« Adolescence entre errance et métamorphose »

Intervention d’Olivier Douville lors du Congrès « Adolescence et métamorphoses » le 9 décembre 2009 à Bruxelles

Métamorphose…

Le terme de métamorphose m’a mis au travail me permettant de reconsidérer ce qu’on appelle le terrain, là où je tente d’écouter les nouvelles dimensions de subjectivités que construit la jeunesse à l’abandon. Ces lieux sont divers, géographiquement et seulement des constantes dans le travail psychique de ces jeunes d’où qu’ils soient : me permettent de les mettre en lien. Je mentionnerai ainsi tout un travail en Afrique débuté avec le Samu Social International à l’invitation de son fondateur et qui va se continuer de façon plus clinique avec l’Association Terres Rouges qu’animent Eric Messens et Charles Burquel ici présents, mais également mon travail de psychologue clinicien à l’hôpital de Ville-Evrard. C’est un hôpital psychiatrique situé dans la banlieue Est de Paris. Nous y recevons des adolescents et des jeunes adultes, plus et nous avons tenté d’inventer des dispositifs qui nous permettent de les recevoir. Enfin, c’est bine à partir de mon travail de psychanalyste que je peux aussi me rendre le plus disponible à entendre ces évolutions des subjectivités contemporaines.

Adolescence…

Dans un premier temps, je vais envisager ce terme de métamorphose en lien avec la période de l’adolescence. À partir de quoi s’impose pour un psychanalyste, recevant des adolescents d’ici ou d’ailleurs, cette notion de métamorphose ? La métamorphose -et il y a à entendre l’épaisseur mythologique du terme- c’est le passage dans plusieurs corps, parfois conditionné par un empressement passionnel, par une erreur féconde d’adresse à l’autre, pas nécessairement ici le voisin ou la voisine, le convoité ou la convoitée, mais de façon plus large un autre qui règle le carrousel des émotions et des inclinations érotiques. N’oublions pas non plus que les objets psychiques sont en métamorphose : un rêve se métamorphose, un symptôme peut changer, des orientations dans la structure peuvent se décider à nouveaux frais. De sorte que ce qui rendrait plausible théoriquement ce terme séduisant et nécessaire de métamorphose serait de parler de nouvelles orientations dans la structure subjective au moment de la construction psychique et sociale de ce que nous avons nommé dans l’association de l’opération adolescente.

L’adolescence est un âge de la vie où le jeune homme ou la jeune fille éprouve directement, concrètement dans sa chair, qu’une rencontre, avec son potentiel confus, entremêlé, de captation, d’effroi et de ravissement, peut entraîner une métamorphose de son être au risque qu’il ne se reconnaisse plus. C’est-à-dire qu’un des points de retentissement de la métamorphose, son travail en profondeur ne va pas sans une expérience de dépersonnalisation devant ce que dévoile de Réel la séduction pour la réalité du corps différent – le sien comme différent et celui du partenaire comme différence. À la fois comme effroi, comme vertige, comme risque, mais parfois aussi pour apprivoiser cet effroi, expérimenter ce vertige, ritualiser ce risque, la dépersonnalisation serait alors la condition d’une reprise des identités et des investissements d’objets, une condition, pas encore une promesse, pour une écriture patiemment construite de soi et de l’autre. Voilà un point de départ possible à une réflexion clinique que donne l’affinité assez claire entre adolescence et métamorphose. Ce que vient confirmer un certain nombre de crispations adolescentes qui se situent nettement dans le refus d’assumer le risque de la métamorphose. Pensons ici à l’engouement de certains adolescents garçons pour des groupes exclusivement masculins, situés parfois sous la coupe d’un autre, outrageusement viril, un peu plus vieux qu’eux, qui les met au pas. Cette organisation pubertaire de masse est quelque chose qui vient contrer l’horreur pas toujours exquise de la rencontre avec l’autre sexe.

La banalité est ici de souligner que l’adolescence est une réponse sous forme d’élaboration psychique à la métamorphose du corps ; bien sûr le réel des modifications pubertaires doit normalement s’accompagner de l’élaboration de scènes psychiques. Cela ne va jamais de soi et il nous faut ici rajouter que les solutions inventées par l’enfant et que les psychanalystes explorent sous le nom de scène primitive, théorie sexuelle infantile, dispositions particulières dans les fantasmes de séduction, sont mis en échec à l’adolescence. Le jeune à beau vouloir les retrouver, elles ne suffisent pas car elles ne rendent pas compte du sexuel pubertaire, ne le cadrent pas et qu’elles sont en échec devant le réel pubertaire.

