arrive de plus en plus aux psychologues et psychiatres travaillant dans nos institutions de soin, les anthropologues rencontrent des sujets qui sont exclus et mis hors discours. La folie peut être un sujet mis hors discours, on l’entend à la fois comme une possible maladie et comme une mise en exclusion, en hors discours.

La mise du sujet dans du hors discours c’est quelque chose que nous pouvons rencontrer lorsque les pactes de générations sont sévèrement entamés. Il y aurait plusieurs postes d’observations de cela.

Je voudrais ici mentionner le travail de Jacques Le Roy qui est un ami psychanalyste et anthropologue, il a travaillé en Afrique dans bien des endroits sur la question des enfants, dit « enfants sorciers ». J’essaie de vous présenter les choses pour exposer comment ses recherches, mes constats faits au Congo Brazzaville, tout particulièrement à Pointe Noire, se recoupent là où ils renvoient à cette maladie du lien, soit la démétaphorisation du langage.

Qui sont ces enfants sorciers ? La plupart du temps, ce sont des enfants errants dans la rue. Nombre d’entre eux, enfants ou adolescents errants dans la rue ont été d’anciens enfants sous la guerre. Soit victimes, soit guerriers, et souvent un peu des deux au gré de leurs aventures précocement meurtrières. Lorsque j’ai rencontré deux ou trois sujets qui se disaient eux-mêmes enfants sorciers, ils me racontaient tous qu’ils ont cette réputation qui est une réputation extrêmement grave en raison des initiations qu’ils ont subies pour être recrutés et formés dans les armées broyeuses d’enfants.

Un mot peut être sur cette initiation : qu’exige-t-on d’eux ? Dans un monde extrêmement troublé, au sein de ces armées sporadiques où leurs leaders les obligent à la consommation de drogues [2] l’autre est réduit à une image, l’autre n’est pas apaisé par la perspective, par la profondeur de champ. Par exemple de tels jeunes n’ont pas la conscience de la consistance de leur corps ; ils peuvent se mettre à courir à toute allure, traverser n’importe comment parce qu’ils ne voient pas, qu’ils ne calculent pas comme il le faudrait les distances et les volumes pour traverser les routes… Si se produit un arrêt brutal de la surconsommation d’amphétamine, cela ne fait pas un gamin ou un adulte en bonne santé cela fait quelqu’un qui est envahi par le sentiment de percussion, qui a le sentiment que son corps est pris dans une espèce de collage avec tous les plans de l’espace et qui plongent dans des prostrations mélancoliques assez aisément. A côté de cela il peut être exigé de ces jeunes combattants qui se savent extrêmement en danger, de commettre des meurtres dans le voisinage ou éventuellement dans leur propre famille, le font-il ? ne le font-ils pas ? Il n’est pas rare qu’un père ou qu’une mère visée par le fusil d’un de ses enfants se suicide pour éviter à son fils ou sa fille de devenir des parricides. On envisage avec compassion les devenirs mélancoliques de ces jeunes témoins de tels suicides altruistes. Il me fut dit qu’on les soumet encore à des simulacres de cannibalisme, du moins je pense que ce ne sont que des simulacres…

Il se trouve alors quelques érudits ont appelé ces procédures de fabrications de l’enfant soldat des initiations. Mais si on essaye de lire les textes des anthropologues qui ont traité des initiations - soit qu’ils les ont vécus de l’intérieur comme Robert Jaulin dans « la mort Sara », qui vivre au nord du Lac Tchad pour être initié, soit qu’ils aient entendu leurs informateurs parler de leurs initiations[3] on se rend compte très vite de l’écart qui existe entre initiation et enrôlement forcé

Ce que je voudrais vous dire c’est qu’une initiation a un effet sur le sujet qui est de l’introduire brusquement à l’inconsistance de l’autre. Par exemple, Robert Jaulin nous raconte dans « la mort Sara » qu’il est dit, au départ de cette succession de rituels et à tous les futurs initiés qu’ils vont mourir lors de cette aventure, qu’ils vont être détruits, qu’ils vont rencontrer la mort en tant que mort réelle. Et à la fin de l’initiation, ces figures qui les terrifient, qui les menacent, juchées sur des échasses et couvertes de feuilles, eh bien les voilà qui retirent leurs masques et les impétrants se rendent compte que ce sont juste les parrains ou les marraines qui avaient prêté leur silhouette à cette mascarade sacrée. Alors, le vieux guide de l’initiation dira à Jaulin « tu as cru que tu allais rencontrer la mort mais tu n’as rencontré que la chicotte c’est-à-dire les coups de badines qu’on donne aux initiés ».

