Adolescence et modernités

Par Olivier Douville

Strasbourg le 17 janvier 2011

Ce soir nous avons le très grand plaisir d’accueillir Olivier Douville qui a bien voulu répondre à notre invitation, à Claude Bursztejn et moi-même, de venir ici dans le cadre de l’AFERPE prolonger ces rencontres autour de la question des pratiques analytiques avec les adolescents. En quelques mots, si nous avons choisi d’inviter Olivier Douville c’est parce qu’on savait à qui on avait à faire et qu’en tant que praticien, cela fait maintenant quelques années qu’il a une pratique avec les adolescents, que nous avons choisi de partager avec lui ce soir.

En quelques mots, Olivier Douville est maître de conférences des universités en psychologie clinique, il est aussi directeur de publication de la Revue Psychologie Clinique depuis 1994 et participe à de nombreux comités de lecture ou scientifique. C’est donc un psychologue clinicien, psychanalyste, mais avec ce plus, je dirais, c’est qu’il est doté d’une solide formation à l’anthropologie. Actuellement il est adhérent praticien à « Espace analytique » et pour ce soir, il a accepté de nous parler de quelque chose je pense qu’il avait abordé déjà il y a quelques années, de l’adolescence errante, c’est un petit fascicule introuvable, donc vous ne pouvez que le photocopier si quelqu’un accepte de vous le prêter, le sous-titre en étant « Variations sur le non-lieu de nos modernités ».

J’ai demandé à Bertrand Piret qui connaît bien Olivier Douville et qui travaille avec lui, d’accepter ce soir de jouer le rôle de discutant et en même temps de relancer les choses, non pas dans un dialogue mais dans quelque chose qui peut nous permettre aussi de participer avec Olivier Douville et Bertrand Piret, un petit peu aux échanges.

Bertrand Piret vous le connaissez, c’est un strasbourgeois, il est psychiatre, psychanalyste, très investi dans le fonctionnement de la FEDEPSY à divers titres, mais aussi vous le connaissez surtout parce que c’est le président de « Paroles sans frontières » association, qu’il a créé, qu’il a fondé il y a plusieurs années et qu’il continue à présider, nous lui avons demandé ce soir d’être le discutant, comme je l’ai dit. Merci à tous deux d’être avec nous ce soir et je vous passe la parole. A toi Olivier.

Olivier Douville : La question de l’adolescence, il semble presque aller de soi de la coller à la question de la modernité - et on pourrait dire cela comme cela – toutes les époques qui sont intéressées à leur modernité ont mis en avant la figure de l’adolescent.

Qu’est-ce qu’il faut entendre par modernité ? Est-ce que c’est un état des lieux les temps modernes, la vie moderne ? est-ce que c’est une exigence ? une impatience à être moderne ? la nécessité d’être moderne ?

Il me semble que quelque chose peut être interrogé du rapport du sujet à la langue et au symbolique. Que le moderne, ce n’est pas nécessairement le contemporain ou l’actuel, l’actuel peut être complètement ringard. Le moderne, c’est ce qui créé de l’événement dans la case symbolique, c’est ce qui peut créer une forme de mutation dans le langage, c’est tout à fait cette impatience à trouver la formule pour parler différemment, pour s’adresser différemment à l’autre et peut-être pour espérer un autre différent. Ce bruissement, cette promesse de l’autre, accompagnée d’un bouleversement des manières usuelles de parler s’entend déjà et d’abord sans doute dans l’émergence du poétique. Est moderne ce qui fait événement dans et par la poésie. Il n’y a pas d’âge pour ça, ou plutôt il n’y a pas de chronologie et d’empilements de dates. Il y a à chaque fois des encoches, des ruptures, des relances, ça peut être aussi bien Rutebeuf que Rimbaud, Rimbaud que Melville.

On a besoin de la poésie pour penser et éprouver quelque chose de juste à propos de l’adolescent et pour se déshabituer d’un modèle strictement psychopathologique de l’adolescence qui n’y verrait que crise ou comme un moment de fragilité. Oui l’adolescence est une crise et un moment de fragilité. Mais il ne suffit pas de dire cela, de l’envisager ainsi. S’il y a à un moment mutation, alors se pose la question de l’accueil que l’actuel de la culture et du politique réserve à cette mutation. Ce qui peut nous retenir, dans ce premier temps, ce temps de repérage de la modernité, eh bien se seraient ces inventions de langage, propres à l’adolescence à la recherche de lieux, de marques de traces. Prenons cela un petit peu comme une boussole et venons-en à des choses peut-être plus concrètes qui sont le vif de nos pratiques.