Voyez-vous, ce n’est pas seulement que l’adolescent met à l’épreuve les configurations psychiques conscientes et inconscientes dont il a été le bricoleur au moment de l’enfance pour répondre à des questions pressantes : « D’où viennent les enfants ? », « Où va-t-on quand on est mort ? » Ces questions donnent naissance à des constructions souvent renforcées dans l’anonymat que crée la période de latence. L’adolescent ne met pas seulement à l’épreuve ses constructions, de plus, il éprouve, non sans angoisse, qu’elles ne cadrent pas la question du partenaire, qu’elles ne cadrent pas avec le fait qu’il faut faire avec deux sexes, qu’elles n’encadrent pas la question du plaisir, ni l’évidence de l’orgasme.

L’adolescent se doit d’inventer et c’est périlleux car s’il cherche uniquement à se représenter dans des mots, il va finir par se rendre compte que les mots ne donnent pas tant que cela de l’existence, qu’un signifiant peut être très facilement évacué et par un autre remplacé. Et, constatant cette vacuité structurelle et non seulement accidentelle, du langage, le jeune est dans le tentations d’éprouver par compensation une forme de collage entre le corps et ce qui ne trompe pas et donne assise au fantasme, soit l’objet.

Je résumerai ainsi la première partie de mon propos : le terme de métamorphose nous interroge dans la clinique précisément là où il y a des points de fixation, c’est-à-dire des empêchements de métamorphose.

Passions …

On voit alors fuir certains adolescents dans des passions auto-sacrificielles- ,ce fait a déjà été mentionnée par Esquirol,. Ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il va se jeter à corps perdu dans des histoires d’amour et il est permis de penser que lorsqu’un jeune connaît une histoire d’amour il sort de l’adolescence. Une autre forme de risque, plus répandue encore se situe dans ces passions adolescentes pour s’approprier le corps par le truchement de la marque. Des petites coupures qui souvent sont fabriquées pour soulager d’une tension corporelle peu supportable. Là, il est à craindre qu’il soit tenu des propos trop rapides dans la lecture anthropologique de ces scarifications privées ? C’est aller un peu vite et qu’au moins deux ordres de questions peuvent nous guider. La première s’impose d’évidence : ces marques sont-elle à lire ? Non, elles ne le sont pas toujours. Elles sont soigneusement camouflées ou alors elles fonctionnent dans un tel piège à regard qu’on ne voit plus qu’elles et plus du tout le sujet. Mais être en quelque sorte fasciné par un trait, par un graphe, par une entaille, ce n’est certes pas la lire. En d’autres termes, ces marques défient la lecture.

Et si on essaie maintenant, une fois que notre prétention surplombante à lire tout signe sur le corps comme une signature de soi ou comme une supposée « écriture de soi » ; eh bien on se rend compte d’autre chose : que l’adolescente et l’adolescent essayent de congédier hors de lui, hors d’elle, l’informe du corporel. De faire tenir, non pas une marque sur un fond comme l’on pourait d’un trait de crayon biffer une feuille blanche, mais de faire tenir un point-limite qui découpe le corps et qui y opère une partition. Se tracent des lignes de démarcation, certes précaires, entre un corps que le jeune domestique et qu’il peut s’approprier ne serait-ce que parce qu’il est resserré sur la source monotone d’une excitation continue et puis un autre aspect du corps qu’il tente de congédier et de mettre au loin, un corps d’excitation dont il ne veut rien savoir qui est ce que du corps sexualisé fait signe par le truchement de ces substances que les anciens nommaient « humeurs » soit le sang, le sperme, la sueur. L’adolescence est un grand moment de solitude animée et d’errance des humeurs et des substances. Et le sujet adolescent, voué à la métamorphose et y arrivant parfois si mal, est un sujet qui s’embrouille dans les registres du réel de son corps, du symbolique de sa filiation, de l’imaginaire de son image. C’est en ce point surtout que la singularité de chaque rapport au corps doit être accueillie et entendue. C’est ainsi que, par exemple, parler de « rites de passage » pour des conduites où se découvre le goût de certains adolescents pour conférer à l’objet un pouvoir et presque un droit de vie et de mort sur eux est totalement faire l’impasse sur le montage, en de tels cas fort précaires , entre les pratiques symptomatiques du corps et les images et pratiques collectives de ce corps. Donner à l’objet le pouvoir de régner en maître est bien ce que la clinique rencontre dans cette passion pour le rien de l’anorexie ou pour le « fort-da » mélancolique (exalter/détruire) propre à l’usage compulsif de l’objet toxique. Ici, cette façon de pouvoir sidérant de l’objet sans médiation sur le sujet, est à peine désigner par ce terme d’addiction quand bien même addiction veut dire que quelque chose est figé, quelque chose se répète de la vie psychique du jeune, soit en terme d’anesthésie du psychisme, soit en terme de pouvoir de déferlement des impressions sensorielles et des associations verbales..

