Adolescente errante et toxicomanie

Intervention d'Olivier Douville (improvisée) lors du colloque Les défis de la précarité - CEPSYA - Bruxelles - 15 février 2011

Animateur : Je vais donc appeler le conférencier suivant, Olivier Douville, pour continuer la matinée. Je dis deux mots concernant Olivier Douville. Il est psychanalyste, maître de conférence et directeur de la publication de la revue Psychologie clinique. Il va nous parler d’« Adolescence errante et toxicomanie ».

Olivier Douville : Bonjour à toutes et tous et merci de m’avoir fait l’honneur de m’inviter à ce colloque. Je vais articuler plusieurs points et j’ai prévu, au fur et à mesure de ce que je vais dire, de réagir aussi sur ce que j’ai déjà eu le bonheur d’entendre lors de ce colloque. Je me présente: je suis psychanalyste et j’ai gardé des consultations dans un milieu hospitalier également, à l’Établissement psychiatrique spécialisé de Ville Evrard – c’est dans la banlieue de Paris, dans l’Est de Paris – où nous avons mis en place un centre d’accueil pour adolescents, et puis enfin, grâce à mes amis Charles Burquel, Éric Messens que, je suppose, vous êtes assez nombreux à connaître, j’ai été invité pour une formation et un travail sur le terrain dans le cadre de leur association Terre Rouge à Cotonou. Terres Rouges fait lien entre les divers professionnels et institutions qui ont comme tâche l’amélioration du sort sur des adolescents qui sont à la rue - ce qui me permet de prolonger un certain nombre de considérations théoriques et pratiques que j’ai développées dans la mise en place, puis le suivi, d’un Samu social au Mali, ce, avec le concours du Samu Social International présidé par Xavier Emmanuelli.

La plupart du temps, les difficultés que rencontrent les équipes dans leur volonté, souvent précipitée – précipitée au nom de l’urgence, terme alarmant mais mal pensé –, les difficultés qu’elles rencontrent donc, tournent autour de la toxicomanie de ces jeunes. « Comment les faire décrocher de la rue ? » devient une question qui recouvre, au point même de la doubler, une autre question : « Comment les faire décrocher de la drogue ? » Très souvent, au départ, les équipes sont un peu réticentes à accepter l’apport d’un clinicien français– « Mais qu’est-ce qu’un psychanalyste peut apporter à des équipes, avec une telle différence culturelle ? ». Et puis, on se rend très vite compte que ce que ces jeunes mettent en avant dans leur façon de se présenter à nous n’est pas tant que cela un code culturel traditionnel reçu par eux et par eux accepté mais plutôt une réalité commune symptomatique propres où que ce soit à toutes ces situations sociales, anthropologiques et cliniques de la désaffiliation et de l’errance. Reste intact le défi de situer ce que je peux apporter ? Il y a toujours un risque, au fond, si on vient dire : « Voilà comment il faut mener un entretien. Voilà comment il faut accompagner » –, il y a toujours un risque de faire naître dans les équipes auxquelles on parle, qui font appel à nous, l’idée que sans nous elles seraient incapables de nouer du lien. Alors ça, c’est très dangereux. Au fond, peut-être que l’apport que j’ai pu mettre en place – au-delà des inventions de dispositif, généralement simples ; ce sont des dispositifs mobiles, c’est très simple à comprendre –, ce que j’ai pu apporter, c’est une dédramatisation. Ce qui n’est pas du tout une insouciance, mais une dédramatisation, c’est-à-dire que par exemple j’ai pu poser les bases d’une clinique psychosociale claire, qui refuse tous les poncifs de la victimisation. L’errance, l’exclusion ne sont pas des maladies, ce sont des situations sociales graves, mais comment aborder un errant, toxicomane de surcroît, sans également supposer qu’il y a des fonctions psychiques de l’errance, et qu’il y a de même des fonctions psychiques de la toxicomanie, il y a des fonctions psychiques de la coupure avec autrui, que ça ne se réduit jamais à un tableau de perte sèche. Et je pense que c’est cela que nous apportons. Mais alors ça implique aussi pour le psychanalyste d’être très exigeant vis-à-vis de sa doctrine et de ne pas tout de suite être dans la fascination pour le sujet-sans – le sujet réduit à un quia, le sujet réduit à zéro –, être dans la fascination pour un usage très plat de ce concept de la pulsion de mort, réduit à la pulsion de destruction. Ce genre de pathos conceptuellement débile nous rend le plus souvent complètement aveugle et sourd à ce qui s’obstine et se crée, du côté d’Éros aussi, dans les situations de grande exclusion.