Les pratiques, quelles sont-elles ? Je vais vous parler à partir de plusieurs dispositifs cliniques différents sont en écho les uns avec les autres. Je travaille à l’hôpital psychiatrique où nous avons mis en place une consultation pour les adolescents, premier poste, si je puis dire, j’ai travaillé comme psychologue clinicien dans un centre ouvert dans une banlieue de Paris, à l’adresse des adolescents. .

Deuxième poste, des jeunes gens des jeunes femmes viennent me parler (16 – 17 – 18 ou même 20 ans, des jeunes adultes comme l’on dit maintenant) dans mon cabinet de psychanalyste, à Paris. En même temps mes propos de ce soir vont prendre appui sur un travail que j’ai mené, que je mène toujours, que j’ai commencé à mener avec intensité, à partir de l’été de l’année 2000 où je me suis intéressé aux grands mouvements d’errance des adolescents africains lesquels sont souvent confrontés à des catastrophes comme par exemple, des catastrophes qui sont des catastrophes liées aux guerres.

Si ces trois topos cliniques ne sont pas superposables terme à terme il n’empêche que l’effet « adolescence » les met résonance.

Guidé par cette constance du moment de l’adolescence je propose d’en faire un invariant en supposant que l’adolescence puisse être envisagée comme moment de subjectivation de la dette. Un enfant n’est pas tant que ça dans la dette, l’adolescent en revanche va se compter comme un héritier, il va se trouver dans la nécessité de rencontrer l’ancêtre, non pas simplement papa, maman, grand-papa ou grand-maman. Qu’est ce que ça veut dire l’adolescent qui n’a pas payé sa dette ? Je propose ceci : à l’adolescence, le sujet découvre comme une nécessité la jonction entre la mort et le symbolique. Et, du même coup, il découvre quelque chose de sa chair Qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que l’adolescent, dans sa maturation sexuelle, doit psychiser son corps, il rencontre une nécessité de psychiser le corps, de psychiser le sperme, de psychiser les menstrues, bref, de psychiser ce qui sort du corps et qui peut être porteur de vie et donc de mort. La psychisation de la mort à l’adolescence, elle ne se fait pas in abstracto, elle se fait parce que le corps adolescent rentre dans une fiction des corps et dans une généalogie des corps. Une généalogie qui est sous-tendue par des modèles idéaux, l’être femme, l’être homme, la féminité, la virilité, des modèles qui sont plus ou moins stables ou instables et qui passent toujours par des constructions antérieures que les psychanalystes depuis Freud ont repéré comme étant des constructions spéculatives et non pas seulement des fantasmes seulement. mais en les révisant, en les prenant à nouveaux frais, en les tamisant à nouveau Des constructions spéculatives de l’enfant sur l’origine, sur la théorie sexuelle infantile et puis des constructions spéculatives de l’enfant sur sa place en tant qu’objet dans l’amour de l’autre, dans le désir de l’autre, peut-être dans la jouissance de l’autre et je parle aussi de ces constructions spéculatives qui ont cette forme immergée, consciente, fantaisie plus que fantasme au sens le plus radical du terme, quelque chose qui a fait le roman familial. Mais l’adolescent va autrement et plus loin, il ne peut pas se limiter à imaginer que son corps en tant que corps vivant a été posé dans le monde -et certains diraient jeté dans le monde- par le simple exercice d’une pulsion partielle, ce qui le ressort des théories sexuelles infantiles pour lesquelles la fabrication d’un nouveau corps est le résultat d’une pulsion partielle : fustigation, anale. L’ adolescent ne peut pas non plus se limiter à considérer sa place dans le monde uniquement rapport à ce qui pourrait la famille idéale. Non que tout cela soit aboli, mais au contraire c’est refoulé. Oui, les théories sexuelles infantiles sont encore à l’œuvre dans nos conduites sexuelles et dans nos demandes à la science, bien évidemment. Pourtant autre chose qui va dédoubler les figures parentales. Il a été dit souvent et c’est une thèse que je partage avec mon ami JJ Rassial que la période de l’adolescence c’est un changement d’Autre, on parle de l’autre parental, à l’aube de l’autre sexe. On n’en change pas comme on change de chemise, ou de costume ou d’attitude. Non, c’est un dédoublement plutôt de l’autre parental, le père n’est plus simplement ce père de la puissance, ce père qui est celui qui fonctionne et qui fait fonctionner et qui est mis en scène dans le fantasme fondamental (on bat un enfant dans les théories sexuelles infantiles). Le père de l’adolescent est aussi capable de supposer qu’il est organisé par la castration, non pas parce qu’il serait une pauvre cloche mais parce que la castration c’est la loi commune qui circule entre les uns et les autres. Du coup, ce père là, c’est un père qui n’est pas simplement cette espèce de père réel, puissant, ce père qui s’affirme dans la vie du sujet par la puissance de l’écho de sa voix, la puissance de ses gestes, de l’intimidation de sa présence, mais c’est également un père qui est là, comme cause, une cause psychique, pas comme cause pulsionnelle, c’est un père qui est traduit par l’inconscient, c’est le père à qui peut-être de l’amour est dû, de la haine est réservée, mais ces deux aspects du père, le père de la puissance et le père de l’adolescence se croisent. Voilà ce que c’est que l’opération adolescente. Vous entendez que là, le social est concerné. C’est-à-dire qu’à partir du moment où l’adolescent se fabrique comme un être de culture, au-delà des parents il y a l’ancêtre. La question de l’origine quitte le nid familial, la question de l’origine prend les couleurs du mythe, elle peut prendre les couleurs de l’épopée, elle peut prendre en tout cas elle nécessite un récit qui articule les unes aux autres les générations dans un maillage, dans une filiation. La notion de filiation est tout à fait prépondérante à l’adolescence.