La positivation de l’objet sous le pouvoir duquel il se place fait que le jeune se fixe à un lieu qui n’est plus celui de la perte, quitte à repousser, sans relâche et dans une pseudo-perte, ce dit objet dans l’errance infinie d’un point repoussé au lointain. L’errance s’épanche dans l’infini lorsqu’il ne se produit pas de sanction symbolique, quitte, au demeurant, à ce que le sujet, dans des effondrements dépressifs qui peuvent se prolonger si aucune parole adulte ne vient faire mouche, mesure le caractère dérisoire de l’objet et se sente aspiré par un vide, un trou, un vertige auquel l’objet devenu dérisoire ne peut plus faire pièce. Une dangereuse profondeur.

Voilà, en quelque sorte, ce que serait l’adolescent : un candidat au bricolage. Or cela, ce bricolage, pour bien le comprendre, ai-je dû en passer à reconsidérer certaines propositions de Claude Lévi-Strauss. Pour Lévi-Strauss, l’être humain navigue sans nécessairement errer entre plusieurs qualités de langage. Le langage qui fût, en quelque sorte, le rendez-vous obligé de plusieurs moments structuralistes. Saussure, bien sûr, puis Jakobson - le premier Jakobson. Le langage a été l’objet de réductions métapsychologiques coupables qui n’ont pas manqué de réduire représentation de chose, représentation de mot, d’une part, au signifiant, et, d’autre part, au signifié. Mais ce n’est pas le seul langage que celui de la double articulation et Lévi-Strauss amenait quelque chose concernant les groupes humains, puisqu’il n’y a pas vraiment de théorie du sujet chez Lévi-Strauss. Enfin, des langages des groupes humains, il en dit quelque chose lorsqu’il invente langage mythopoétique. Qu’es-ce donc ? C’est un langage qui à la fois répond à l’actuel par ce que Lévi-Strauss appelait, je ne trouve pas la formule heureuse, la « gesticulation des rites », mais qui est en même temps est remis en circuit chaque fois que le groupe doit se remobiliser par rapport à l’origine. Si l’on admet alors que le langage mythopoétqiue contient des signifiants bricolés à partir de la contingence des sensations et des perceptions et de concepts dont ces signifiants sont la métaphore, on voit que le langage mythopoétique agence des restes évènements érigés en rang de scansions mythiques (il serait plus juste de dire mythopolitique) d’une histoire à partir duquel le jeune interroge les lieux où il erre, se replie et fait parfois l’épreuve de sentir inclus dans une communauté de presque semblables.

Langage

Je suis tout à fait intrigué par les qualités de langage chez les adolescents qui nous parlent parce que de temps en temps, effectivement, un peu à la manière de l’urgence poétique, ils « poussent » la langue vers la poésie, à chaque fois faisant mouche. Le langage adolescent cherche un langage qui ne décrit pas le monde, mais qui continue à pouvoir enchanter le monde. C’est-à-dire que ce langage ne vise pas à réduire le monde à un objet de connaissance, mais à transmuer le scandale du réel en charme d’une énigme. Ce langage adolescent est un langage qui va, par exemple, bricoler, utiliser certains termes dans leur polysémie, les utilisant parfois dans le sens qu’ils ont, les convoquant à d’autres fois dans la musique qu’ils recèlent, les tordant dans un code musical qui célèbre cette présence au monde codée en terme de son, et non seulement en termes de sens. N’oublions pas que ce qui est intolérable pour beaucoup d’ados, c’est d’entendre que dans leur voix, il y a la voix du père ou de la mère. Alors, en contre-coup, ils sont nombreux à vouloir investir la voix en tant que ça fait surgir du neuf ; seulement, le neuf radical il faut bien le référer à quelque chose. Si ce qui surgit avec la voix est radicalement sans antécédents, devient radicalement périlleux.