Je pense que c’est plutôt quelque chose de ce pari du sujet, de ce pari de la vie psychique que j’ai pu amener et qu’il ne s’agit en aucun cas de superviser des équipes ou de leur apprendre à être dans le contact humain ou dans le lien humain, ce qui évidemment ne s’apprend pas. Il s’agit de proposer un levier pour soulever le monde de la relation possible, mais pas d’apprendre ce qu’est la relation.

Maintenant, ce préambule étant un petit peu posé, je vais proposer de petites pistes concernant ce que nous appelons la « toxicomanie ». C’est un drôle de terme du reste, la toxicomanie, ou pire encore l’« addiction », parce que si le sujet se drogue pour se soigner, on ne peut pas dire que la toxicomanie soit un fait qui permette de distinguer une structure psychique : névrose, psychose, perversion . Donc il n’est pas très facile de parler de toxicomanie. Et ce qui généralement légitime ce terme, ce sont des inventions institutionnelles, c’est-à-dire l’existence de centres de soins spécialisés ; ça donne une consistance au terme de « toxicomanie », qui n’a pas toujours une réelle consistance clinique. C’est plutôt une consistance institutionnelle, ou plutôt une réalité institutionnelle, une émergence de dispositifs institutionnels, qui va donner une consistance à un certain nombre de mots : la « grande exclusions », la « toxicomanie », etc., qui n’ont peut-être pas une très très grande consistance clinique. Ce qui a une consistance clinique, c’est d’essayer, en revanche, de faire le pari du sujet. Par exemple travailler sur les fonctions psychiques de l’errance, sur les réactions psychiques à l’errance, sur les réactions psychiques à l’exclusion, sur les fonctions psychiques de la toxicomanie, ça peut donner une consistance pour pouvoir mieux travailler.

Il n’y a pas de culture sans drogue, ça n’existe pas, et le pharmakon est la définition princeps – peut-être parce qu’antique – de la drogue. Le pharmakon, qu’est-ce que c’est ? C’est une substance qui relie à une autre scène. On en a une définition très simple dans un dialogue de Platon, qui s’appelle le Phèdre, où Platon essaie de classer les délires qui sont envoyés par les muses, qui sont envoyés par Bacchus et un certain délire envoyé par le vin. Le vin, c’est vraiment le pharmakon qui permet au sujet de camper dans l’Autre scène, qui est nécessaire à la scène sociale, non pas parce qu’elle en serait le reflet ou le duplicata, mais peut-être son point de fuite, sa transcendance, son absolu. Et l’on retrouve une conception laïque du pharmakon dans le texte fameux d’Aristote, Problème Trente et un, L’homme de génie et la mélancolie, où Aristote, pour comprendre les réactions du mélancolique, soumis aux excès ou au défaut de la bile noire, fait un parallèle avec le vin. L’homme ivre, l’homme mélancolique, se comporte à peu près de la même façon, à cela près que ce parallèle n’est pas seulement pharmacologique, à cela près que ce parallèle ne vise pas simplement à désigner une substance, mais pose la question de la communauté : que fait la communauté avec un homme ivre ? que fait la communauté avec un mélancolique ?

On voit là le double aspect du pharmakon – je ne vais pas détailler ces textes, je ne suis pas venu pour ça, je n’ai pas le temps –, mais on voit le double aspect du pharmakon : 1) relier le sujet à la transcendance ; 2) poser le problème à la communauté sociale qui entoure le sujet.

Est-ce que nous sommes encore dans une perspective du pharmakon ? Il se peut très bien que non et ce depuis que le monde occidental a connu une réversion de son universalisation – son discours de la médecine à prétention scientifique et expérimental, mais il y a une autre version, c’est l’industrialisation, c’est-à-dire le rapport industriel à la fabrication des objets et à la mise en ordre du corps dans cette fabrication des objets. On sait très bien que lorsque le monde industriel a connu sa première grande révolution – ce n’est pas la version capitaliste qui date de la Renaissance, mais la révolution de la machine, avec les textes de Drevet dont s’est formidablement inspiré Karl Marx –, des mouvements littéraires ont fait l’apologie de cette Autre scène du corps qui n’est pas l’automate appareillée par la machine, mais le corps delié, enivré de la scène du songe et du retrait psychique parfois hypnotique. De tels mouvements littéraires, on les trouve par exemple chez Thomas de Quincey dans Les confessions d’un mangeur d’opium, chez Baudelaire, chez Nerval et un petit peu chez Stendhal, auteur également d’une formidable pamphlet contre la rationalité industrielle, et aussi chez Théophile Gautier. À ce moment-là, la drogue apporte une Autre scène, une scène finalement d’un corps intact, d’un corps d’avant, d’un corps du rêve. La drogue relie le sujet, non pas seulement – non plus du reste – à la scène du divin, mais peut-être à l’Autre scène, cette scène des songes, qui apparaît comme l’objet bon à connaître, dès lors que l’Occident devient industriel et mécanisé, cette scène des songes, qui va occuper énormément les esprits scientifiques ou curieux, les magnétiseurs comme les neurologues. Et il y a bien là un creuset dont la psychanalyse est issue, à mesure qu’elle a su y faire rupture rationnelle : aller chercher un lieu de l’appareil psychique qui redonne une Autre scène.