J’ai donc commis un bouquin qui s’appelle « De l’adolescence errante ». C’était étrange pour moi d’ailleurs, ça m’est venu vraiment comme une urgence. Qu’est-ce qui m’a donné le déclic d’écrire ça ? Ce qui m’a donné le déclic, c’est que j’ai compris que là où des jeunes échouaient leur errance, et bien c’était dans des monuments de la cité qui étaient en ruine, qui étaient cassés, qui était délabrés, des usines, des choses comme cela, dont on ne parlait plus mais qui avaient à voir avec l’histoire héroïque, par exemple d’un grand-parent : syndicaliste, ouvrier émérite, ouvrier exemplaire. Ce n’était pas n’importe où et cet endroit où ils échouaient comme vidés de leurs forces psychiques, ils en faisaient un espèce de « forget not » qu’ils incarnaient dans leur désolation. La question de la filiation insiste à l’adolescence. Elle insiste à faire parler des lieux. L’adolescent est un explorateur, c’est quelqu’un qui va faire parler des lieux et à cet égard beaucoup d’adolescents luttent contre ce que j’appellerai – peut-être pas le refoulement – mais une mise sous une chape de plomb de silence, des lieux et des temps qui ont constitué non pas leur histoire mythique, mais la validité et la noblesse de l’histoire de l’immigration de la famille dans ce pays qui fait toujours mine de croire que les migrants viennent d’arriver, alors que cela fait très très longtemps qu’ils sont là.

Cette question de la filiation implique trois registres de la mort. Généralement quand on parle de registre on fait un petit exercice qui consiste à parler du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Faisons-le, mais avec – peut-être si vous le voulez bien – un petit temps préparatoire. Osons des formules qui sont moins des définitions exhaustives que quelques points de repère, assez simplistes, je l’admets volontiers. Le réel ce serait « il y a… », ce qui résiste au discours. L’imaginaire c’est « il y a deux »… C’est tout à fait important qu’il y a deux. Et le symbolique, c’est : il y a quelque chose qui nous permet de remédier à cette tension nécessaire, vitale mais insupportable… tout ça avec l’autre.

Ce sont des repères extrêmement faciles. Enfin ça nous éviterait par exemple de dire « le corps c’est le réel ». Non, le corps ce n’est pas réel, le corps c’est une intrication de certains registres. Mais j’y reviens, par exemple pour la mort… la mort réelle je pense que vous savez ce que c’est. Et beaucoup d’adolescents se mettent à l’épreuve de la mort réelle. Des adolescents qui n’ont pas réussi à trouver ce passage entre le roman familial et le mythe, la mythologie d’eux-mêmes, peuvent se mettre en état de mort réelle. Ce qu’on appelle, pour faire joli, la traumatophilie, une appétence au trauma, c’est simple. J’y reviendrais…. La mort imaginaire nous l’appréhenderions au plus vif dans quelque chose qui la symbolise déjà soit ce moments de demande intransigeante à l’autre : « est –ce que tu m’aimes ? est-ce que tu m’aimeras bien ? est-ce que tu m’aimeras si je suis mort ? etc…

La mort symbolique, c’est autre chose. C’est cet opérateur qui lie et qui disjoint les générations. Et puis ce triangle extrêmement simple on va le voir jouer dans les registres du corps, dans le registre de la sexualité et dans le registre du langage.