On a beaucoup parlé du rapport de l’adolescent à la musique. Dans le rapport de l’adolescent à la musique, une prétention n’est pas toujours entendue et correctement située qui est de faire du langage la rythmicité d’un monde, la tonicité d’un monde. C’est-à-dire de faire du langage un miroir du corps qui ne se réduit pas à l’image visuelle du corps. On pourrait avancer ici, par exemple, que le rap fait voler le continu en éclats précis et qu’il le fait en donnant une valeur au discontinu. On rajoutera alors que cette valeur que prend discontinu ne renvoie pas seulement à l’immédiate pulsionnalité du corps, mais qu’elle renvoie aussi à ce qui fait brèche dans le compact des énoncés et des énonciations. Y font alors retour des histoires culturelles avec des ré-émergences de langue refoulée, de langue tue et de langue oubliée. Ce qui est intéressant dans une musique est la façon dont elle accueille le discontinu en créant de l’ouvert. Le rap accueille le discontinu en hébergeant, dans l’inflexion des voix, du rythme et des corps, une langue interdite de séjour. Le Rap donne séjour à ce qui serait interdit de séjour. Y prend corps et figure une traduction du pulsionnel, c’est-à-dire un savoir. Et ce savoir comme mixte de l’arché et de l’inédit résiste à cet d’abrasement du langage par la logique consumériste qui accable tout discours et tout lien. Jacques Lacan, parlant du discours du capitalisme disait que le discours du capitalisme a ceci de particulier qu’il abrase, qu’il endommage les choses de l’amour. Et c’est ainsi : un adolescent a besoin d’être aimé par la langue, d’inventer un point chez l’autre qui organise sa possibilité de métamorphoser son corps et de reprendre corps. L’adolescent est un bricoleur qui balance se flux tendu de ses expressions et ses ressacs de secours entre les trois niveaux de langage tels que Lévi-Strauss les a distingués et utilisés : le langage musical, le langage mythopoétique et peut-être le langage ordinaire.

Des cures…

Proposant cela, je reste pris dans le sol de ma pratique, dans son aspect ordinaire – ce qui ne veut pas dire banal. Dans les cures psychanalytiques, vous savez bien qu’il ne s’agit pas toujours pour l’adolescent d’expliquer ou de se faire expliquer, mais d’accueillir, d’entendre et de se faire entendre – ce en quoi il est paradigmatique, mais comme à ciel ouvert, de tout analysant.

L’adolescent réinterroge ce qui fait transmission culturelle, ce qui fait interdit dans les dispositifs qui lui donnent une dignité d’être de corps et d’être de langage. Il réinterroge l’état du culturel à pouvoir valider sans effroi, sans impatience ses élaborations et ses théories. Et que rencontre-t-il la plupart du temps ? si ce n’est une espèce d’aphasie sociale, une espèce d’aphasie culturelle. Ces jeunes ne rencontrent pas le chatoiement des grands récits, ils ne rencontrent pas l’ivresse prophétique des grands mythes. Et, parfois en place de ces grands récits ou des ces grands mythes, en rencontrent-ils des débris réduits à des lambris d’idéologie totalitaire maquillée en politique ou en religion. Mais ils ne rencontrent pas suffisamment la générosité du langage et le don de l’équivoque. C’est quelque chose qui m’a été enseigné rudement par un certain nombre de ces jeunes errants, qui sont dans une errance inquiétante, mais dont j’essaierai de dire pourquoi elle n’est pas désespérée.

Errances

Dans son livre récent De l’exil à l’errance Marie-Jeanne Segers parle de l’errance psychotique en la définissant, on ne peut mieux dire, comme une disponibilité à la fois réelle et indifférente du sujet pour n’importe quoi. C’est sans doute vrai de l’errance psychotique et l’auteure a raison de soutenir que cela ne concerne pas toutes les errances. Ce que j’ai pu remarquer en travaillant à Bamako avec la pédopsychiatrie naissante, avec le secours d’une ONG, le Samusocial Mali, estque l’errance adolescente s’arc-boutait sur une géographie particulière de la cité, de l’expérience de la cité qui était la suivante. Et je vais, en gauchissant le trait sans le déformer de trop , le présenter au lecteur de la façon qui vient : plus un sujet désespérait d’une métamorphose de l’autre, plus il avait dans une chute semblable à l’échouage d’un navire sur un écueil tendance à s’échouer dans des lieux de la cité marqués par une déperdition brutale et vertigineuse du rivage que donne à celui qui se cherche en l’autre et avec l’autre, toute présence humaine digne de bonne foi..