Je pense que nous sommes arrivés maintenant à un autre usage de la toxicomanie, qui n’est pas l’usage où la drogue apporte le rêve, ou apporte à l’appareil psychique la nostalgie d’un temps où elle ne serait pas soumise aux impératives mécaniques de production du corps, « mimétiques et répétables », comme le disait Walter Benjamin. Il s’agit plutôt d’un usage de la drogue qui correspondrait à une crise des idéaux – je n’ai pas envie de dire une « défaite » ou une « ruine » des idéaux car rien n’est plus facile aujourd’hui que d’utiliser la psychanalyse pour crier à la fin du monde symbolique because papa ne fait plus la loi, et tout ça c’est de l’idéologie compacte et tout à fait térébrante pour la pratique. Mais quelque chose où des pans entiers du corps social perdent toute perspective idéaliste de son histoire ; ça ne veut pas dire qu’il y a une perte du rapport au temps, ça ne veut surtout pas dire qu’il y a une perte des facultés d’anticipation. C’est autre chose. On n’a pas tout de suite besoin d’aller chercher le socle le plus désespéré pour comprendre ce qui se passe. Mais il y a une perte collective des mises en perspectives idéalistes de l’histoire.

J’ai là en mémoire toute fraîche ce que nous disait hier matin mon ami Jean Furtos qui distinguait, à très juste titre selon moi, ce qu’il en est de la pauvreté de ce qu’il en est de la précarité. On peut tout à fait considérer qu’il y a des gens pauvres ou défavorisés – que maintenant on ne sait plus dire « exploités », alors on dit des tas de choses qui évoquent plutôt l’assistanat que la révolte –, mais il y a peut-être encore – on a tôt fait de l’enterrer, peut-être que ce n’est pas si simple – une culture ouvrière. À preuve quand même des choses qu’on entend dans les manifestations ; ça bouge en France.

Est-ce qu’il y a une culture de la précarité, au sens d’une culture qui renverrait à une perspective idéaliste de l’histoire ? Là aussi, soyons un petit peu plus clairs sur le mot qu’on emploie. Il y a une vie sociale dans la précarité, c’est indéniable. Nous ne gagnons rien à faire rentrer le sujet précaire dans la catégorie momifiante du « sujet-sans ». J’avance même que a la situation de précarité, fait redouter à quiconque le risque de devenir un « sujet-sans », c’est-à-dire que des personnes en précarité mettent encore en place des procédures sociales de dons, de dettes, d’échange, d’assistance, mais elles doutent que ces procédures puissent être authentifiées, puissent prendre goût à la longue durée, faute au fond peut-être d’une organisation sociale, mais également d’une organisation d’écoute, d’accueil, de soins, d’accompagnement, qui reconnaîtrait cette petite solidité de la vie sociale qu’entre eux ont les exclus ou les précaires. Je parle la d’une vie sociale minimale dans une communauté humaine minimale mais non désœuvrée et qui me fait penser parfois à ces gigantesques ponts de lianes que nous trouvons au Nord des forêts de la Côte d’Ivoire, qui sont des gros câbles qui s’imbriquent sur des câbles moyens, et c’est soutenu dans l’espace par des lianes filiformes, un peu comme des cheveux d’ange. Eh bien, supposons tout à coup que chacune de ces grosses lianes se mettent à éprouver « Je ne suis tenue par presque rien », et vous verrez vaciller ses édifices.

Je reviens à la fonction du pharmakon, qui est de plus en plus utilisé lorsque le sujet perd toute perspective idéaliste de son histoire. Qu’est-ce qu’un psychanalyste pourrait dire de cela en s’éloignant salutairement d’ une vision culturaliste ou sociologique ? Il ne pourrait dire quelque chose de cela qu’en parlant du rapport du sujet au corps et à la parole. Voilà exactement le point où nous en sommes, à cela près – et encore soyons prudents – qu’imposer à des équipes de se muer en hyper cliniciens du rapport de chaque sujet au corps et à la parole finit par avoir un effet de cécité, où l’on ne voit plus ce qui se passe entre les personnes, tout juste y voit-on, en exagérant parfois la dimension de transfert, ce qui se passe entre l’individu et celui ou celle qui le soigne.