Mais prenons déjà cette question de l’adolescent voué à penser la filiation dans la modernité, essayons de voir comment ça s’est jouer sur ces registres de la mort…

Filiation et modernité : on va se retrouver dans des points de tension, parce que il n’est pas complètement hurluberlu de se dire qu’au fond modernité et génération ça peut ne pas aller ensemble. Un des impératifs du moderne reste un idéal de l’auto-fondation. Un des impératifs du moderne c’est la complétude de la personne dans la production et la consommation d’objets, évidemment jamais satisfaisante, qui sont toujours interchangeables, qui sont mimétiques les uns aux autres. On, pourrait - poser la question d’établir si parmi les modes de détermination du sujet nous ne sommes pas dans des grands affrontements actuellement entre les sujets qui se déterminent par la lettre - une certaine littéralité, un certain attachement au texte, ce sont des enfants du texte, mais tout à fait intraitables - et des sujets qui se déterminent par l’objet. Ces deux modes de division du sujet, l’un par l’objet et l’autre par la lettre, ne rentrent - ils pas dans des états de crispation, accentués par le fait que l’identité est également une marchandise et qu’on achète son identité sur les grands marchés idéologiques qui fonctionnement comme de grandes entreprises. Notre modernité est une modernité de l’entreprise ; les Etats maintenant ne sont pas dirigés comme des états mais comme des entreprises et il faut voir si l’on va nous demander de voter pour un chef d’état ou un chef d’entreprise, si la dégradation de l’homme d’état en chef d’entreprise sera totalement, ou pas, à l’ordre du jour.

Si nous avons une réduction du politique à l’entrepreneurial, alors quelle valeur peut avoir l’argument d’un sujet qui rentre sur la scène du monde social, du monde politique comme le fait l’adolescent avec une construction de son identité qui passe au fond par sa dignité généalogique. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction flagrante entre un impératif managérial d’être moderne, auto-fondé, avec comme argument d’autorité les objets que l’on peut acquérir et la version d’autorité du sujet qui se définit par sa filiation. Au fond si consommer c’est exister, alors nous sommes dans une pression tout à fait importante à l’auto fondation.

Or les adolescents sont non seulement les témoins mais aussi les symptômes de cette affaire. Alors ce rapport à la mort, ne se réduit pas simplement à la situation de se savoir mortel, mais de se savoir le descendant de générations qui ont négocié quelque chose du rapport à la mort. Voilà la définition de la génération qui n’est pas strictement celle de l’anthropologue, qui n’est pas celle qui ressortirait si l’on secouait dans tous les sens ce livre admirable de Lévi-Strauss qui a titre « Les structures élémentaires de la parenté », mais qui est celle qui importe à nos jeunes. Or, comment au fond se détacher à ce moment là du vertige de la mort ? Comment supporter la condition de vivant ? Là aussi, c’est une question adolescente. C’est là une question adolescente très impérieuse lorsque les différents registres du vivant peuvent apparaître comme insupportables. L’obstination biologique, la maturation biologique est alors vécue comme une intrusion, la nouvelle forme du corps est vécue non pas comme un ajout, mais comme une distorsion, - un petit peu comme on disait en peinture, une anamorphose -, à savoir que le corps est distordu et que l’univers perspectif dans lequel on le recadrait, on le repérait, on l’aimait bien – peut-être – en tout cas jusqu’alors ; cet univers est tordu, on ne se soit plus, on se voit flou, on se voit trop, on se voit trop réel et dans ce monde neuf ne se trouve plus cette belle ou du moins supportable enforme du corps, pour pouvoir loger la forme du corps. L’enforme du corps ne loge plus la forme du corps. Comment l’adolescent, l’adolescente, peut-il, peut-elle, supporter cela ? comment l’adolescent, l’adolescente peut-il, peut-elle, supporter l’état d’excitabilité dans lequel il se trouve ? Comment l’adolescent, l’adolescente , peut-il, peut-elle, supporter en quelque sorte ces définitions incohérentes parfois, rebelles souvent, du vivant, qui circulent.