Au Mali

Partons ensemble pour la capitale du Mali, Bamako. Le Samusocial Mali c’est d’abord une équipe que j’eus le privilège de former. S’y retrouvent des médecins, un psychologue, des infirmiers et travailleurs sociaux Nous partons dans la nuit dans la ville de Bamako et nous rencontrons des groupes différents d’adolescents. Certains vivent sur la place de la grande Mosquée. Ils parlent entre eux, ils ont recours modérément aux drogues, à celles qui abrutissent comme à celles qui réveillent trop vite, c’est-à-dire aux solvants et aux amphétamines. Et sont constamment sous la garde, pas nécessairement sympathique, mais toujours efficace des familles de mendiants pour lesquels cette place est vraiment leur territoire fixe. . Plus loin d’autres enfants, d’autres adolescents ; ils présentent de grandes régressions corporelles, anorexie, énurésie, et parfois des formes de pertes de vue du monde s’apparentant à de l’hallucination négative. Or, ceux-là, précisément, ont un contact sporadique avec le monde adulte et avec le monde de la parole.

D’une frustration radicale

J’ai discuté et cheminé avec eux, près d’eux j’ai passé bien des heures. Beaucoup de ces jeunes étaient non seulement des sujets à qui dans l’état actuel de leur situation plus personne ne leur demande rien, mais des sujets chez qui la demande, leur demande n’avait antérieurement déclenché presque aucune réaction chez l’autre. Leur parole n’entraînait aucune modification de la modalité de présence de l’autre. Voilà une formule radicale de la frustration. En d’autres termes, l’autre ne me répond pas, il ne me répond même pas à partir de sa castration.

Qu’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire que cet autre, qui dans la réalité peut être le pauvre type ou la mère désolée - quand ils parlent de leur père, c’est un pauvre type, quand ils parlent de leur mère, c’est une mère abandonnée ou abandonnante -et il y a beaucoup d’histoire de remariage, de polygamie- que psychiquement cet autre inaffecté est telle une imago qui les terrasse. Dans le contact avec eux, passés les premiers temps d’accueil et de plein bonjours de circonstances, on voit des sujets qui refusent le lien tant ils sont accablés par une façon de honte de vivre radicale. Bien plus impérieuse, invalidante et ancienne que la honte d’avoir des parents brisés et humiliés par les rudesses de l’existence, la honte qui gèle la vie psychique de ces jeunes est une honte par procuration. Ils n’ont pas seulement honte de l’autre, ils ont honte pour l’autre et craignent d’offenser père et mère s’ils revenaient à la maison. Ils se vivent comme tabou, vomis du premier groupe de socialisation. C’est bien là, cette honte d’être, l’affect des sujets qui n’ont pas été suffisamment reçus dans leur dignité de demander quelque chose à quelqu’un dont ils dépendaient vitalement. Alors ils se protègent de quelque chose qui semble si douloureux et invraisemblable à penser pour nous qui sommes un petit peu acclimatés à la douceur de la loi de la parole ; oui, ils se protègent de la présence de la voix humaine, y compris ont-ils peur d’entendre l’écho de leur voix. Avec pour nombre d’entre eux cette conviction que s’ils parlent, ils peuvent détruire l’autre ou s’en trouver détruits. Est-il nécessaire d’ajouter que cette conviction ne saurait s’entendre et traiter comme un fantasme constitué, qu’elle ne va pas si aisément rejoindre des fantasmes parricides ou matricide élaborés, cette conviction.

Ceux-là errent dans l’atonie de la parole humaine ce qui donne parfois des réalités extrêmement étranges.

Un exemple clinique.