Je voudrais revenir à cette question de la guérison de maladie du lien social qui est toujours prise en compte dans la thérapie traditionnelle. La guérison traditionnelle restitue au lien social sa capacité à être contenant ou symboligène. C’est toujours comme cela que cela se passe ; est-ce que cela est efficace à tout coup ? bien sûr que non mais il a des cures avec des guérisseurs qui durent 10 ans, 15 ans comme avec certains psychanalystes Mis à part les grands moments de transes et d’exorcismes, les guérisseurs suivent des patients qui viennent les consulter deux, trois ou quatre fois par semaines et qui les consultent pour raconter leurs rêves parfois durant de longues et régulières années.

Ce que j’essaie de souligner c’est que l’initiation met le sujet en face d’un secret. C’est ce secret qui est en quelque sort, incomplet. Vous croyez que l’initiation c’est enfin l’occasion terrible et espérée de rencontrer un autre de la toute puissance, un autre de la jouissance, et ça ne marche pas, il n’y avait pas même de rendez-vous. Une initiation réussie conduit à une désillusion. L’impétrant bien guidé se rend compte que le secret du secret c’est qu’il y a du vide, de la béance, qu’au fond, l’Autre est incomplet, béant. Les jeunes initiés ont la charge de ce corps de l’ancêtre dont ils savent très bien que c’est un simulacre mais quand même par ce truchement de ce simulacre, ils peuvent toucher aux objets de jouissance qui sont interdits aux non-initiés par exemple, les tambours, les tambours sacrés, les flûtes …

Les enfants et adolescents soldats ne sont pas passés par des processus d’initiation. Ils ont été recrutés et formés par une méthodologie très stricte de destruction des tabous anthropologiques de leur société et donc destruction de leurs capacités subjective d’affirmer ces tabous et donc d’affirmer leurs positions par rapport à ces tabous. Ils ont été enrôlés dans une mécanique de casse du sujet. Essayons de voir maintenant ce que signifie ce collage entre l’enfant et le sorcier ? L’accusation de sorcellerie qui concerne ces adolescents, ces jeunes, est l’accusation la plus grave qui puisse se porter. Le sorcier, c’est celui qui va pouvoir ingérer, manger, la racine sociale de la société, qui va pouvoir porter atteinte cannibale, atteinte sorcière, faire périr les liens. On voit bien que ces accusations de sorcellerie peuvent être utilisé par la famille quand un clan de la famille veut discréditer l’autre … Mais au-delà de ces histoires familiales qui sont toujours des histoires embarrassantes et parfois tragiques, si on essaie de comprendre un peu plus structurellement ce qui est en jeu dans cette désignation funeste alors il sera nécessaire de faire encore un détour et de contraster deux figures, du rapport de l’enfant à la mort ou le jeune à la mort dans les civilisations africaines que je connais. Je contrasterai la figure de l’enfant ancêtre d’avec celle de l’enfant sorcier. Qu’est ce que l’enfant ancêtre ? Tout enfant va être façonné comme un enfant par le rite social et le rituel, il va être façonné par le rituel et en quelque sorte guéri de cette maladie que redoutent ces sociétés africaines dites traditionnelles que je préfère appeler « à rationalités traditionnelles » car, en effet, on peut vivre différemment de ses parents, grands parents et ses arrières grands parents et garder un certain nombre de rationalité. Cette maladie qui touche certains enfants serait due à une condensation entre le corps de l’enfant et l’esprit de l’ancêtre. Il importe toujours alors de définit le lien de l’enfant juste venu au monde à ce qui serait le monde des ancêtres. La purgation sera opérée au moyen de l’enterrement du placenta, c’est, par exemple une chose que les familles africaines réclament encore beaucoup et, dans nos maternités, bien des mamans veulent encore qu’on leur restitue le placenta de l’enfant.