Tout ce qui fait mal ou excès chez l’adolescent n’est pas symptôme, n’est pas à comprendre comme le traitement d’un désir, le traitement d’un vœu. Il y a chez l’adolescent beaucoup de signes qui sont du côté de l’inhibition, de l’apathie. On voit très souvent, aux actualités ou ailleurs, surtout en période pré-électorale – comme nous sommes depuis quelques années – , on nous sort très souvent la caricature de l’adolescent rebelle, celui qui passe son temps à brûler les voitures. Mais la plupart du temps, en consultation, l’adolescent que nous avons n’est pas nécessairement cette espèce de pétroleur des classes dangereuses – ou pétroleuse des classes dangereuses… Si je devais lui trouver un équivalent dans la littérature, l’adolescent que nous rencontrons le plus souvent, c’est le type en panne, c’est celle qui est en panne, et le héros littéraire qui lui conviendrait le mieux, qui nous permettrait peut-être de l’aborder avec moins de tremblement, d’inquiétude ou de lassitude surtout, c’est le héros de Melville qui s’appelle Bartleby c’est à dire celui qui reste comme ça désabusé et indifférent à chaque fois qu’il est confronté à une exigence dont il a parfaitement compris que ce n’était pas une demande,…

Voilà comment l’adolescent, l’adolescente, elle peut s’articuler, elle peut prendre pied, elle peut prendre position dans ces différents registres du vivant. Voilà des questions très importantes.

Cliniquement, parce que je parlais de mort réelle, nous avons des mortifications adolescentes très importantes. Bien sûr elles prennent un tour plus impérieux, plus tragique, plus alarmant lorsqu’il y a des automutilations, lorsqu’il y a des tentatives de suicide, bien sûr. Mais il faut voir que l’empan de la gamme de la mortification que s’inflige l’adolescent, dépasse ces paroxysmes alarmants. Il s’agirait, pour l’adolescent d’une apathie envahissante qui renverrait à une très grande difficulté de se séparer de ce qui n’a pas eut lieu. Il ne pourrait par exemple pas supposerqu’il ait été suffisamment aimé par l’autre pour que l’autre puisse s’en dessaisir. Au fond une des figures que cherche l’adolescent, l’autre qui l’a suffisamment aimé pour pouvoir s’en dessaisir.

Pour ces adolescents qui n’ont pas constitué au fond le minimum de cet idéal nécessaire - on a été suffisamment aimé par l’autre pour que l’autre consente à se dessaisir de nous - il s’agit de se débarrasser et de se protéger des dangereuses figures du lien à l’autre qui apparaissent envahissantes ou anéantissantes. De sorte qu’il est très difficile de parler de ces conduites de l’adolescent qui vont de l’inhibition la plus tenace jusqu’aux toxicomanies diverses et à quelques errances, parce qu’on ne sait pas véritablement si lorsque nous parlons de toxicomanie ou si l’on désigne une maladie ou un médicament. Quand on parle de toxicomanie, quand on parle d’errance, est-ce que nous désignons une maladie ou est-ce que nous désignons un médicament ? On ne le sait pas. Et dire que ce sont des conduites à risques n’ide pas à s’y repérer. A vrai dire, je ne voudrais pas vivre dans une société où toutes les conduites sont rigoureusement garanties comme strictement dépourvues du moindre risque. Prenons l’errance, prenons la toxicomanie, c’est une façon, c’est un moyen de s’acclimater à l’inhibition, de s’acclimater à cette espèce de voix féroce du surmoi. Je précise que le surmoi ce n’est pas le code civil, ce n’est pas le registre des lois. Non, le surmoi ce n’est pas tant que cela la conscience morale mais plus cette espèce de férocité de la loi qui prend pour se proclamer l’énergie du ça et qui, au fond n’a rien d’autre à dire que tais-toi ou ne soit que cela, ou abolis-toi dans une unique apparence. On ne remerciera jamais assez Lacan et plus proche dans le temps de nous Alain-Didier Weil de nous avoir bien mis les points sur les « i » en situant correctement le surmoi .