Aussi bien envisagerai-je, pour livrer cela à la discussion, que le troisième état du pharmakon – pas relié à l’absolu, ni même relié à l’Autre scène –, qui est un état je dirais pratiquement d’automédication – quand on dit automédication, on rajoute tout de suite « sauvage », alors qu’il y a quand même des rituels, enfin disons des habitudes parce qu’il faudrait aussi distinguer l’habitude et le rituel –, les états d’automédication sont là pour permettre au sujet de supporter le corps et pour ne plus avoir à le traîner. Ça peut être tout à fait intéressant – enfin ça peut être – parce que ça amène effectivement à entendre tout ce que ces jeunes ou ces adolescents disent de pourquoi on prend de la drogue.

Je vais vous donner comme ça une anecdote. Je vous emmène avec moi, si vous voulez bien, à Bamako. Il y a beaucoup de gens dans la rue, c’est une ville pauvre. Mais parmi ces gens dans la rue, vous voyez des adolescents à l’abandon. On va tout de suite poser sur cette réalité complexe une étiquette pathétique : les enfants des rues. Il n’y a pas que des enfants, ils ont 15 ans en moyenne quand même. Si je remarque un peu où ils sont, très artificiellement sans doute, je distinguerai trois topos, trois sites, et je le fais en phase avec l’énoncé que j’ai proposé aux organisateurs de cette rencontre, en lien avec les usages des toxicomanes de notre groupe. Le vendredi, c’est le grand jour de la prière, il y a énormément de musulmans, quelques catholiques à qui on fout la paix, mais il y a énormément de musulmans évidemment. Eh bien, il y a là des groupes d’enfants qui vivent là. Certains ont quitté les écoles coraniques où ils étaient maltraités .Il y a quelques jeunes filles en errance, et ces adolescentes, ces jeunes filles restent toujours sur cette place. Et sur cette place, il y a effectivement les adultes qui se regroupent, surtout le vendredi ; c’est aussi à tout le moins l’usage social de montrer son attachement à la religion ce jour-là. Et puis il y a les groupes de mendiants. Ces jeunes sont toujours pris par la parole des adultes, non que ce soit une parole extrêmement bienveillante, non que ce soit une parole extrêmement douce – ils ne sont pas bercés par la parole des adultes –, ils peuvent même se faire – passez-moi l’expression – copieusement engueuler, ils sont pris par la parole des adultes. Et là, l’usage de la drogue est relativement faible. Ils font de cette drogue ce que fait le sujet moderne : ils prennent un petit peu de colle pour s’endormir, un petit peu d’amphétamine pour faire leurs activités, c’est-à-dire qu’ils ont leurs horaires précis – c’est à peu près 35 heures – pour aller faire la manche. Ils ont leurs horaires précis pour aller faire la manche au nom de la miséricorde divine et de la bonté du cœur des hommes (pour la première invocation, on n’en sait rien ; pour la seconde c’est très nettement exagéré). Mais enfin, ils font comme ça leur petite balade. Quand j’ai demandé à un de ces jeunes pourquoi il ne se promenait pas avec sa boîte de conserves, un jour de fête nationale, il m’a dit : « Mais tout le monde est en congé ce jour-là. » C’est tout à fait international. J’ai demandé à ce qu’on appelle un grand exclus: « Pourquoi vous ne faites pas la manche le dimanche ? » (Évidemment, il y aurait un jeu de mot : la manche le dimanche). « Mais enfin, le dimanche on ne travaille pas, monsieur. » fut la réponse. Alors vous voyez que le social il est là aussi.

Maintenant,je prends une deuxième scène très simple. Là, je vais me retrouver ailleurs. Il y a de la présence humaine, mais c’est de la présence qui ne fait que passer, ou qui s’est estompée. Une trace, pas même un souvenir. Une inflexion, mais pas tout à fait une présence. Que sont ces lieux ? Les petites bretelles d’autoroute – une autoroute au Mali, ça fait 5 kilomètres. Mais quand même. Tout à coup, la voie est goudronnée, elle est large, puis il y a une petite rampe. Et là, le sujet se met contre cette rampe. Ou les gares routières, mais pas au milieu de la gare, à 100 mètres, là où on voit partir ou rentrer les camions, tout près, trop près de la voie de chemin de fer. Et là, on voit l’humain, on est intéressé par l’humain. Mais il semblerait que les objets de l’humain, façonnés par l’humain, pétris par l’être humain, soient réduits à des bolides, propulsés par la vitesse. Le jeune errant voit quelque chose de la puissance de l’humain, mais c’est une puissance qui échappe, qui semble trouver dans son propre mouvement l’énergie qui la propulsera sans relâche, mas c’est une réalité avec laquelle il ne s’agit pas de faire négoce.