Allez dans un village de Casamance, par exemple, et demandez autour de vous quel est le sens profond des rites de naissance ou des rites de mort, vous allez entendre des versions tout à fait différentes de ce à quoi cette prescription renvoie. C’est pourquoi il est absurde de soigner quelqu’un parce qu’il est étranger comme s’il fallait lui imposer une représentation totale totalisante, unifiée de ce qu’est la folie, la mort ou le sexuel. Les trois thèmes de la folie, de la mort et du sexuel touchent au réel et personne ne trouve totalement dans les opinions communes et les théories populaires de son groupe culturel de quoi saturer l’angoisse que soulèvent les surgissements de ces points de réel. S’en trouvent diversifiés, d’un individu à un autre, l’élaboration de la folie de la mort ou du sexuel. En ce sens à la question que pose l’observateur extérieur « pourquoi enterrez vous le placenta ? » les réponses peuvent varier. Ainsi certains vous diront que l’enterrement du placenta c’est important parce que ce n’est pas bon, c’est sale ce bout de chair, il faut l’enterrer. Pourtant ces esprits hygiéniques ne passent pas leur temps à enterrer tout ce qui n’est pas bon et tout ce qui est sale. C’est une explication un peu courte quand même. D’autres vous diront qu’il faut enterrer le placenta parce que le placenta est le double de l’enfant. C’est le double de l’enfant, oui c’est vrai[4].

D’autres, peut être un peu plus lettré tiennent une autre version. Selon eux, le placenta doit être enterré parce que l’enfant doit être élevé comme un être humain et quel est le trait distinctif de l’humanité, qu’est ce qui différencie la nature de la culture, c’est sans doute la prohibition de l’inceste disait Lévis Strauss et il n’avait pas tort. Mais très certainement, quand vous allez comme cela sur le terrain, on va vous dire que ce qui différencie la nature de la culture c’est que l’espèce humaine a inventé la sépulture. Et donc accueillir cet étranger à demeure qu’on appelle l’enfant, avant de le façonner dans un monde qu’on appelle ligné, c’est le façonner dans la dignité d’inventer la sépulture d'où l’enterrement du placenta.

S’il se trouve quand même qu’en dépit de ces gestes qui honorent l’ancestralité et qui permettent l’encastrement d’un nom il y a beaucoup de versions différentes et aucune culture n’a le monopole d’une version unique. Donc, si en dépit de cela de l’ancêtre continue à insister dans l’enfant alors ce dernier n’est pas pour autant quelque chose qui représente un péril pour la société. Il représente un enjeu. Ce n’est pas parce qu’il a de l’ancêtre en lui que cet enfant sera agité par de sourds et implacables appétits de renverser les tabous anthropologiques de son groupe, c’est-à-dire de consommer cannibalisme et inceste. Il porte avec lui une parole de l’ancêtre qui n’a pas été entendue. Cette parole, il faut l’entendre. C’est pour cela qu’on va interroger l’enfant ancêtre comme s’il était à ce moment-là le haut-parleur d’une parole ancestrale dont les vivants ou ceux qui vivent là sont comptables. Voilà ce qu’est l’enfant ancêtre : une figure de médiation.

L’enfant sorcier, c’est autre chose. Il est le produit d’un collage entre deux termes qui devrait rester le plus éloigner possible. Ce sont les termes de la vie et de la mort. Claude Lévi-Strauss avait esquissé ce qu’on appelle « la formule canonique du mythe ». Pour lui, un mythe est un récit, il ne le niera pas. Mais l’articulation du mythe avec ce qu’il appelle la « gesticulation du rite» ne l’intéresse pas. Ce qui l’intéresse c’est de superposer les récits mythiques les uns aux autres, non pas pour faire gonfler les récits de mille et une variation mais pour essayer d’en repérer l’ossature, les nervures principales. Une fois que ces nervures principales sont repérées, il va en dégager les termes ce sont des termes qui vont être structurellement agencé par des effets d’analogie de renversement, qui vont êtres structurellement agencés par les 4 opérations du réciproque et du corollaire, ça on a, A inverse de B, A réciproque de C, A corollaire de l’emplacement BCD par exemple. Sachant que cette opération ne peut pas se représenter ni sur une droite ni sur une courbe mais nécessite un recours à la topologie qui est celui de la bouteille de Klein, l’on voit planer les mêmes figures topologiques chez Lacan et chez Lévis Strauss. Prenons simplement le début de la construction de cette formule canonique. La fonction principale d’un mythe n’est pas d’enchanter le monde. Bien sûr c’est une fonction. Mais ce n’est pas là-dessus que Lévis Strauss va appuyer le fer de sa démonstration. La fonction d’un mythe est de rendre le monde que l’on puisse rêver et habiter. Et si le mythe nous permet d’habiter le monde c’est parce que l’empan qu’il met en place nous évite d’être confronté tout de suite aux situations les plus violentes, la vie, la mort. Le mythe, est une construction d’opposés tendus en un effort considérable pour que les pôles de la vie et de la mort ne soient pas confondus. Bref, pour que personne ne se sente dans la situation de mort vivant. Il faut do c rendre le monde habitable de sorte que personne ne soit réduit à la situation de mort vivant.