On se trouve devant des jeunes – des garçons, des filles – qui sont pris dans un marasme dont il faut les sortir L’attention normale qui est portée au corps leur a été refusée. Désaveu du corps, désaveu de la génération, tout ça ça va de pair

Voyez, comment le désaveu du corps, le désaveu de la génération, désaveu du langage, tout ça peut créer un certain imbroglio familial, parfois social, dans lesquels nos adolescents tentent de se démener. Ils tentent de se démener : qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire qu’ils vont tenter de fixer la pulsion, ils vont tenter de fixer la pulsion orale, la pulsion scopique, la pulsion vocale : la voix. Fixer, c’est difficile pour les garçons qui muent par exemple, mais ils doivent, par exemple sur-investir la pulsion phonique, la pulsion vocale… on connaît quand même l’extrême intérêt des adolescents pour la musique ……

On connaît l’importance de l’adolescent pour le sonore ; on le connaît par les oeuvres ou par le commerce, ou parfois le commerce des œuvres, mais on le connaît aussi par d’autres dispositifs beaucoup plus insistantes dans nos cliniques. L’entrée d’un adolescent inhibé sur une scène de psychodrame ne se fait pas souvent par le chuchotement mais quelque chose d’une signature sonore, d’une signature verbale extrêmement explosive qui peut le sidérer, il faut lui faire écho… Mais il rentre sur la pointe des pieds, mais sa voix, je vous l’assure, elle ne rentre pas comme ça du bout des lèvres, ça explose. Il y a une nécessité de fixer la pulsion pour rendre le corps habitable par le sexuel. Déplions : s’intéresser de façon privilégiée à voir, être vu, et, temps supplémentaire, à se faire voir. Jouer avec toutes les ruses et toutes les rhétoriques du se faire voir. Entendre, être entendu, jouer avec toutes les ruses, toutes les rhétoriques et tous les plaisirs qui se mêlent dans se faire entendre. En quelque sorte, c’est comme si la pulsion visant toujours son épuisement, son anéantissement, ne pouvait se fixer que par un moment où le sujet, expérimente le trauma si rien ou si peu du tissu de la parole ne vient contenir et orienter leur corps psychique.

Les adolescents qu’on dit traumatophiles peuvent aimer le trauma parce que le trauma cela inscrit quelque chose dans le corps. On a tous fait, et trop tout fait, d’appeler cela de la traumatophilie.

Tout fait et trop peu fait… Et sur la question de la peau adolescente, de la cicatrice adolescente, il y a beaucoup de choses à dire. L’adolescence c’est vraiment une ré-organisation du corps psychique qui passe vraiment par la vie pulsionnelle, par la vie pulsionnelle réfléchie : c’est à dire impliquée dans le temps et le corps des autres, des altérités .

Par exemple, dans ce centre de consultations - j’en ai parlé plusieurs fois – la plupart du temps, les jeunes je ne les ai jamais suivis à l’intérieur du centre de consultation, je les ai suivis dehors, je les suivais au sens strict du terme, en marchant avec eux dans ces défilés, de passerelles, de petites ruelles rectilignes, anesthésiés, marqués par des souvenirs de bavures policières ou de rixes entre les uns et les autres. Le premier adolescent que j’ai suivi au centre que nous avons mis en place à Neuilly/Marne qui était-il ? On sonne, j’ouvre la porte, je vois un grand dadais qui sautille, qui disparaît … il re-sonne, j’ouvre la porte, il s’en va, et retour. En boucle. Vous imaginez ce qu’il peut se dire à l’intérieur du centre : « il nous manipule, il veut gagner la partie », vous savez, toutes ces choses qu’on entend en institution dès qu’on pense le cadre de al plus rigide des façons, et que l’on réduit le symbolique à l’autorité du bras de fer. Or, ce que j’ai compris, c’est que ce jeune ne pouvait pas rentrer parce qu’il ne rentrait pas dans un intérieur, s’il rentrait il allait tomber dans un intérieur, c’est comme si cette porte qui s’ouvrait – et que j’ouvrais face à lui - ne l’invitait pas à rentrer dans un espace, mais était une porte ouvrant sur un vide. Il y a quelque chose comme ça dans ces adolescents, inhibés, réduits à peu, toujours au fond à se ré-assurer par une motricité : marcher, aller, faire le même circuit ; Ne sont-ils plus dans un espace rigoureusement euclidien, avec des angles, avec des dedans bien installés, avec des dehors bien installés ? Possible. Ce n’est pas parce qu’on met une maison que cette maison fait lieu, ce n’est pas parce qu’on a une institution que cette institution fait lieu, ce n’est pas parce qu’on a une porte et des fenêtres que nécessairement on a disposé des seuils qui font pont entre du dedans et du dehors.