Pour vous donner un exemple très rapide. Le sujet qui, lui, prenait énormément d’amphétamines – qu’on appelle là-bas les « bérets rouges » parce que ce sont pratiquement les mêmes amphétamines que prenaient les militaires américains au Vietnam –, qui a une grave crise de palu, que j’emmène dans un centre pour le soigner – une petite clinique – et qui dans ce centre ne mange rien, refuse toute nourriture. Ce type est un colosse assez impressionnant, avec une expression toujours figée. Et là, il refuse toute nourriture. Et on m’a dit : « On a un cas d’anorexie. » Oh la la, formidable. Qu’est-ce qu’ils m’ont envoyé là ? J’étais sans doute l’Occidental pétri d’une science pédante et il fallait bien lui parler dans son sabir. Je vois cet « anorexique ». Il refuse toute nourriture. Et donc je lui demande – j’avais un assez bon contact avec lui –, je lui demande : « Mais qu’est-ce que tu manges quand tu es dans la rue ? » Il dit : « Je mange ce qui tombe. » Le type va le soir près du marché, il mange ce qui tombe des étales, ce dont personne ne veut. Je commençais à piger. Je lui ai proposé cela, je lui ai dit : « Écoute, tu veux dire que ce que tu manges, les grands (on dit les « grands » là-bas) n’en veulent pas ? » Il mange ce qui est le moins possible marqué par la bonne attention de l’autre. Ce n’est pas le surplus au sens où ce serait le luxe ; c’est vraiment qu’il ne peut absorber que ce dont l’autre ne veut plus. Voilà pourquoi peut-être il est dans ce lieu où on le soigne pour son paludisme, où on le soigne. Premier temps : il ne bouffe pas, bien sûr. Mais après ? Dans ce lieu, il faut le garder, il faut le faire régresser. On a beaucoup moins d’embarras bureaucratique au Mali qu’en France quand on dit des trucs pareils. Et là, il commence à être touché et il accepte la nourriture. Et pendant deux jours, il va faire du mérycisme c’est-à-dire qu’il va bouffer, recracher, bouffer, recracher. Et c’est là peut-être où le a quelque chose à dire à des équipes qui tout de suite, très facilement vont s’accuser : « Nous sommes une mauvaise équipe. Nous ne pouvons pas le nourrir. Nous sommes une mauvaise équipe. » La cuisinière était complètement déprimée. Là, petit rappel. Dans les centres, il y a deux personnes importantes : ce n’est pas le psy. Les personnes importantes dans les centres, c’est le chauffeur, parce qu’il a la puissance pour faire tourner les camions, et la cuisinière. Les gosses peuvent emmerder tout le monde ; le chauffer et la cuisinière, tranquille, une paix royale. Donc la cuisinière était complètement effondrée. Et moi j’explique à l’équipe, j’essaie de comprendre. Je leur dis : « Regardez son visage. Est-ce que ça a changé ? » « Oui, ils nous regarde. » « C’est formidable. S’il vous regarde, c’est formidable. « Est-ce qu’il y a d’autres choses qui ont changé ? » « Oui, il ne se présente plus à l’autre, pétri de sa peur et se défendant de sa peur, en foutant une peur panique à l’autre. » Ça veut dire que peu à peu, le trou du visage est devenu ce que psychanalytiquement on peut appeler une bouche. En psychanalyse, on ne dit pas simplement le « trou du visage », comme on pourrait dire le trou d’un évier ou d’une baignoire qui absorbe l’eau. Non, le trou du visage, c’est une densité pulsionnelle, corporelle, un corps psychique qui est capable d’absorber, de recracher, mais également de dire, également d’entendre. Et plus ce type acceptait de se faire nourrir humainement, et plus il entendait, mais je dirais au sens le plus simple et élémentaire du terme : plus il arrêtait d’être assourdi par sa propre voix.