Comment peut-on rendre ce monde habitable de sorte que personne ne soit réduit à une telle condition ? Par des manipulations que le mythe exprime et que nous comprenons alors tel qu’il est décortiqué et réorchestré par Lévi-Strauss. La lecture structurale insiste sur ces logiques d’opérations de distinction et de transitions qui se distribuent entre ces deux pôles majeurs qui sont le mort et le vif. Entre la vie et la mort intercèdent des opérations qui vont se ramifier. Par exemple nous dit Lévi-Strauss, sur l’axe de la vie, on posera l’agriculture, sur l’axe de la mort, la chasse. Mais, située sur ce plan là, la chasse divise la mort. Car consommer la viande de l’animal tué entretient la vie. On donne la mort pour pouvoir amener des aliments qui vont être cuit. La chasse est faite pour fabriquer de la cuisson, ce n’est pas toujours vrai de l’agriculture. Qu’est ce qui est plus proche que la mort qui serait la chasse et ce qui est au plus proche de la vie, ce serait l’agriculture, contient en même temps l’affirmation la plus impérieuse qui est bien humain puisque la chasse est destinée à amener des produits qui sont cuits.

Tout cela est loin de la Chine, trop ? Une avancée s’impose aussi que je tente avec Lu-Xun. Je voudrais revenir enfin sur cette nouvelle tout à fait sidérante de Lu Xun « Le Journal d’un Fou ». Cauchemar ; histoire de cannibalisme. Mélancolie cannibalique – les lecteurs de K. Abraham y verront une confirmation chinoise de quelques avancées controversée à Vienne, au début des années 1920. D’autres lecteurs parleront de trauma mélancolique : la défaite, l’humiliation, la perte d’une communauté de gens de paroles. Ces lectures aussi mécaniques qu’intelligentes s’imposent presque trop. Qu’importe, il faut aussi faire jouer nos propres contes, pour ne pas se laisser trop envahir par la violence de ceux de Lu Xun. Avec cette nuance, toutefois, que le contre-jour de nos rationalités est souvent le tragique, ce qui n’est pas essentiel à la pensée chinoise. Mais revenons au « Journal d’un fou ». Ce qui nous est raconté sur un mode quasi-hallucinatoire consacre la rupture entre génération et modernité. Mise en bris de la « Piété filiale ». Du côté d’un cadre contenant trans-générationnel, rien à attendre, si ce n’est le pire de ce qui peut se nouer, et se refiler de générations en générations. Pas de sauvetage collectif de l’espèce, qui semble vouée à disparaître, absorbée en toutes ces variétés et toutes ces différences, par un complot autophage. Aucune ancestralité n’y résisterait, aucun ancêtre ne résiste. « Peut-être y a-t-il encore des enfants qui n’ont pas mangé de l’homme ? … Sauvez les enfants »: telle est la conclusion. Un cri dans le silence, une bouteille à la mer, une ouverture, aussi ténue soit-elle pour contrer cette disparition de l’humain par effacement cannibalique de ses traces… Le vide devient alors un mouvement d’aspiration qui anéantit. Sa nature kinesthésique et agissante, c’est-à-dire son socle chamanique, n’est plus refoulé mais forclose.