De telle façon, le caïd rencontré au Brésil, un caïd absolument impressionnant, une jeune montagne humaine, gravement malade ; on l’amène dans un centre, il est terrorisé mais il fallait l’emmener là pour lui promulguer les soins que son état nécessitait et dans ce centre, il ne mange pas, il ne peut pas manger… on peut trouver des tas d’explications à cela, mais l’explication qui lui a permis de faire le lien avec l’équipe et avec moi, je remercie là un certain nombre d’interprètes qui ont eu la patience de me supporter, l’explication qu’on a trouvée, c’est que ce jeune, cette jeune terreur, si friable, nourrisson dans un corps de caïd pourrais-je dire en paraphrasant le très regretté Conrad Stein.

Et bien il ne mangeait rien d’humain, il passait son temps à mastiquer ce qui tombait des étals des marchés. Rien du temps humain, de la cuisine, de l’attention portée ; on pourrait dire - c’est un peu larmoyant - mais sans cet amour de la confection de la nourriture humaine, rien ne pouvait par lui être supporté. Il ne se nourrissait que de ce qui était chuté, comme un rebus, dont personne ne veut dans le commerce des hommes. Ça qui vous fait rentrer dans sa bouche, dans cette espèce de trou qui était cette bouche, qui vociférait plus que d’ordinaire encore lorsqu’il avait peur. Et après 2 ou 3 jours où il mangeait très peu, il s’est mis à avaler, à remâcher, évoquant les … des tout-petits ; peu à peu il acceptait quelque chose de la nourriture humaine et je vous assure qu’à ce moment là son visage a changé. Ce que je veux dire, c’est complètement phénoménologique, ce n’est pas très tricoté, mais quand même c’est une impression qui restera, je crois, très profonde en moi, son visage était comme une espèce de surface plane avec ce trou de la bouche qui dévorait tout, y compris son regard, puis l’ombre de modeler un visage humain à mesure qu’il acceptait qu’un message de l’autre, qu’il puisse l’incorporer par la bouche, en mangeant de la nourriture humaine, c’est à dire de la présence de l’autre qui rentre dans la bouche. Là quelque chose de la pulsion était fixée, autrement que dans une excrétion d’une vocifération qui énervait, intimidait tout le monde, mais qui ne faisait de lui au fond qu’une espèce de trou hurlant et intimidant. On voit aussi ces adolescents dans la modernité ne pas trouver d’autre solution pour s’héberger leur corps que de substituer un corps physique à un corps psychique, c’est un peu simpliste de dire une chose comme cela, mais il désertait le plus possible la construction d’un corps psychique en fabriquant expérimentalement un corps organique, un corps physique clivé à un objet ; ce qu’on appelle évidemment la toxicomanie, la manie du toxique, à vrai dire très peu d’états maniaques ont cette consommation de toxiques, avec des drogues qui, du reste, fonctionnent exactement comme des médicaments, à compenser le défaut de l’idéal en agissant sur tout ce qui a à voir avec le symbolique du langage… on peut parler de l’amphétamine, de la coke, de la caféine ou, d’une autre façon à rendre supportable la sensorialité, en bombardant tout ce qui insiste des sensations avec du haschich ou d’autres produits, à tel point du reste que l’on voit se modifier les visages, même s’il y a beaucoup de polytoxicomanies, on voit se modifier les visages du toxique et, après tout ce n’est pas toujours si négatif qu’un jeune saturé de haschich laisse tomber le hasch pour prendre de temps en temps de la coke parce qu’il consent à retrouver un corps sensoriel Bien sur, ce n’est pas en soi une bonne chose, je ne suis pas en train de dire qu’il faut absolument prescrire, bien au contraire, mais vous voyez à quel point lorsque l’on unifie toutes les problématiques conduisant à la toxicomanie, on n’y comprend strictement rien. Je viens de porter l’accent sur ce qui dans la modernité semble avoir du mal à accepter de se plier, d’entrevoir, même pas de se plier, d’entrevoir l’urgence adolescente à trouver le lieu et la formule – clin d’œil à Rimbaud, of course. Bien sur, j’ai insisté là sur ces espèces de mortifications du sujet parce qu’elles nous alertent dans la clinique, mais avant qu’on puisse parler ensemble, je voudrais quand même qu’on termine sur une note un petit peu plus joyeuse.