Il y avait, dans la rue, errant, un adolescent qui était une vraie terreur. Il inquiétait énormément, il faisait peur, c’était une armoire à glace, et puis le voilà malade. On va le soigner et le mettre un peu à l’écart dans un foyer. Déplacement géographique qui est vécu par ce jeune non pas, c’est important, comme un voyage, comme un itinéraire d’un point A à un point B de l’espace, mais comme un arrachement du sujet à son propre corps. En d’autres termes l’armature sensorielle et langagière de son corps était condensée dans un périmètre fort étroit à l’intérieur duquel il exerçait son emprise, d’une façon efficace et dans une répétition presque atemporelle, projetant sur l’autre la panique qui hantait son esprit. Or, le simple fait de le déplacer d’un point A à un point B, a créé quelque chose d’une régression corporelle absolument invraisemblable. Par exemple, à chaque fois qu’on lui apportait à manger, il réagissait comme des tout patients « psychosomatiques » en faisant des épisodes de mérycisme. Ce jeune type pouvait pas manger, tout de suite on dit anorexie, vous savez à quel point on aime poser des diagnostics farfelus tant cela fait savant. Pourtant, dès que l’équipe a prit la peine, avec le temps, de demander à ce jeune comment il se nourrissait sa réponse est venue brutale et sidérante. Il nous a fallu du temps pour en être désidéré : ce jeune ne mangeait que les ordures. Il ne mangeait que ce qui tombait des tables du marché. En d’autres termes, il mangeait quelque chose qui n’était pas pris dans l’échange humain, dans le don et dans la dette. Et ce qu’il recrachait en ce foyer où l’on voulait qu’il guérisse ce n’était pas la nourriture mais l’au-delà de la nourriture : c’était l’épaisseur humaine du don qu’il y avait dans cette nourriture qu’on lui distribuait. C’est vous dire aussi qu’à mesure qu’il nous a alimentés de son témoignage et qu’il s’est alimenté ô combien progressivement de manioc ou d’autres choses, que son visage, qui était un visage jusqu’àlors cireux et figé, un masque, a pris goût à la plasticité. Sa figure s’est nimbée des jeux d’ombres et de lumière qui font d’un masque autre chose qu’une pellicule qui tombe à plat, mais un visage humain, capable de parler et de se taire. Quand des adolescents errent, redoutant d’être touchés par la parole humaine, fuyant la marche de la parole humaine, c’est toute une archéologie de leur matière corporelle, psychique qui se défait. Le visage devient un masque, figé dans une attitude qui impressionne et le corps se réduit presque à ses fonctions réflexes.

Que ce soit ce jeune dont je vous parle, situation exemplaire, limite, peut-être un peu trop inquiétante, ou que ce soient d’autres adolescents qui ont arrêté de se mutiler en finissant peut-être par écrire quelque chose sur leur corps en même temps qu’ils écrivaient quelque chose sur les murs de la ville … l’on s’aperçoit que lorsque un adolescent se laisse toucher par la parole, quelque chose se met en fonction qui est le rêve. Rêve qui est notre expérience sans doute la plus intime de la métamorphose. C’est-à-dire que quand on invite ces sujets par notre engagement dans la parole, par notre engagement dans le soin, aussi par notre engagement vers le bien commun de l’éducatif, quand on amène ces jeunes à ces rendez-vous là, eh bien ils peuvent se lancent-ils dans le risque de la métamorphose adolescente. A ce moment-là, des espaces pulvérisés, comme leur corps qui était à la fois figé et pulvérisé, peuvent se remettre en circulation. La ville peut traduire le corps, les étayages des dispositifs par lesquels nous les rencontrons peuvent à nouveau aider à une anticipation de l’absence, de la présence…

Conclusions…

Pour conclure, j’avance qu’il est possible et argumenté de situer l’adolescence entre l’errance et la métamorphose. Oui, l’errance, est une pente naturelle de l’adolescence car il y a bien un moment où toutes les solutions symboliques ne sont pas là, il faut les inventer. Il faut les inventer en provoquant aussi des métamorphoses de l’autre. Or, et c’est là que l’anthropologie du contemporain tend la main à la clinique psychanalytique, il se peut très bien que l’autre social, l’autre culturel, loin d’apparaître comme quelqu’un qui accueille, qui met en récit, qui pourrait même changer, apparaisse comme quelque chose de monolithique, d’excluant, réduisant le corps à une valeur marchande et la parole à un code stéréotypé. C’est en cela peut-être que, si nous voulons être à la hauteur de ce que les adolescents inventent comme état du social et comme lien social, faut-il aussi accepter l’errance et la métamorphose, tant par rapport à nos dispositifs que par rapport à nos théories. L’adolescent ne valide ni les dispositifs ni les théories, il les met en crise et c’est un cadeau énorme qu’il nous fait.

Olivier Douville

Références :

Douville 0. (2102) : « Adolescence errante et toxicomanie », Les défis de la précarité. Psychanalyse et problèles sociaux. Documents du CEPSYa (Centre d’études sur la psychanalyse, asbl, Université libre de Bruxelles), Bruxelles, EME : 17-26

Lévi-Strauss C. (1962) : La pensée sauvage, Paris, Plon

Segers M.-J. (2009) : De l’exil à l’errance, Toulouse, Eres