On voit un certain nombre de ces sujets qui, lorsqu’il n’y a pas une réponse adulte humanisante, se retrouvent dans les coins les plus désespérés qui soient de la géographie urbaine. Ce n’est pas la ville comme jungle, comme le disait si bien Upton Sinclair dans ce roman qui a tant impressionné Sigmund Freud ; c’est la ville comme friche. Ce que l’anthropologue Marc Augé désignait comme des non-lieux, et que j’ai entendu – j’en ai parlé avec lui – des endroits où le sujet n’a pas beaucoup de chances de se donner lieu : les parkings – et encore – les no man’s land entre la ville et l’aéroport, les terrains en friche, mais peut-être des terrains en friche, par exemple – et là je retourne en Europe – où frémit encore une mémoire. Ô combien d’errants ai-je vu se regrouper auprès des usines désaffectées, aux portes enfoncées, aux carreaux cassés !. Mais il y a peut-être trente ans de cela, non pas même leurs parents mais leurs grands-parents avaient été des héros du lieu, des héros de la classe ouvrière, des héros de la classe syndicale, ô combien – parenthèse : je reviendrai ces autres lieux – de familles migrantes maghrébines ont du mal à faire passer à leurs enfants – la troisième, quatrième, cinquième génération, comme on dit – , que les grands-parents qui, pour certains, étaient aussi en France et pour certains en France ont joué des rôles éminents d’identification de leurs camarades français en étant des figures de proue des luttes syndicales. Nous sommes aussi dans des figures erratiques et pourtant insistants du trasngénérationnel . Mais d’un effet de génération cassé en raison d’une telle stigmatisation de l’étranger que tout étranger se vit réduit à la condition précaire du primo arrivant quand bien même un certain nombre de ses ancêtres se sont illustrés dans la mémoire active de la communauté au sens large , et cela peut être la communauté urbaine ou la communauté ouvrière.

Je clos là la parenthèse, et je reviens à Bamako, au cœur de cette troisième hétéroptopie qui concentre ces lieux de friche où frémit peut-être encore quelque chose d’une mémoire. J’use à dessein de cette notion d’hétéroptopie que j’emprunte à Foucault car il ne s’agit pas simplement de lieux que l’on repère comme des enclaves sur une carte. Ce sont des topos qui voient leur fonction différer dans le temps, ici de grands lieux de production ou de luttes deviennent des lieux à peu près vidés de mémoire, mais sur lesquels les jeunes se fixe, stoppent leur errance, au plus près de ce qui résiste à l’effacement. Ces espaces dont on supposera qu’il sont choisis comme « habitait » sinon comme « demeure » sont des espaces de ruptures avec le temps et l’espace réel. Bien entendu, toute clinique psychosociale concernant la territorialisation marginale de tels espaces doit prendre en compte et les fonctions psychiques qui s’y conservent et peuvent donc s’y jouer et le coût psychique que cela représente pour le sujet que d’élire de tels espaces comme le lieu où se réfugie ce qui lui reste d’intimité.

Dans ces topos-là, l’usage des drogues est un usage extrêmement préoccupant. Alors là plus qu’ailleurs, faisons de la clinique, et n’abîmons pas notre talent à entrer et à rester en lien pas d’enquête en allant vers ces jeunes avec tout un jeu de questionnaire tout fabriqué prenant captifs ces errants, du genre d’enquête que bien des ONG veulent refiler aux travailleurs de terrain, pour faire sérieux. Remarque abrupte peut-être, nécessaire, oui.

Soyons concret. S’il arrive à quiconque de l’équipe de demander à un groupe de jeunes : « Qu’est-ce que vous pensez de la drogue ? », la réponse sera que la drogue, c’est vraiment pas bien, que ce n’est pas le truc à faire, qu’il ne faut pas se shooter. Je traduis tout de suite : « Qu’est-ce que tu viens m’embêter avec tes questions ? Ne veux-tu pas me foutre la paix. J’ai dit ce qu’il fallait pour que tu t’en ailles. » En revanche, si le clinicien, le travailleur social ou l’infirmier, si chacun d’eux aborde la conversation par un autre biais, et pose, par exemple, la question : « Est-ce qu’il y en a parmi vous qui prennent de la drogue et se mettent en danger ? ». Alors la réponse est tout de suite là : « Oui, nous on sait faire [sujet moderne]. On sait prendre de la drogue pour s’exciter quand on a un travail à faire. » Donc la drogue, c’est ce qui permet d’arriver dans des activités qui sont toujours des activités à plusieurs. Et… de la drogue quand il faut arrêter. « Mais, disent-ils, certains parmi nous n’ont aucun usage. Ils prennent tout le temps la même chose : soit l’amphétamine, soit le solvant. Et ceux-là, ceux-là oui, disent-ils, sont en danger. Faites quelque chose pour eux. »

Donc trois topos, si vous voulez : le lieu où le sujet rencontre la présence active par la parole d’une communauté humaine mendiante. C’est intéressant, le mendiant, c’est qu’il n’a pas cédé sur la demande et qui, de plus, fait de l’exercice de cette demande un acte social qui a une définition culturelle forte ; à savoir que donner l’aumône est un des cinq piliers de l’Islam. Donc une première communauté d’enfants qui s’accrochent à un exercice de la parole humaine, qui n’est pas lyrique, mais c’est fondamental. C’est une parole humaine qui, d’une part exprime de la demande, d’autre part exprime des réprimandes. En d’autres termes, elle coud la figure du surmoi à la figure de l’idéal.