Il y a quelque chose de tout à fait important dans le travail des adolescents, c’est qu’il me semble que l’adolescence c’est l’âge où le sujet va tenter de trouver son style. On peut le dire comme cela : c’est l’âge où le sujet va tenter de trouver la particularité de son accent de présence au monde et trouver quelque chose à la hauteur de la nouveauté qu’il a du supporter. Il lui revient d’inventer des nouvelles fixations de ses pulsions, on l’a vu et on le voit d’autant que ces fixations sont en échec, en inhibition, ou qu’elles se fabriquent par des néo-fixations qu’apportent l’errance qu’on appelait bêtement, je dois le dire, la traumatophilie, voire tout aussi rapidement la toxicomanie.

La modernité offre autre chose, tout de même. Pour essayer de comprendre cet autre chose, je vais jouer sur une phrase de Winnicott qui est juste, qui est forte, mais qui peut-être noie le poisson. A savoir ce que veut l’adolescent, c’est ne pas être compris ; disons plus précisément qu’il veut pas être compris tout de suite. Bien sûr que l’adolescent s’enferme dans une baraque d’incompréhension. Il ne veut pas être compris au sens où la compréhension ramène l’inconnu au connu. Il ne veut pas que l’inconnu qu’il porte soit compris en le ramenant au connu. Dans ma pratique qu’est-ce qui se passe ? je rencontre des fugueurs qui fuguent parce qu’ils voudraient quand même que dans la maison, à la maison, on reconnaisse qu’ils ont changé. Ils ont changé, ils ne sont pas les mêmes. Les appareils avec lesquels on leur dit qu’on prend soin d’eux, qu’on les aime bien, qu’ils sont un petit personnage de la famille, etc… que ces appareils là soient mis un petit peu de côté, ils en ont besoin de temps en temps, certes,mais il ne faudrait pas passer uniquement par ces appareils de compréhension, il ne faudrait pas que les parents ne passent que par ces appareils de compréhension S’ils fuguent c’est quand même le même qui revient frapper du sceau de l’étranger. Or si vous dites à un fugueur : revient tout est pardonné, tout est comme avant, c’est un coche qui est loupé, oui l’ado ne veut pas être compris tout de suite sur le modèle de ramener l’inconnu au connu. C’est à dire qu’il va pousser assez loin sa logique du déplacement. Ferenczi avait dit de l’enfant qui ment : qu’est-ce que c’est ? L’enfant qui ment c’est l’enfant qui fait l’expérience que ses parents ne sont pas tout puissants à deviner ses pensées. Qu’il peut les leurrer avec sa propre division. C’est ça l’enfant qui ment, c’est pas un petit psychopathe. Il fait au fond la rencontre avec la limite de l’autre. Et l’autre il n’est pas tout puissant, et en même temps il n‘est plus complètement hébergé dans la tête de papa ou de maman, c’est pas si simple, c’est pas si joyeux ; mais quand même ça marche. Un adolescent il va continuer à mentir à tour de bras, après tout il fait comme tout le monde… Il y a en lui comme le vœu qu’on protège son devenir.. en lui laissant être le tenant lieu du privilège d’une énigme. On protège son devenir. On ne sait pas ce qu’il va devenir… Ces phrases désabusées : « mais qu’est-ce que tu vas devenir ? » on n’en sait rien. Ça c’est tout à fait important. Alors en quoi cal see télescope avec la modernité, avec ce qu’on appelle la modernité. La modernité n’est pas une situation figée… En 2012 je ne crois pas qu’on soit plus moderne qu’en 2011 ou qu’on l’était lors des Grandes découvertes. Ce n’est pas l’actualité, la modernité. La modernité c’est ouvrir de l’incertitude, c’est ouvrir de l’énigmatique, et laisser ouvert des bouleversements dans le rapport au corps et au langage. C’est ça la modernité… La modernité c’est ce qui va creuser le contemporain, c’est ce qui va mettre en émoi le contemporain, pas en déroute, pas en débâcle mais ce qui va perturber l’habitude, l’adaptation, c’est ça la modernité et en cela il y a vraiment un âge de la modernité, c’est l’adolescence. L’adolescence est non seulement un âge de la vie, mais c’est aussi un âge de la culture.

Olivier Douville