Qu’on me permette du coup une proposition fantasque. Je relierai le cannibalisme au vide médian, comme son inverse, son « trou noir », et nommerai alors le cannibalisme : ruine du vide médian, trouage hémorragique de ce vide médian. Je précise : dans la nouvelle « cannibalique » qu’est « Le journal d’un fou », serait atteinte, fondamentalement – par l’emboîtement et la surdétermination contagieuse entre trauma singulier et trauma historique (défaite, famine) –, la qualité dynamique de ce vide médian, qui se renverserait alors en gouffre hémorragique interne. Par excès de fixation, le temps est suspendu, les générations sont sans piété les unes envers les autres ; le vide, trop fixé, s’est crevé en abysses… : « Ils veulent manger de l’homme, et en même temps craignent d’être mangés, aussi est-ce avec la plus grande suspicion qu’ils s’observent… comme il leur serait agréable de vivre s’ils pouvaient se débarrasser de pareilles obsessions et vaquer à leur travail, se promener, manger et dormir le cœur en paix. Il n’y aurait qu’un pas à faire. Et cependant, pères et fils, frères aînés et cadets, maris et femmes, amis, maîtres et disciples, ennemis jurés et même parfaits inconnus, tous se sont ligués et se dissuadent et s’empêchent mutuellement de franchir ce pas ».

Serait-ce cela le trauma ? Cette fissure dans le vide, qui le déchire et en fait un trou hémorragique d’où ne peut revenir et surgir aucun processus porteur de vie ? En ce sens, ce serait aussi bien la vertu d’orientation de la parole que son illimitée capacité d’allusivité de détour et de métaphorisation qui serait des plus cruellement entamées. Le cannibalisme version Lu Xun serait dès lors le récit non allégorique d’une mutilation de la langue elle-même, de son possible engouffrement dans l’aphasie. Quoi qu’il en soit, un homme, au moins-un, en a laissé témoignage dans un récit inoubliable. Et le freudisme qu’on distillait alors ne pouvait certes pas l’aider à saisir ce qui nous permet à nous de rêver – et de si loin – de son écriture et de sa voix.

Voilà je vais conclure peut-être un peu vite à propos de ce que l’anthropologie peut dire sur ce qui serait un rapport dangereux à l’ancestralité. Je considère que des modèles que les anthropologues peuvent apporter aux psychanalystes concernent les stratégies de retour du sujet à sa condition d’être enfant et héritier de la parole. Le sujet guéri rentre dans des statuts intermédiaires, intercesseur entre les mortels ordinaires et les esprits, il se doit de revenir un mortel ordinaire. Sa jouissance et sa folie sont pliées à une logique de la signifiance et de l’adresse.

Olivier Douville

[1] Il consiste à imiter les opérateurs radios américains et japonais commandant du ravitaillement en espérant déboucher sur les mêmes effets. En effet, les indigènes ignorent l'existence et les modalités de production occidentale ; dès lors, ils attribuent l'abondance et la sophistication des biens apportés par cargo à une faveur divine

[2] , parfois d’amphétamine qui porte déjà un nom de guerre « béret rouge » parce que c’était amphétamine qu’utilisaient les soldats américains pendant la guerre du Vietnam.

[3] par exemple Wulf Sachs- qui avait travaillé dans le ghetto à Johannesburg avec un chaman sur africain, noir, rejeté par sa famille et qui vivait comme cela de façon assez humiliante à Johannesburg-

[4] Les premiers conquérants du Cambodge racontaient par exemple que lorsqu’ils étaient reçus par les souverains locaux, ils voyaient posée juste à côté du trône une chaise surchargée d’ornements et de pierreries sur laquelle était posée une noix de coco laquée renfermant le placenta du monarque.

Références

Robert Jaulin : La mort Sara : L'ordre de la vie ou la pensée de la mort au Tchad, CNRS, collection "Bibliothèque Terre Humaine", 2011

Robert Hertz : Death and the Right Hand, London, Routledge, 2004

Jacques Lacan : Le discours de Rome, Claude Lévi-Strauss : La potière Jalouse, Paris, Pocket, 2005

Adelin N'Situ, Jaak le Roy : "Groupe de formation à Kinshasa et changements dans un contexte transculturel en crise", Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe, Eres, 2006/2, 47 pp 147-159

Colin Turnbull, les Iks, survivre par la cruauté, Paris, Pocket Terres Humaines, 1987

Lu Xun , Journal d'un fou, Paris, Stock, 1996