Et voilà que ces jeunes, ils sont sous la houlette de ce groupe de mendiants, qui les tolèrent – ils ne vont pas les aimer, laissons ça aux humanitaires, les humanitaires aiment, ils ne font que ça, ils croient même qu’ils aiment, qu’ils éduquent à la place des autres. Eh bien oui on a de la sympathie pour ces adultes qui les tolèrent, parce que d’une certaine façon, ils leur foutent la paix. Pour ce groupe-là de jeunes errants, l’usage de la drogue est un usage. On ne peut presque pas dire que c’est une addiction.

L’autre groupe, c’est un groupe médian : l’humain est désespéré, mais c’est plutôt le grand chagrin qui ne s’incarnera autrement que comme un passage ou comme une violence. Mais on supporte encore ce passage et cette violence. L’usage des drogues est plus fort.

Et dans un troisième lieu, l’humain tel qu’il est ici et maintenant, aujourd’hui, ne peut faire qu’intrusion – l’humain j’entends, l’adulte humain ne peut faire qu’intrusion. Il n’y a plus moyen de porter une parole vers cet Autre adulte. Et là, l’usage des drogues est monolithique et constant, et les sujets sont tout à fait en danger.

Donc vous voyez que par exemple, sous un terme aussi larmoyant, chatoyant et creux que « enfants des rues », ou même « exclus » – encore un terme très creux, parce que qu’est-ce que c’est qu’exclus ? Entre le clochard qui fait un Cotard, le môme qui se shoote à mort, celui qui a peur de perdre son emploi, trouver un point commun, c’est très très difficile. Et c’est pour ça que Furtos nous a parfaitement ouvert les oreilles, je dirais, en pointant la dimension d’auto-exclusion qui est à la fois – tu vas me dire si j’ai bien entendu – un point de bascule inquiétant, et peut-être un état, encore plus inquiétant. Mais ce qui est très intéressant, c’est cette notion de « point de bascule ».

Là, se voit très bien l’usage des drogues, mais que je ne veux pas appeler toxicomanie et encore moins addiction. Parce que ce genre de mots flou et mode cela veut tout dire : on est addictif au sexe, on est addictif au jeu ; « addiction », ça veut tout dire et rien dire. On voit très bien que l’usage des drogues, c’est l’usage d’un pharmakon qui va peut-être, pour le sujet, lui permettre de se débarrasser du poids et de l’énigme d’avoir un corps psychique pour le remplacer par un corps somatique, continu, massif et déqualifié. Le corps devient absolument empaqueté dans le produit – ce qui est du reste conforme à la logique marchande de fabrication des objets – et l’affect, d’une certaine façon, est haï en tant qu’affect. C’est un paradoxe du reste, parce que si l’affect est haï en tant qu’affect, c’est qu’il reste un trognon de l’affect qui s’appelle la haine et sur laquelle je voudrais bien dire quelque chose.

Remplacer le corps psychique par le corps organique, c’est une formule ; en tant que telle, elle n’éclaire pas grand-chose. Encore faut-il préciser que pour un certain nombre de ces sujets adolescents en errance, cette fabrication du corps psychique n’a pas été sans désillusion traumatique – sans la désillusion nécessaire dont parle Winnicott –, n’a pas été en quelque sorte sans trahison de l’autre. Il ne s’agit pas de faire des procès aux mauvais parents ; il n’y a pas de bons parents de toute façon, et on n’est pas là pour être des bons parents à la place des bons parents chimériques. Mais il y a quelque chose qui ne s’est pas mis en place dans les grands complexes familiaux, de l’intrusion, du sevrage, de la séparation. Il y a, il est vrai, dans ce risque – je prends les termes de Furtos, parce qu’ils m’éclairent – du passage de l’exclusion vers l’auto-exclusion une rémanence des temps anciens où le sujet n’a pas réussi des opérations de séparation, parce qu’il a été soumis à des violences de l’arrachement.

Mais bien sûr, il ne suffit pas de dire ça pour comprendre un phénomène qui est une réalité sociale, anthropologique et culturelle, plus exactement pour aider certaines équipes et moi-même à supporter les mouvements nécessaires d’hostilité, de honte, de haine et de régression que nous présentent certains de ces adolescents, dès lors qu’on leur impose quelque chose de l’ordre du lien.

Alors je terminerai mes quelques remarques en soulignant que l’errance ne cherche pas un habitat tout fait et tout construit, il ne cherche en rien un re-logement.. On ne soigne pas un errant en le mettant dans une maison. Ce que cherche l’errance, c’est un lieu, ou plus exactement une promesse de lieu, une promesse de lieu où il pourra être enfin accueilli dans la parole et retrouver dans le miroir des mots qu’il entend, des mots qu’il reçoit, des conduites qu’il exprime, des conduites au sein desquelles il s’insère, fussent-elles marginales et pourquoi pas délinquantes, trouver un lieu psychique, c’est-à-dire la possibilité d’être considéré par le regard, la voix et l’anticipation de l’autre, sans être tenu pour objet encombrant ou quantité négligeable, sans être pétrifié ou détruit. C’est cet habitat psychique que cherche l’errant. Il ne cherche pas à rentrer dans quatre murs avec un plancher et un plafond ; et ce n’est pas parce qu’on le met dans une maison qu’on a construit l’habitat psychique qu’il a déserté à mesure qu’il le réclame.

Deuxième point clinique : beaucoup de ces errants, que ce soit en France, que ce soit au Mali, que ce soit ailleurs – je me suis trouvé impliqué dans des actions similaires à celles que je décris au Brésil – se plaignent d’un certain vacarme que fait en eux de la vie psychique. Et c’est ce vacarme qu’ils cherchent également à faire taire en prenant de la drogue. Ce vacarme de la vie psychique, ce sont souvent des sujets pris sous la coupe d’un énoncé qui en témoignent le mieux. . Cet énoncé, parfois comme un commentaire intérieur hissé à la présence d’une voix, c’est un énoncé de l’instabilité injonctive par « ne reviens pas », quelque chose comme ça ; c’est une voix : « Fous le camp, ne reviens pas. » Interdit de la case de départ : « N’y retourne pas. » Incertitude totale sur la case d’arrivée. Cette voix, nous l’avons tous entendue. Tout le monde l’a entendue, certes pas sur le modèle d’un cri muet qui résonne dans la tête, mais nous sommes toutes et tous façonnés par un énoncé qui nous dit : « Tu peux partir. » C’est ce qu’on appelle la séparation, le sevrage, etc. Je souligne d’emblée qu’un tel cet énoncé ne fonctionne qu’à la condition que se mettent place, non pas l’énoncé d’un autre énoncé, mais la promesse d’un autre énoncé – ce n’est pas pareil –, à savoir : « Et tu trouveras quelque chose, et tu trouveras un point d’accueil. »

Et c’est effectivement dans le folklore psychanalytique, qui en vaut bien d’autres, une des choses qu’on peut comprendre de ce fameux complexe d’Œdipe – le complexe d’Œdipe, ce n’est pas seulement que le fils ne doit pas coucher avec la mère, ou la fille avec le père ; évidemment, ce ne sont pas des trucs à faire, mais enfin on n’a quand même pas attendu la psychanalyse pour le savoir –, le complexe d’Œdipe, c’est que l’interdit se double d’une promesse, et que cette promesse ouvre le creuset de la représentation du sujet dans un discours où il va prendre les signifiants exogames, les signifiants d’ailleurs, les signifiants de l’autre pour se représenter. C’est ce parcours-là, où le sujet peut prendre les signifiants exogames pour se représenter, qui fait que nous sommes tous, si nous sommes civilisés, des êtres pouvant accueillir et pouvant se livrer au voyage et à l’exil, à condition évidemment de ne pas tomber sur des ministres de l’Intérieur qui croient dur comme fer qu’il y a un intérieur.

Dans les phénomènes d’errance, ce deuxième énoncé n’est plus laissé à la garde du sujet parce que, semble-t-il, il n’a jamais été formulé de façon aimante ou joyeuse par l’autre. Et le sujet se trouve sous la coupe d’un premier énoncé qui, faute de se raccorder à l’émergence possible d’un creuset d’un deuxième énoncé, se répète en boucle, ce qui induit parfois un certain nombre de débats cliniques dans lesquels il faut vite trancher et distinguant cette résonance de l’énoncé d’ « intimation d’exclusion » avec une entrée dans la psychose

Dernier point – je m’en tiens là -, ces adolescents passeurs de vie, passeurs de génération, en impasse dans l’errance, nous interrogent non seulement sur nos fondamentaux, mais sur ce qui en nous fait point d’angoisse ou fait point de trauma, et ils ont l’insolence de prendre appui là-dessus, ce qui indique bien qu’ils n’ont pas tant que ça besoin de spécialistes, mais besoin de gens qui ont été capables de faire un petit bout de chemin ici et ailleurs, et d’articuler pour les écouter cet ici et cet ailleurs.

Je vous remercie de votre écoute.

Olivier Douville